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Les armées secrètes de l'OTAN (VIII)
La guerre secrète en Espagne
Danièle Ganser
Le führer Adolf Hitler et le
caudillo Francisco Franco
Bâle, le 30 avril 2011 A l’issue de la Seconde Guerre
mondiale, Washington et Londres, qui n’avaient eu aucun scrupule
à laisser le général Franco liquider la République espagnole,
n’en eurent pas plus à faire alliance avec lui. Madrid devint la
base arrière de diverses officines criminelles et Las Palmas
abrita un centre de formation à la guerre secrète. La dictature
ne tenant que par la volonté des Anglo-Saxons, le gouvernement
entier était issu du Gladio. A la mort du Caudillo, la
transition démocratique fut subordonnée aux maintien des bases
US et à l’entrée dans l’OTAN. Le Gladio rentra dans la
clandestinité sans pour autant lâcher le pouvoir.
Cet article fait suite à :
1. « Quand
le juge Felice Casson a dévoilé le Gladio… »
2. « Quand
le Gladio fut découvert dans les États européens… »
3. « Gladio :
Pourquoi l’OTAN, la CIA et le MI6 continuent de nier »
4. « Les
égouts de Sa Majesté »
5. « La
guerre secrète, activité centrale de la politique étrangère de
Washington »
6. « La
guerre secrète en Italie »
7. « La
guerre secrète en France »
En Espagne, le combat mené par la droite contre les
communistes et la gauche ne prit pas l’apparence d’une lutte
secrète, mais d’une guerre ouverte et brutale qui dura 3 ans et
fit 600 000 victimes au total, soit autant que la guerre de
Sécession aux États-Unis. L’historien Victor Kiernan observa
assez finement qu’une « armée, censée assurer la sécurité de la
nation, peut parfois se comporter comme un chien de garde qui
mord ceux placés sous sa protection ». On pourrait penser que
cette analyse a été inspirée par les armées secrètes stay-behind.
Pourtant, Kiernan décrivait par ces mots le commencement de la
guerre civile espagnole qui débuta le 17 juillet 1936, quand un
groupe de militaires conjurés tentèrent de s’emparer du pouvoir,
il est vrai que « les généraux espagnols ont, comme leurs
cousins d’Amérique du Sud, la fâcheuse habitude de se mêler de
politique ». [1]
Le coup d’État militaire du général Franco et de ses
complices survint après que la gauche réformatrice de Manuel
Azada eut remporté les élections du 16 février 1936 et mis en
œuvre de nombreux programmes en faveur des franges les plus
défavorisées de la société. Cependant, aux yeux de la caste
militaire puissante et mal contrôlée, l’Espagne menaçait de
tomber entre les mains des socialistes, communistes, anarchistes
et autres gauchistes anticléricaux. Dans les rangs de l’armée,
beaucoup étaient convaincus de devoir sauver le pays de la
menace rouge du communisme qui, dans l’URSS de Staline,
entraînait des purges et des assassinats de masse. Certains
historiens, dont Kiernan, analysent avec moins d’indulgence les
causes de la guerre d’Espagne. Pour eux, « les coupables
n’auraient pas pu être plus clairement désignés (...) Le cas de
l’Espagne est d’une grande simplicité. Un gouvernement élu
démocratiquement fut renversé par l’armée. Pas difficile de
choisir son camp. D’un côté les pauvres, de l’autre les
fascistes, les puissants, les grands propriétaires terriens et
l’Église. » [2]
Alors qu’en 1967, en Grèce, le putsch avait permis aux
militaires d’accéder au pouvoir en moins de 24 heures, en 1936,
l’opposition de la population civile espagnole fut si massive
que la République lutta pendant 3 ans avant que s’installe la
dictature militaire de Franco. La bataille fut longue et
intense, non seulement parce que de nombreux citoyens prirent
les armes contre l’armée mais également parce que 12 Brigades
Internationales se formèrent spontanément pour renforcer la
résistance républicaine opposée à Franco. Fait unique dans
l’histoire de la guerre, de jeunes idéalistes, hommes et femmes,
venant de plus de 50 pays, furent volontaires pour rejoindre les
Brigades Internationales qui rassemblèrent finalement entre 30
et 40 000 membres. La plupart d’entre eux étaient des ouvriers,
mais l’on vit aussi des professeurs, des infirmières, des
étudiants et des poètes venir se battre en Espagne. « C’était
très important d’être là », commenta 60 ans après les faits
Thora Craig, une infirmière britannique née en 1910, « dans
ce moment historique, et d’aider. Ce furent les plus importantes
années de ma vie. » Robert James Peters, né en 1914 et
plâtrier de son état, déclara : « Si j’ai jamais fait quelque
chose d’utile dans ma vie, alors c’est certainement cela. » [3]
Membres des Brigades
internationales (ici la Brigade Lincoln)Malgré le soutien des Brigades Internationales, les
socialistes et communistes espagnols ne parvinrent pas à
empêcher le coup d’État de Franco car celui-ci bénéficia de
l’appui de Mussolini et Hitler et de la décision de ne pas
intervenir des gouvernements britannique, français et
états-unien. Estimant avoir plus à craindre du communisme
espagnol que d’un dictateur fasciste, ils assistèrent en silence
à la mort de la République espagnole. Si, dans le contexte des
prémices de la Seconde Guerre mondiale, on a beaucoup écrit sur
l’échec des Premiers ministres britannique et français
Chamberlain et Daladier à stopper Hitler et Mussolini à Munich
en septembre 1938, le soutien silencieux de Londres et Paris à
l’anticommunisme italien et allemand en Espagne et ailleurs a,
lui, suscité moins de commentaires. Pendant que l’Union
soviétique armait les Républicains espagnols, Hitler et
Mussolini envoyèrent en Espagne plus de 90 000 soldats armés et
entraînés. L’aviation allemande fut elle aussi responsable de
véritables massacres, comme le bombardement du village de
Guernica immortalisé par Picasso. Suite à quoi, le 27 février
1939, le gouvernement britannique enterra définitivement la
République espagnole en reconnaissant officiellement le régime
de Franco. Hitler et Mussolini venaient de sécuriser leur flanc
ouest en s’assurant la neutralité de l’Espagne dans la guerre à
venir. La lutte contre le communisme se poursuivant à l’échelle
de l’Europe avec les tentatives répétées d’invasion de l’URSS
par Hitler, qui échouèrent toutes mais au prix d’un nombre
considérable de victimes, le dictateur Franco retourna la
politesse aux puissances de l’Axe en envoyant sa Division Bleue
combattre aux côtés de la Wehrmacht sur le front russe.
