Ha'aretz
Le
sud profond et désespéré d’Israël
Daniel Ben Simon
Haaretz, 7
septembre 2007
www.haaretz.co.il/hasite/spages/901767.html
Version
anglaise : Israel's deep, desperate South
www.haaretz.com/hasen/spages/901788.html
Qu’est-ce que l’Etat peut
proposer au Sud en dehors de comités dépêchés sur place et
d’opérations occasionnelles à Gaza ? Très peu de choses.
Une
demi-heure suffit pour passer de Tel Aviv à un autre Israël. Les
effets de « l’économie adéquate » de Benjamin
Netanyahou ont sauté cette partie du pays. On ne connaît aucune
croissance ici. Pourtant des gares de chemin de fer ont été
construites qui ont raccourci les distances avec le centre du
pays, mais les voyageurs n’ont pas encore trouvé de raison
valable de s’y arrêter, sur la route qui va de Tel Aviv à
Beersheva et retour.
C’est
le sud israélien, 2007. L’abandon et la pauvreté ressortent
avec plus d’intensité quand on voit la prospérité du centre.
Dans aucune autre région de l’Etat, les habitants ne sont si
nombreux à dépendre des services d’allocations sociales.
Quasiment la moitié de la population du sud vit d’allocations
mensuelles versées par l’Etat. On ouvre des soupes populaires
dans presque toutes les localités, les associations caritatives
poussent comme des champignons.
« Depuis
que je suis à Ofakim, je ne me rappelle pas une misère pareille »,
dit un employé de la municipalité qui a requis l’anonymat,
« même dans les années 50 et 60, quand il n’y avait pas
grand-chose, les gens partageaient le peu qu’il y avait.
Aujourd’hui, vous voyez une vraie pauvreté. Des gens qui
n’ont rien à manger. C’est un Etat normal ? D’un côté,
vous avez un nombre sans cesse croissant de milliardaires et de
millionnaires, et de l’autre côté vous avez un nombre sans
cesse croissant de gens qui ont faim. En vérité, cette situation
devrait éveiller de l’inquiétude dans le pays. »
Anarchie
Les
signes de pauvreté sont criants à chaque coin de Sderot. La
ville paraît prise dans un processus d’effondrement. A cause
des roquettes Qassam certes, mais tout autant du fait de
l’abandon, de la saleté et de la puanteur qui se sont répandues
partout. Personne ne s’en soucie plus. Les nerfs de la ville,
dont les habitants manœuvrent entre détresse économique et peur
pour la vie de leurs enfants, sont ébranlés.
Pas
de sourires ni de rires. Seulement des regards de colère et de désespoir.
L’armée s’est mobilisée pour remonter le moral et a établi,
cette semaine, un quartier général au centre de la localité.
Des soldats et des soldates se baladent dans les rues de la ville
pour essayer de faire baisser l’anxiété. Le commandement du
front intérieur a mis sur pied une espèce de poste de
commandement avancé pour les pauvres, composé de quelques
officiers et soldats. Le poste est protégé comme il faut et
entouré de briques de toutes parts.
Le
poste de commandement de l’arrière est coincé entre l’espace
du marché improvisé et le jardin d’enfants de l’association
Na’amat près duquel un Qassam a atterri lundi dernier. Les
clients du marché, pour la plupart des personnes âgées et des
immigrés qui ne parlent pas l’hébreu, circulent entre les étals
et les monceaux de détritus. Quasiment aucune marchandise ne coûte
plus de cinq shekels [~ 0,88 €]. Des centaines de familles
anciennement établies sont parties, définitivement ou jusqu’à
ce que la colère passe.
Il
en est qui souhaitent qu’un Qassam atteigne un jardin
d’enfants ou une école pour autoriser d’entrer dans Gaza et
il en est qui continuent d’espérer qu’on aboutisse à un
accord qui ramène la santé de l’esprit dans ce lieu misérable.
En attendant, Sderot demeure sans dirigeants.