Le général Francisco Franco
(au centre) et le général Emilio Mola (à droite)
Après la Seconde Guerre mondiale, les ennemis communistes
internes en Europe de l’Ouest étaient communément appelés « cinquièmes
colonnes ». Ce terme désignait à l’origine les armées
secrètes fascistes de la guerre civile espagnole et fut utilisé
pour la première fois par le général franquiste Emilio Mola.
Comme en octobre 1936, trois mois après le coup d’État, Madrid
était toujours tenue par les Républicains et les Brigades
Internationales, Franco ordonna à Mola de prendre la capitale en
combinant ruse et force brute. Quelques heures avant l’assaut,
Mola, dans une opération de manipulation devenue légendaire,
annonça à la presse qu’il disposait de 4 colonnes en attente à
l’extérieur de la ville mais qu’une « cinquième colonne »
de partisans de Franco était déjà postée dans l’enceinte de la
ville. Ne portant ni uniforme ni insigne et évoluant parmi les
ennemis comme un poisson dans l’eau, les membres de cette « cinquième
colonne » infiltrée étaient, selon Mola, les plus
redoutables de tous.
La stratégie porta ses fruits en répandant la peur et la
confusion parmi les communistes et les socialistes défendant la
capitale. « La police a entrepris hier soir une fouille
systématique de tous les immeubles de Madrid, à la recherche de
rebelles [franquistes] », rapporta le New York Times
le lendemain de la déclaration de Mola. Les ordres ont « apparemment
été donnés suite à une récente annonce du général Emilio Mola
sur la station de radio des rebelles. Il a affirmé qu’il
comptait sur 4 colonnes de troupes postées hors de la ville et
sur une cinquième attendant leur entrée, cachée dans l’enceinte
de la capitale. » [4]
Bien que l’assaut commandé par Mola fut un échec, la crainte de
la fameuse cinquième colonne de combattants d’extrême droite
subsista pendant toute la durée de la guerre. Mike Economides,
un commandant chypriote des Brigades Internationales, avait
l’habitude d’informer chaque nouvelle recrue que la guerre en
Espagne se menait sur deux fronts : « l’ennemi devant et la
cinquième colonne derrière » . [5]
Le terme « cinquième colonne » survécut à la guerre
civile espagnole et servit dès lors à désigner des armées
secrètes ou des groupes de subversion armés qui opèrent
clandestinement à l’intérieur de la zone d’influence de
l’ennemi. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Hitler mit en
place des cinquièmes colonnes nazies chargées de préparer le
terrain, en Norvège et ailleurs, pour faciliter l’invasion du
pays par l’armée régulière allemande. Après la défaite de
l’Allemagne, le bloc de l’Ouest et l’OTAN s’approprièrent
l’expression qu’ils adaptèrent au contexte de la guerre froide
et le terme « cinquième colonne » fut employé pour
désigner les armées secrètes communistes. Rapidement, les
spécialistes des opérations de guerre clandestine dénoncèrent « la
promptitude du "monde libre" à laisser pulluler sur son
territoire les cinquièmes colonnes communistes ». [6]
Ce n’est qu’en 1990 que l’on comprit que le plus grand réseau de
cinquièmes colonnes de l’histoire était probablement le réseau
stay-behind de l’OTAN.
Franco dirigea l’Espagne d’une main de fer. De 1936 à sa mort
en 1975, aucune élection libre ne fut organisée dans le pays.
Entre les arrestations arbitraires, les simulacres de procès, la
torture et les assassinats, le danger de voir les communistes ou
les socialistes gagner de l’influence restait minime. C’est
pourquoi quand Calvo Sotelo, qui avait été Premier ministre
entre février 1981 et décembre 1982, fut interrogé sur
l’existence de Gladio en Espagne, il répondit avec une ironie
mêlée d’amertume que, sous la dictature de Franco « le Gladio,
c’était le gouvernement ». Alberto Oliart, ministre de la
Défense du gouvernement Sotelo, fit une remarque similaire en
qualifiant de « puéril » le fait de se demander si
l’Espagne franquiste avait elle aussi abrité une armée secrète
d’extrême droite étant donné qu’« ici, Gladio était le
gouvernement ». [7]
Dans le contexte de la Guerre froide, Washington ne se rallia
pas immédiatement au criminel Franco. Bien au contraire, après
la mort de Hitler et de Mussolini, certains au sein de l’OSS
considéraient que renverser le Caudillo était logiquement la
prochaine étape du combat antifasciste. Ainsi, en 1947, alors
que la CIA venait d’être créée, l’OSS lança l’« Opération
Banana ». Dans le but de renverser le régime franquiste, des
anarchistes catalans reçurent des armes et débarquèrent sur les
côtes de la péninsule. Il semble cependant qu’il n’y ait pas eu
de véritable consensus parmi les Anglo-Saxons autour de la
nécessité politique de se débarrasser de Franco que certains à
Londres et à Washington considéraient comme un atout majeur. Au
final, le MI6 britannique informa les services secrets espagnols
de l’Opération Banana. Les rebelles furent arrêtés et le « contre-coup
d’État » échoua. [8]
L’amiral Carrero Blanco
(membre de l’Opus Dei et officier de liaison du Gladio) prête
serment sur la Bible
au pied du crucifix avec son gouvernement devant le caudillo
Franco En 1953, Franco consolida sa position sur la scène
internationale en scellant avec Washington un pacte permettant
aux États-Unis de stationner des missiles, des troupes, des
avions et des antennes SIGINT (Signals Intelligence) sur le
territoire espagnol. En contrepartie, les États-uniens
veillèrent à ce que l’Espagne franquiste surmonte son isolation
internationale en devenant, contre l’avis de nombreux pays, à
commencer par l’URSS, membre de l’Organisation des Nations Unies
en 1955. En signe de soutien au « rempart contre le
communisme », que constituait l’Espagne, le secrétaire
d’État John Foster Dulles, le propre frère du directeur de la
CIA Allen Dulles, rencontra Franco en décembre 1957 et l’homme
de confiance du Caudillo, l’officier de Marine Carrero Blanco,
prit soin de cultiver les liens entre la dictature espagnole et
la CIA. À la fin des années cinquante, « les relations
s’étaient renforcées, faisant de l’appareil du renseignement de
Franco l’un des meilleurs alliés de la CIA en Europe ». [9]
À l’instar d’autres dictateurs d’Amérique Latine, Franco
était devenu l’allié de Washington. Derrière les portes
verrouillées d’un bureau de liaison politique situé dans les
étages supérieurs de l’ambassade des États-Unis à Madrid, le
chef de l’antenne locale de la CIA et son équipe d’action
clandestine suivaient de près et façonnaient l’évolution de la
vie politique en Espagne. Adoptant le comportement typique des
oligarques, Franco s’enrichit et s’assura la maîtrise du pouvoir
en bâtissant une hiérarchie basée sur les privilèges et la
corruption. Il autorisait ses plus proches collaborateurs à
tirer d’énormes bénéfices d’affaires douteuses, lesquels en
faisaient profiter leurs officiers subordonnés, et ainsi de
suite… Toute la structure du pouvoir militaire était cooptée par
le Caudillo et dépendait de lui pour sa survie. [10]
Dans ce contexte, l’armée et les services secrets
prospérèrent hors de tout contrôle et se livrèrent aux trafics
d’armes et de stupéfiants, à la torture, au terrorisme autant
qu’au contre-terrorisme. Curiosité constitutionnelle : sous la
dictature de Franco, l’Espagne n’était pas dotée d’un mais de
trois ministères de la Défense, pour l’armée de Terre, l’armée
de l’Air et la Marine. Chacun de ces trois ministères disposait
de son propre service de renseignement : Segunda Seccion Bis
pour l’armée de Terre, Segunda Seccion Bis pour l’armée de l’Air
et Servicio Informacion Naval (SEIN) pour la Marine. De
surcroît, l’État-major espagnol (Alto Estado Mayor, AEM),
commandé directement par Franco lui-même, avait également son
service secret, le SAIEM (Servicio de Informacion del Alto
Estado Mayor). Pour couronner le tout, le ministère de
l’Intérieur dirigeait lui aussi deux services : la Direccion
General de Seguridad (DGS) et la Guardia Civil. [11]
En 1990, on découvrit que des agents des services secrets
espagnols avaient co-dirigé avec la CIA une cellule du Gladio
espagnol à Las Palmas aux Canaries. La base aurait été
construite dès 1948 et opérationnelle pendant les années
soixante et soixante-dix. Des agents du service de renseignement
de l’armée de Terre, auraient été très fortement impliqués dans
le réseau secret stay-behind. André Moyen, qui fut membre
du SDRA, le renseignement militaire belge, de 1938 à 1952,
affirma que le Segundo Bis était toujours « très bien informé
au sujet de Gladio ». [12]
L’historien français Roger Faligot confirma ses dires et
souligna que, dans les années cinquante, l’armée secrète
espagnole avait été dirigée par le consul des Pays-Bas Herman
Laatsman, lui-même « très proche, tout comme sa femme,
d’André Moyen ». [13]
Une seconde confirmation vint d’Italie où le colonel Alberto
Vollo témoigna en 1990 que, « dans les années soixante et
soixante-dix, il y avait bien à Las Palmas, aux Canaries, un
centre d’entraînement Gladio commandé par des instructeurs
américains. Sur le même site, il y avait également des
installations SIGINT américaines. » [14]
André Moyen accepta de répondre aux questions du journal
communiste belge Drapeau Rouge. La Guerre froide touchant
à sa fin, Moyen confirma à ses anciens ennemis que, durant des
années de service actif, il avait directement participé à
l’Opération Gladio et à des missions secrètes contre les partis
communistes de nombreux pays. L’ancien agent raconta combien il
avait été surpris que les services secrets espagnols n’aient pas
fait l’objet d’une enquête plus approfondie car il savait de
source sûre qu’ils avaient joué « un rôle crucial dans le
recrutement des agents du Gladio. » [15]
D’après son témoignage, le ministre de l’Intérieur belge
Vleeschauwer l’avait envoyé rencontrer son homologue italien en
septembre 1945, le ministre de l’Intérieur Mario Scelba, avec
pour mission d’élaborer des stratégies pour empêcher les
communistes d’accéder au pouvoir. Par la suite, la France avait
manifesté le même intérêt, son ministre de l’Intérieur Jules
Moch avait mis Moyen en relation avec le directeur du SDECE,
Henri Ribière. L’ancien agent du SDRA prétendit avoir également
rencontré, au cours des années cinquante, dans la plus grande
discrétion, des officiers militaires hauts gradés de la Suisse
neutre. [16]
Moyen déclara que ses premiers contacts avec la branche
espagnole du réseau Gladio remontaient à octobre 1948 à l’époque
où « une cellule du réseau opérait à Las Palmas », aux
Canaries. Officiellement, il avait été envoyé dans l’archipel
afin d’enquêter sur une fraude impliquant du carburant
transporté par bateau depuis la Belgique jusqu’au Congo via les
Canaries. « La fraude », témoigna Moyen, « profitait
aux représentants des plus hautes autorités espagnoles, et nous
avons également mis au jour un important trafic de drogues ».
Quand l’existence de ce trafic fut révélée par la Belgique, le
dictateur Franco envoya « deux agents du Buro Segundo Bis »
de l’état-major qui devaient apporter leur concours à l’enquête.