Cette
anarchie a donné naissance à des initiatives sauvages. Une
association de parents annonce l’ouverture des jardins
d’enfants, une autre la fermeture des écoles. Une troisième
appelle à l’ouverture de toutes les institutions et une
association de parents qui vient juste de se créer exige la
fermeture de toutes les institutions.
Le
maire de la ville, Eli Moyal, a abandonné son poste suite à
l’enquête dont il fait l’objet pour irrégularités financières.
Ces vacances forcées semblent arrivées à temps pour lui, devançant
une retraite à laquelle il se préparait à l’approche des
nouvelles élections qui doivent se tenir dans la localité
d’ici un an. Après deux mandats orageux, ses forces se sont épuisées.
Son audience à la télévision ne s’est pas reflétée dans le
rapport des habitants à son égard. Au cours des deux dernières
années, un fossé s’est créé entre le maire et ses administrés.
Il leur a manifesté du mépris pour leurs récriminations et eux
du mépris pour son caractère distant et ses départs fréquents
pour les bastions de Tel Aviv.
Lundi
matin, deux inspecteurs de la police sont arrivés dans les
bureaux de la mairie. Il n’y avait personne pour les accueillir.
Après avoir longtemps attendu, ils sont entrés dans le bureau de
Moyal et ont commencé à le vider. Depuis lors, Moyal n’a pas
reparu dans les bureaux de la mairie. Il y a peu de chances que ce
personnage haut en couleurs dont l’essentiel de la gloire est
venu des Qassam qui volaient sur Sderot depuis Beit Hanoun,
revienne à la mairie dans un avenir prévisible.
Révolution
Plus
au sud, plus loin encore de la prospérité israélienne, Ofakim a
tenté de se remettre de l’offensive de l’Etat. Mardi dernier,
les employés municipaux ont été invités au traditionnel
cocktail d’avant les fêtes [Nouvel
an juif, Kippour, Souccot - NdT]. D’un pas lent et hésitant,
ils sont entrés dans la salle de réunion et y ont pris place.
Quelques bouteilles et des plateaux de bourekas
étaient posés sur la table.
Exactement
au même moment, deux hommes revenaient de l’agence de la Banque
Hapoalim située non loin de la mairie, et entraient dans le
bureau du maire. Ilan Saguy, qui appartient au Ministère de l’Intérieur
et qui a été nommé à la tête de la ville, et Ze’ev Recanati,
le comptable qui le seconde, sont à partir de maintenant les
signataires légalement autorisés pour la ville. La signature du
maire, Avi Asraf, qui a été démis de ses fonctions une semaine
plus tôt, a été effacée comme si elle n’avait jamais existé.
Au
cours du cocktail, les employés se sont présentés à leurs
nouveaux patrons et se sont entendu annoncer que la fête était
finie à Ofakim. Le Ministère de l’Intérieur a lancé dans la
ville une révolution légale, remplissant les habitants d’appréhension.
Des centaines de familles vivent d’un salaire versé par la
municipalité et de nombreuses autres familles lui sont liées
indirectement, par le biais de relations douteuses avec les gens
qui ont été élus à sa tête.
Tout
de suite après la révocation des autorités élues, Viviane
Alfasi, la secrétaire du maire démis, est entrée et a sorti du
bureau armoires, dossiers, médailles, coupes et diplômes
d’honneur. Sur l’un des murs est restée une photo encadrée
d’où vous regarde le chef du gouvernement. Au bas de la photo,
celui-ci a écrit : « A Avi Asraf, maire de la ville.
Chaleureuses salutations et cordiale poignée de mains.
Amicalement, Ehoud Olmert ».
C’est
ce bureau qui s’est acquis la réputation dans tout le sud de
symbole de la dégénérescence qui a saisi des politiciens avides
de pouvoir dans plusieurs villes du sud. Ce bureau qu’au plus
fort de la crise économique qui a frappé sa ville il y a huit
ans, le maire Yaïr Hazan faisait dessiner comme un bureau de chef
d’Etat. L’argent coulait à flot pour faire acquérir par
l’occupant de ce bureau le statut qu’il méritait.
Aujourd’hui, il ne reste pas grand-chose de la gloire et du
style. Plus de jacuzzi, plus de salle d’attente, plus de
vestiaire.