« Ces hommes étaient très bien informés, ils me furent d’un
grand secours », se souvient Moyen, « on parlait d’un tas
de choses et j’eus l’occasion de constater combien ils étaient
très au fait du réseau Gladio ». [17]
En 1968, Franco dut lui aussi faire face au mouvement
international de révolte des étudiants. Redoutant des
manifestations en masse, le ministre de l’Éducation espagnol
demanda au chef du SIAEM, le général Martos, de monter des
opérations secrètes contre les universités. L’amiral Carrero
Blanco, très proche de la CIA, créa en 1968 une nouvelle unité
spéciale pour la guerre secrète au sein du SIAEM baptisée OCN
dont la cible était les étudiants, leurs professeurs et
l’ensemble du mouvement révolutionnaire social. Après les succès
de plusieurs opérations, Carrero Blanco décida en mars 1972 de
transformer la subdivision OCN du SIAEM en un nouveau service
secret, le SECED (Servicio Central de Documentacion de la
Presidencia del Gobierno), qu’il plaça sous le commandement de
Jose Ignacio San Martin Lopez, qui dirigeait déjà l’OCN depuis
1968. [18]
Selon l’auteur spécialiste du Gladio Pietro Cedomi, le SECED
entretenait des liens très étroits avec l’armée stay-behind
espagnole, de nombreux agents étant membres des deux
organisations à la fois, et l’armée secrète participa à la
violente répression qui s’abattit sur les étudiants et les
enseignants contestataires. [19]
Le lieutenant-colonel SS
Otto Sorkzeny s’est forgé une réputation de spécialistes des
opérations commandos durant la Seconde Guerre mondiale. Il
parvint notamment à organiser l’évasion de Benito Mussolini
(Opération Eiche). Durant la Guerre froide, il créée la société
de mercenaires Paladin Group, basée en Espagne. Il mène des
opérations secrètes pour le Gladio et pour divers clients, dont
les colonels grecs, le régime d’apartheid d’Afrique du Sud, le
colonel Kadhafi, ou le SDECE français de Jacques Foccard. Il
travaille aussi pour des multinationales comme Cadbury Schweppes
ou Rheinmetall. Durant la Guerre froide, la dictature de Franco offrit un
refuge à de nombreux terroristes d’extrême droite qui avaient
pris part à la guerre secrète contre le communisme en Europe de
l’Ouest. En janvier 1984, l’extrémiste italien Marco Pozzan,
membre de l’organisation Ordine Nuovo, révéla au juge Felice
Casson, le magistrat qui découvrit l’existence des armées
secrètes, qu’une véritable colonie de fascistes italiens s’était
établie en Espagne durant les dernières années du régime
franquiste. Plus de 100 conspirateurs avaient fui l’Italie suite
à l’échec en décembre 1970 du coup d’État néo-fasciste du Prince
Valerio Borghèse. Les partisans de l’extrême droite, y compris
Borghèse lui-même mais aussi Carlo Cicuttini et Mario Ricci,
s’étaient regroupés en Espagne sous la houlette du terroriste de
renommé internationale Stefano Delle Chiaie dont les hommes
avaient occupé le ministère de l’Intérieur lors du putsch
avorté.
En Espagne, Delle Chiaie s’était lié avec des fascistes
d’autres pays européens, parmi lesquels Otto Skorzeny, un ancien
nazi et Yves Guérain-Sérac, un ancien officier de l’OAS proche
du Gladio et directeur d’Aginter Press, une agence de presse
fictive servant de couverture à la CIA basée au Portugal.
Skorzeny était employé par les services secrets de Franco en
tant que « consultant en sécurité » et engagea Delle
Chiaie afin qu’il traque les opposants de Franco en Espagne et à
l’étranger. Celui-ci monta un bon millier d’opérations
sanglantes, dont environ 50 assassinats. La guerre secrète en
Espagne consista surtout en des meurtres et des actes de
terrorisme. Les membres de l’armée secrète de Delle Chiaie,
notamment Aldo Tisei, avouèrent plus tard à des magistrats
italiens avoir pendant leur exil espagnol pourchassé et tué des
militants antifascistes pour le compte des services secrets
espagnols. [20]
Stefano Delle Chiaie,
fondateur d’ Avanguardia Nazionale, membre de la loge Propaganda
Due (P2),
responsable de la World Anti-Communist League. Il a perpétré
nombre d’assassinats
et de tortures dans le cadre de l’Opération Condor en Argentine,
Bolivie et Chili. Marco Pozzan, qui avait lui-même fui l’Espagne au début des
années soixante-dix, révéla que « Caccola » — c’est ainsi
qu’était surnommé Delle Chiaie — était très bien payé pour les
services qu’il rendait en Espagne. « Il effectuait des
voyages très coûteux. Toujours en avion, y compris des vols
transatlantiques. Caccola recevait presque toujours l’argent des
services secrets et de la police espagnole. » Parmi les
cibles du fasciste figuraient les terroristes de l’ETA (Euskadi
Ta Askatasuna) qui luttaient pour l’indépendance du pays
basque. Sur ordre de Caccola, les cellules de l’organisation et
leurs groupes de sympathisants furent infiltrés par des agents
subversifs. « Nous savons que Caccola et ses hommes ont agi
contre les autonomistes basques sur ordre de la police espagnole »,
rappela Pozzan. « Je me souviens que lors d’une manifestation
à Montejurra, Caccola et son groupe ont organisé une bataille
entre deux mouvements politiques opposés. Afin que la police
espagnole ne puisse être accusée d’interventions d’une violence
injustifiée, Caccola et son unité devaient provoquer et
instaurer le désordre. Ce jour-là, il y eut même plusieurs
morts. C’était en 1976. » [21]
Après la mort de Franco en 1975, Delle Chiaie comprit que
l’Espagne n’était plus un endroit sûr et gagna le Chili. Là-bas,
il fut recruté par Pinochet, le dictateur installé par la CIA,
qui le chargea, dans le cadre de l’« Opération Condor »,
de pourchasser et de tuer les opposants chiliens sur l’ensemble
du continent américain. Caccola se rendit ensuite en Bolivie où
il forma des escadrons de la mort et se livra une nouvelle fois
à une « violence sans limites ». Né en 1936, Stefano
Delle Chiaie demeure le plus connu des terroristes membres des
armées secrètes qui combattirent le communisme en Europe et dans
le monde pendant la guerre froide. Le fasciste fut le cauchemar
des mouvements de gauche du monde entier, mais après avoir fui
l’Espagne, il ne revint quasiment plus sur le Vieux Continent,
excepté en 1980, où la police italienne le soupçonne d’avoir
regagné son pays natal pour y perpétrer les attentats de la gare
de Bologne. Le 27 mars 1987, cet intouchable mercenaire fut
finalement arrêté à Caracas par les services secrets
vénézuéliens, à l’âge de 51 ans. En quelques heures seulement,
des agents des services italiens et de la CIA arrivèrent sur les
lieux. Cacolla n’exprima aucun regret, mais en quelques mots, il
précisa qu’il avait bénéficié dans sa guerre contre la gauche de
la protection d’un grand nombre de gouvernements en échange de
l’exécution de certaines missions : « Il y a eu des
attentats. C’est un fait. Les services secrets ont maquillé les
indices. Voilà un autre fait. » [22]
Le 20 décembre 1973, les
nationalistes basques d’ETA exécutent l’amiral Carrero Blanco.
Sa Dodge Dart GT 3700 blindée, qui saute sur une mine, est
propulsée à 35 mètres de hauteur.
Il meurt dans le choc de l’écrasement du véhicule.
En juin 1973, sentant sa fin proche, Franco nomma son
officier de liaison avec la CIA et grand architecte des services
secrets Carrero Blanco au poste de Premier ministre. Cependant,
en raison de ses méthodes brutales, Blanco était haï d’une
grande majorité de la population et il mourut en décembre de la
même année quand sa voiture roula sur une mine de l’ETA.
Jusqu’alors considérée comme « folklorique »,
l’organisation terroriste franco-espagnole ETA devint, suite à
l’assassinat du Premier ministre, un dangereux ennemi de l’État.
Suite à la mort de Franco le 20 novembre 1975, la
transformation de l’appareil sécuritaire espagnol tant redouté
s’avéra difficile. Le SECED (Servicio Central de Documentacion
de la Defensa), le plus connu des services secrets du pays, fut
rebaptisé CESID (Centro Superior de Informacion de la Defensa).
Son premier directeur, le général Jose Maria Burgon
Lopez-Doriga, veilla toutefois à ce qu’il soit surtout composé
d’anciens agents du SECED. La guerre secrète menée avec la
complicité des extrémistes italiens pouvait donc continuer,
comme le souligna la presse au moment de la découverte des
armées secrètes en 1990 : « Il y a une semaine, le quotidien
espagnol El Pais a découvert le dernier lien connu entre
l’Espagne et le réseau secret. Carlo Cicuttini, un proche du
Gladio, participa activement à l’attentat de la gare d’Atocha, à
Madrid, en janvier 1977. » « Puis ce fut l’attaque par un
commando d’extrême droite du cabinet d’un avocat proche du parti
communiste qui fit cinq morts. L’événement provoqua la panique,
(...) car on craignait que ce soit le début d’une nouvelle série
d’attentats visant à enrayer le processus de transition
démocratique de l’Espagne. » [23]
Le guerrier de l’ombre et terroriste d’extrême droite
Cicuttini avait fui vers l’Espagne à bord d’un avion militaire
après l’attentat à la bombe de Peteano en 1972. C’est
précisément en enquêtant sur cet attentat des années plus tard
que le juge Felice Casson parvint à remonter jusqu’au terroriste
d’extrême droite Vincenzo Vinciguerra et à l’armée secrète, ce
qui entraîna la découverte du réseau européen Gladio. En
Espagne, Cicuttini s’était mis au service de la guerre secrète
de Franco qui, en contrepartie, le protégeait de la justice
italienne. En 1987, celle-ci le condamna à la prison à
perpétuité pour son rôle dans l’attentat de Peteano. Mais, signe
de l’influence persistante exercée en sous-main par son appareil
militaire, l’Espagne, qui était alors redevenue une démocratie,
refusa de le livrer aux autorités italiennes sous le prétexte
que Cicuttini avait acquis la nationalité espagnole en épousant
la fille d’un général. Ce n’est qu’en avril 1998, à l’age de 50
ans, que le terroriste fut finalement arrêté en France et
extradé vers l’Italie. [24]
Comme toutes les armées secrètes d’Europe de l’Ouest, le
réseau anticommuniste espagnol se trouvait régulièrement en
contact étroit avec l’OTAN. En 1990, quand éclata le scandale,
le général italien Gerardo Serravalle, qui commanda le Gladio
dans son pays de 1971 à 1974, écrivit un livre sur la branche
italienne de l’armée secrète de l’OTAN. [25]
Il y racontait qu’en 1973 les responsables des armées secrètes
de l’Alliance s’étaient rencontrés au CPC à Bruxelles pour une
réunion extraordinaire afin de discuter de l’admission de
l’Espagne franquiste au sein du Comité. Les services secrets
militaires français et la très influente CIA auraient défendu
l’admission du réseau espagnol tandis que l’Italie représentée
par Serravalle s’y serait opposée, le fait étant connu que le
réseau espagnol protégeait alors des terroristes italiens. « Nos
autorités politiques se seraient trouvées dans une situation
particulièrement délicate devant le Parlement », écrit le
général dans son livre, si on avait appris que, non seulement
l’Italie entretenait une armée secrète, mais qu’en plus elle
collaborait étroitement avec le réseau clandestin espagnol qui
lui-même hébergeait et protégeait des terroristes italiens.
L’Espagne ne fut donc pas officiellement admise au CPC. [26]
Lors d’une seconde réunion du CPC, qui se tint cette fois à
Paris, les représentants des services secrets de Franco furent à
nouveau présents. Ils soutinrent que l’Espagne méritait
d’intégrer le centre de commandement du Gladio étant donné
qu’elle autorisait depuis longtemps les États-Unis à stationner
leurs missiles nucléaires sur son sol et leurs vaisseaux de
guerre et sous-marins à mouiller dans ses ports sans avoir
jamais reçu la moindre contrepartie de la part de l’OTAN. Compte
tenu de la barrière naturelle que constituent les Pyrénées et de
la distance qui séparait l’Espagne des frontières de l’URSS, il
est probable que le développement de capacités de résistance en
cas d’occupation n’ait pas été le principal objectif des agents
des services secrets espagnols présents ce jour-là. Leur but
était plus vraisemblablement de disposer d’un réseau secret
opérationnel qui permette de lutter contre les socialistes et
les communistes espagnols. « Dans chaque réunion, il y a une
“heure de vérité”, il suffit de l’attendre », explique
Serravalle. « C’est le moment où les délégués des services
secrets, détendus autour d’un verre ou d’un café, sont mieux
disposés à parler franchement. À Paris, ce moment est arrivé
pendant la pause café. Je me suis approché de l’un des
représentants espagnols et j’ai commencé par lui dire que son
gouvernement avait peut-être surestimé l’ampleur de la menace
venant de l’Est. Je voulais le provoquer. Il a eu l’air très
étonné et a reconnu que l’Espagne avait un problème avec les
communistes (los rojos). Nous tenions enfin la vérité. » [27]
L’Espagne devint officiellement membre de l’OTAN en 1982 mais
le général italien Serravalle a révélé que des contacts
officieux avaient été pris bien avant cette date. Selon lui,
l’Espagne « n’est pas passée par la porte mais par la fenêtre ».
À l’invitation des États-Unis, l’armée secrète espagnole avait
par exemple participé à un exercice stay-behind sous le
commandement des forces US en Bavière en mars 1973. [28]
En outre, il semble que le Gladio espagnol ait également fait
partie, sous le nom de code « Red Quantum », du second
organe de commandement au sein de l’OTAN, l’ACC. « Quand
l’Espagne a adhéré à l’OTAN en 1982, sa structure stay-behind
proche du CESID (Centro Superior de Informacion de la Defensa),
le successeur du SECED, a rejoint l’ACC », relata Pietro
Cedoni, l’auteur spécialiste du Gladio. « Cela a entraîné des
conflits au sein du Comité, les Italiens du SISMI [les services
secrets militaires] accusaient notamment les Espagnols de
soutenir indirectement les néo-fascistes italiens par le biais
de leur réseau stay-behind “Red Quantum” ». [29]
On ne peut affirmer avec certitude que les socialistes
espagnols du Premier ministre Felipe Gonzalez, qui accéda au
pouvoir en 1982, avaient connaissance de ce programme de
collaboration avec l’OTAN. En effet, le nouveau gouvernement
démocratique se montrait particulièrement méfiant à l’égard du
CESID dirigé par le colonel Emilio Alonso Manglano sur lequel il
n’exerçait pratiquement aucun contrôle. En août 1983, on apprit
que des agents du CESID écoutaient secrètement les conversations
des ministres socialistes depuis les sous-sols du siège du
gouvernement. Malgré tout le scandale qui s’ensuivit, Manglano
parvint à se maintenir à son poste. Quand en 1986, à l’issue
d’une remarquable transition démocratique, l’Espagne fut
accueillie dans la Communauté Européenne, beaucoup partageaient
l’espoir que l’ancien appareil des services secrets était enfin
vaincu et passé sous le strict contrôle du gouvernement. Mais
ces espoirs, communs à de nombreux pays d’Europe de l’Ouest,
furent balayés par la découverte du réseau d’armées
stay-behind Gladio.
Alors que la presse commençait à s’intéresser de près aux
armées secrètes fin 1990, Carlos Carnero, un communiste siégeant
au Parlement Espagnol, soupçonna à juste titre l’Espagne d’avoir
été l’une des principales bases du Gladio, abritant des
néo-fascistes de nombreux pays bénéficiant de la protection de
l’appareil d’État franquiste. Son intuition fut confirmée par
Amadeo Martinez, un ancien colonel qui avait été contraint de
quitter l’armée espagnole à cause de sa liberté de ton, et qui
déclara à la presse en 1990 que l’Espagne avait bien entendu
abrité une structure de type Gladio sous le régime de Franco qui
s’était notamment livrée, entre autres opérations
répréhensibles, à l’espionnage des opposants politiques. [30]
La télévision d’État diffusa ensuite un reportage sur Gladio
confirmant que des agents du réseau étaient venus s’entraîner en
Espagne sous la dictature de Franco. Un officier italien
familier des armées secrètes témoignait que des soldats du
réseau stay-behind de l’OTAN avaient été formés en
Espagne de 1966, si ce n’est plus tôt, jusqu’au milieu des
années soixante-dix. L’ancien agent affirmait avoir été lui-même
entraîné, ainsi que 50 de ses compagnons d’armes, à la base
militaire de Las Palmas, aux Canaries. D’après lui, les
instructeurs de Gladio étaient en majorité des États-uniens. [31]
Mais tous n’étaient visiblement pas aussi bien informés.
Javier Ruperez, premier ambassadeur espagnol à l’OTAN de juin
1982 à février 1983, affirma à la presse qu’il ignorait tout de
Gladio. Alors membre du Partido Popular conservateur et
directeur de la Commission de Défense, il déclara : « Je n’ai
jamais rien su à ce sujet. Je n’avais pas la moindre idée de ce
que j’apprends aujourd’hui en lisant les journaux. »
Fernando Moran, qui fut ministre des Affaires étrangères du
parti socialiste jusqu’en juillet 1985, témoigna devant les
caméras ne rien savoir de Gladio : « Durant mes années au
ministère ou à tout autre moment, je n’ai jamais eu vent de la
moindre information, indication ou rumeur de l’existence de
Gladio ou de quelque chose de ce genre ». [32]
Le parlementaire Antonio Romero, membre du parti d’opposition
de la gauche unie (IU), s’intéressa de près à cette mystérieuse
affaire et prit contact avec d’anciens agents impliqués. Il
acquit la conviction que ce réseau secret avait également opéré
en Espagne et avait « agi contre des militants communistes et
anarchistes, notamment parmi les mineurs des Asturies et les
nationalistes catalans et basques ». [33]
Le 15 novembre 1990, Romero demanda donc au gouvernement
espagnol du Premier ministre socialiste Felipe Gonzalez et au
ministre de la Défense Narcis Serra d’expliquer précisément quel
rôle avait joué le pays dans le cadre de l’Opération Gladio et
des armées stay-behind de l’OTAN. Le lendemain, Felipe
Gonzalez déclara à la presse qu’il n’avait « même pas été
envisagé » de confier à l’Espagne un quelconque rôle dans
l’Opération Gladio. [34]
Mais Romero ne se satisfit pas de cette réponse, il formula donc
trois questions précises dont la première était : « En sa
qualité de membre de l’Alliance, le gouvernement espagnol a-t-il
l’intention de demander à l’OTAN des explications sur les
activités et l’existence d’un réseau Gladio ? » La seconde
interrogation visait elle aussi l’Alliance Atlantique, Romero
souhaitait savoir si l’exécutif espagnol ouvrirait « un débat
et une enquête sur les activités de Gladio au niveau des
ministres de la Défense, des ministres des Affaires étrangères
et des Premiers ministres des pays membres de l’OTAN ».
Enfin, le parlementaire demandait si le gouvernement espagnol
envisageait la possibilité d’une trahison de l’OTAN dans la
mesure où « certains pays alliés ont opéré par
l’intermédiaire de Gladio sans que l’Espagne en fût informée au
moment de son adhésion au Traité [en 1982] ». [35]
Le caudillo avait prévu de
restaurer la monarchie à sa mort et avait choisi le jeune Juan
Carlos de de Borbón y Borbón-Dos Sicilias comme futur roi.
Cependant, le régime étant devenu anachronique, Washington
décida de favoriser l’intégration de l’Espagne dans l’Union
européenne en construction et contraignit le jeune roi à
conduire la transition démocratique, sous réserve que le pays
conserve les bases militaires US et rejoigne l’OTAN. Le lendemain, les journaux espagnols titraient : « Les
services secrets espagnols entretiennent des liens étroits avec
l’OTAN. [Le ministre de la Défense] Serra ordonne une enquête
sur le réseau Gladio en Espagne. » Dans la fragile
démocratie espagnole, le sujet était bien sûr hautement
explosif ; en citant des sources anonymes, la presse révéla que
des « activistes [de Gladio] avaient été recrutés dans les
rangs de l’armée et de l’extrême droite ». Serra se montra
très embarrassé et dans sa première réponse aux journalistes il
s’empressa de préciser : « Quand nous sommes arrivés au
pouvoir en 1982, nous n’avons rien découvert de la sorte »,
ajoutant « probablement parce que nous n’avons rejoint l’OTAN
que très tard, alors que la Guerre froide baissait en intensité ».
De surcroît, Serra assura la presse qu’en réponse aux questions
formulées par le parlementaire Romero, il avait ordonné qu’une
enquête soit ouverte au sein de son propre ministère afin de
mettre en lumière de possibles connexions entre l’Espagne et
Gladio. Cependant, des sources proches du gouvernement
révélèrent aux journalistes que l’enquête interne était plus
destinée à masquer les faits qu’à les dévoiler étant donné que
son objectif annoncé était de « confirmer que cette
organisation spécifique n’avait pas opéré en Espagne ». [36]
Détail éloquent, Serra, qui souhaitait avant tout étouffer
l’affaire, avait confié l’enquête au CESID, le suspect enquêtait
donc sur son propre crime.
Cela ne surprit donc personne quand, le 23 novembre 1990,
répondant à la requête de Romero, Narcis Serra annonça au
Parlement que, d’après les résultats de l’enquête menée par le
CESID, l’Espagne n’avait jamais fait partie du réseau secret
Gladio, « que ce soit avant ou depuis l’arrivée des
socialistes au pouvoir ». Sur quoi, le ministre ajouta
prudemment : « Il a pu être question de contacts au cours des
années soixante-dix, mais il sera très difficile aux services
actuels de déterminer la nature exacte de ces contacts ».
Serra, qui adoptait un discours de plus en plus vague, et appela
les parlementaires à se fier à leur « bon sens » plutôt
qu’aux documents, aux témoignages, aux faits et aux chiffres
disponibles : « Puisque l’Espagne n’était alors pas membre de
l’OTAN, le bon sens nous suggère qu’il ne peut s’agir de liens
très étroits ». La presse espagnole ne s’en amusa guère et
répliqua que soit le ministre de la Défense faisait de la
propagande soit il ne connaissait ni ne contrôlait son propre
ministère. [37]
Romero ne jugea pas satisfaisantes les réponses fournies par
Serra et insista pour que le directeur du CESID d’alors soit
interrogé. « Si le CESID ne sait rien du tout à ce sujet, il
faut à tout prix virer le général Manglano », conclut-il
devant les journalistes. En effet, Manglano n’était pas
seulement le patron du CESID mais également le délégué espagnol
auprès de l’OTAN pour les questions de sécurité. Le scandale
atteignit son paroxysme lorsque celui-ci refusa purement et
simplement de s’exprimer malgré les demandes du Parlement.
Furieux, Romero en déduisit donc que visiblement, en Espagne, « les
plus hautes autorités militaires sont impliquées dans l’affaire
Gladio ». [38]
Leopoldo Calvo-Sotelo
(1926-2008).
Président du gouvernement espagnol en 1981-82.
Constatant l’échec du gouvernement d’alors à faire éclater
la vérité, la presse espagnole se tourna vers le plus haut
dignitaire retraité de la jeune démocratie et lui demanda s’il
en savait plus sur cette mystérieuse affaire. Calvo Sotelo,
Premier ministre de février 1981 à décembre 1982, avait nommé
Manglano à la tête du CESID, il répondit que Gladio n’existait
pas en Espagne : « Je n’ai pas connaissance que quelque chose
de ce type ait existé ici et je peux vous assurer que je
l’aurais su si ça avait été le cas ». Quand les journalistes
insistèrent, rappelant que les armées stay-behind avaient
existé dans le plus grand secret dans toute l’Europe de l’Ouest,
Sotelo s’emporta, qualifiant le réseau Gladio de « ridicule
et criminel » et déclara : « Si on m’avait informé d’un
truc aussi dingue, j’aurais immédiatement réagi ». [39]
L’ex-Premier ministre confirma que quand l’Espagne avait fait
ses premiers pas dans la démocratie suite à la mort de Franco,
on avait redouté la réaction du parti communiste Espagnol. Mais
« les faibles résultats obtenus par le PCE au cours des
premières élections et ceux encore plus dérisoires qu’il obtint
lors des scrutins suivants avaient apaisé nos craintes ».
Sotelo avait été l’un des principaux partisans de l’adhésion à
l’OTAN. Mais à la presse il affirma qu’au moment de rejoindre
l’Alliance, l’Espagne n’avait pas été informée par écrit de
l’existence d’un réseau Gladio clandestin : « Il n’y a eu
aucune correspondance écrite sur ce sujet », avant d’ajouter
de manière assez absconse : « Et de ce fait il n’y avait pas
non plus lieu d’en parler, si tant est que ce fût le genre de
sujet dont on pût parler ». Sotelo expliqua qu’il n’avait
assisté, avant la signature du Traité par l’Espagne en mai 1982,
qu’à quelques rencontres avec les représentants de l’OTAN, et
rappela qu’à la fin de la même année, le PSOE était arrivé au
pouvoir et qu’il avait dû céder son fauteuil de Premier ministre
à Felipe Gonzalez. Les autorités espagnoles n’ordonnèrent
finalement ni enquête parlementaire ni rapport public sur
l’affaire Gladio.
(A
suivre…)
[1]
Dans sa préface de l’ouvrage de Ian Mac Dougall, Voices from
the Spanish Civil War. Personal Recollections of Scottish
Volunteers in Republican Spain, 1936–1939 (Polygon,
Édimbourg, 1986).
[2]
Paul Vallely, « Romancing the past : Sixty years ago, thousands
of men and women went to fight in the Spanish Civil War. Are
there any ideals for which we would take up arms today ? » dans
le quotidien britannique The Independent du 22 juillet
1996.
[3]
Brian Catchcart, « They kept the red flag flying : It is 60
years since General Franco launched his assault on the Spanish
Republic and thousands of young Britons joined the International
Brigades to defend it. What drove them to leave homes, jobs and
families, risking their lives ? And what did they find when they
returned ? » dans l’hebdomadaire britannique The Independent
on Sunday du 21 juillet 1996.
[4]
Quotidien états-unien The New York Times du 16 octobre
1936.
[5]
James Hopkins, Into the Heart of Fire. The British in the
Spanish Civil War (Stanford University Press, Stanford,
1998), p.294.
[6]
Exemple tiré du quotidien britannique The New Statesman
du 26 avril 1958.
[7]
« Calvo Sotelo asegura que Espana no fue informada, cuando entro
en la OTAN, de la existencia de Gladio. Moran sostiene que no
oyo hablar de la red clandestina mientras fue ministro de
Exteriores » dans le quotidien espagnol El Pais du 21
novembre 1990.
[8]
Roger Faligot et Remi Kaufer, Les Maîtres Espions. Histoire
mondiale du renseignement. De la Guerre Froide à nos jours
(Robert Laffont, Paris, 1994), p.282.
[9]
Faligot et Kaufer, Espions, p.284.
[10]
Voir la bonne biographie de Franco par Paul Preston, The
Folly of Appeasement : Franco : A Biography (HarperCollins,
Londres, 1993).
[11]
Faligot et Kaufer, Espions, p.281–285.
[12]
« Calvo Sotelo asegura que Espana no fue informada, cuando entro
en la OTAN, de la existencia de Gladio. Moran sostiene que no
oyo hablar de la red clandestina mientras fue ministro de
Exteriores » dans le quotidien espagnol El Pais du 21
novembre 1990.
[13]
Faligot et Kaufer, Espions, p.55.
[14]
Angel Luis de la Calle, « Gladio : Ligacoes obscuras em Espanha »
dans le quotidien portugais Expresso du 8 décembre 1990.
[15]
Josef Manola, « Spaniens Geheimdienste vor der Durchleuchtung.
Naehe zu Rechtsradikalen » dans le quotidien allemand Der
Standard du 17 novembre 1990.
[16]
Le juge Cornu en charge du dossier Gladio indiqua simplement que
Moyen n’était pas une source digne de foi.
[17]
« Calvo Sotelo asegura que Espana no fue informada, cuando entro
en la OTAN, de la existencia de Gladio. Moran sostiene que no
oyo hablar de la red clandestina mientras fue ministro de
Exteriores » dans le quotidien espagnol El Pais du 21
novembre 1990.
[18]
Faligot et Kaufer, Espions, p.285.
[19]
Pietro Cedomi, « Services Secrets, Guerre Froide et ‘stay-behind’
Part III. Repetoire des réseaux S/B » dans le périodique belge
Fire ! Le Magazine de l’Homme d’Action, novembre/décembre
1991, p.83.
[20]
Stuart Christie, Martin Lee et Kevin Coogan, « Protected by the
West’s Secret Services, Hired by South American’s Drug Barons,
the Man they called ‘Shorty’ Terrorised Two Continents. » dans
le périodique britannique News on Sunday Extra du 31 mai
1987. Voir l’excellente biographie de Stafano Delle Chiaie :
Stuart Christie, Stefano Delle Chiaie (Anarchy
Publications, Londres, 1984).
[21]
Miguel Gonzalez, « Un informe oficial italiano implica en el
crimen de Atocha al ‘ultra’ Cicuttini, relacionado con Gladio.
El fascista fue condenado en el proceso que ha sacado a la luz
la estructura secreta de la OTAN » dans le quotidien espagnol
El Pais du 2 décembre 1990.
[22]
Senato della Repubblica. Commissione parlamentare d’inchiesta
sul terrorismo in Italia e sulle cause della mancata
individuazione dei responsabiliy delle stragi : Il terrorismo,
le stragi ed il contesto storico politico. Redatta dal
presidente della Commissione, Senatore Giovanni Pellegrino. Roma
1995, p.203.
[23]
Angel Luis de la Calle, « Gladio : ligacoes obscuras em Espanha »
dans le quotidien portugais Expresso du 8 décembre 1990. Et
Miguel Gonzalez, « Un informe oficial italiano implica en el
crimen de Atocha al ‘ultra’ Cicuttini, relacionado con Gladio.
El fascista fue condenado en el proceso que ha sacado a la luz
la estructura secreta de la OTAN » dans le quotidien espagnol
El Pais du 2 décembre 1990.
[24]
Agence de presse internationale Agence France Presse, 17 avril
1998.
[25]
Gerardo Serravalle, Gladio (Edizione Associate, Rome, 1991). Un
autre général italien qui commanda l’armée Gladio de 1974 à
1986, Paolo Inzirelli, écrivit lui aussi un livre à la gloire de
l’armée secrète, Paolo Inzerilli, Gladio. La Verità negata
(Edizioni Analisi, Bologne, 1995).
[26]
Serravalle, Gladio, p.81.
[27]
Ibid, p.82.
[28]
Ibid, p.82.
[29]
Pietro Cedomi, « Services Secrets, Guerre Froide et ‘stay-behind’
3e Partie. Répertoire des réseaux S/B » dans le périodique belge
Fire ! Le Magazine de l’Homme d’Action, novembre/
décembre 1991, p.83.
[30]
Josef Manola, « Spaniens Geheimdienste vor der Durchleuchtung.
Naehe zu Rechtsradikalen » dans le quotidien allemand Der
Standard du 17 novembre 1990.
[31]
« Spain says it never joined Gladio. TV says agents trained
there ». Reuters, agence de presse internationale, 23 novembre
1990. voir également Leo Müller, Gladio. Das Erbe des Kalten
Krieges. Der NATO Geheimbund und sein deutscher Vorläufer (Rowohlt,
Hambourg, 1991), p.53.
[32]
« Calvo Sotelo asegura que Espana no fue informada, cuando entro
en la OTAN, de la existencia de Gladio. Moran sostiene que no
oyo hablar de la red clandestina mientras fue ministro de
Exteriores » dans le quotidien espagnol El Pais du 21
novembre 1990.
[33]
Ibid.
[34]
« Germany to dissolve Gladio resistance network ». Reuters
agence de presse internationale, 16 novembre 1990.
[35]
« IU recabara en Bruselas informacion sobre la red Gladio en
Espana » dans le quotidien espagnol El Pais du 20
novembre 1990.
[36]
« El servicio espanol de inteligencia mantiene estrechas
relaciones con la OTAN. Serra ordena indagar sobre la red Gladio
en Espana » dans le quotidien espagnol El Pais du 16
novembre 1990
[37]
« Spain says it never joined Gladio. TV says agents trained
there ». Reuters agence de presse internationale, 23 novembre
1990.
[38]
« IU recabara en Bruselas informacion sobre la red Gladio en
Espana » dans le quotidien espagnol El Pais du 20
novembre 1990.
[39]
« Calvo Sotelo asegura que Espana no fue informada, cuando entro
en la OTAN, de la existencia de Gladio. Moran sostiene que no
oyo hablar de la red clandestina mientras fue ministro de
Exteriores » dans le quotidien espagnol El Pais du 21
novembre 1990.
Cet article constitue le huitième chapitre des
Armées secrètes de l’OTAN
© Version française : éditions Demi-lune (2007).
Daniele Ganser, Historien suisse,
spécialiste des relations internationales contemporaines. Il est
enseignant à l’Université de Bâle.
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