Hazan
a perdu son fauteuil en grande partie à cause de son penchant
pour l’ostentation et c’est Avi Asraf, du même parti que lui,
qui en avait hérité. Il y a quelques jours, il a été renvoyé
chez lui avec tous les membres du conseil. Viviane Alfasi a
beaucoup de difficultés à cacher sa douleur, elle qui espérait
que des politiciens prendraient la défense de son patron mais qui
a découvert qu’on ne pouvait pas compter sur eux quand on a
besoin d’eux. Asraf qui s’attendait à ce que les dirigeants
de son parti se mobilisent en sa faveur, a pour sa part découvert
que la plupart d’entre eux n’avaient pas même pris la peine
de répondre à son appel à l’aide.
Les
inspecteurs du Ministère de l’Intérieur qui ont examiné le
fonctionnement de la municipalité sont restés abasourdis devant
la manière dont la ville était gérée. Un déluge de
traitements de faveur à la limite de la légalité, des menaces
cachées ou ouvertes, un conseil paralysé par la multitude des
intrigues et un maire devenu incapable d’administrer la localité.
C’est
la raison pour laquelle la décision a été prise de suspendre la
démocratie locale au profit de fonctionnaires nommés, afin de rétablir
dans la ville une administration saine et de la transparence. Il
est douteux que ce traitement permette de soigner la maladie d’Ofakim.
Une ville de 26.000 habitants, dont la moitié se trouve dans
l’incapacité de gagner sa vie, qui vivent dans une ville
n’offrant pour ainsi dire pas de lieux de travail et où
beaucoup parmi ceux qui travaillent ont des emplois temporaires.
Il
semble que l’Etat ait abandonné tout ce qui touche au projet
concernant les localités du sud. La crise médiatisée qui frappe
Sderot, Ofakim et Arad cache la situation effrayante qui sévit
dans tout le sud. Exception faite de Netivot qui connaît une
prospérité économique grâce au pèlerinage sur la tombe de
Sages et à la présence de cours de rabbins, dans la plupart des
localités on n’observe pas la moindre croissance. A Arad où, là
aussi, les élus de la ville ont été démis de leurs fonctions,
le prix des maisons et des appartements a chuté de dizaines de
pourcents. Tous ceux qui le peuvent s’en vont. La plupart des vétérans
et des fondateurs sont déjà partis depuis un moment.
Panique
Mais
le pays porte les yeux sur Sderot. Une ville qui est devenu un
symbole de l’impuissance d’Israël face à Gaza, en dépit de
l’étranglement imposé à Gaza depuis le désengagement. S’il
n’y avait cette atmosphère de guerre, il est à peu près sûr
que l’Etat aurait dépêché un comité désigné d’office
comme il l’a fait pour Ofakim, Arad et Yerouham. De toutes les
localités du sud oubliées des Israéliens, cette ville bombardée
pèse sur la conscience nationale comme une blessure qui refuse de
cicatriser. C’est peut-être la raison pour laquelle certains
esprits fatigués ont proposé de couper le courant à Gaza ou de
lui couper l’eau, par intermittence bien sûr.
En
tout cas, Sderot a échappé à une catastrophe, cette semaine.
Lundi matin, quelques minutes après l’ouverture des classes,
les sirènes d’alarme se sont fait entendre. La ville a perdu la
tête. Les parents, fous d’inquiétude, ont couru aux jardins
d’enfants. La rumeur s’est répandue dans la ville qu’une
roquette avait touché le jardin d’enfants de Na’amat, près
du centre. Des cris de détresse fendaient l’air chargé de
tension.
« Je
ne me souviens pas avoir jamais vu ça », dit Shalom Halevy
qui vit depuis fort longtemps dans cette ville, « les gens
couraient comme des fous, cherchant un abri. Je ne pourrais pas
vous décrire la panique que c’était. Vingt mille personnes
courant en tous sens. »
La
roquette a atterri à un mètre et quelques de la crèche, pulvérisant
un arbre dans sa chute et faisant un grand trou dans le sol. Les
enfants en pleurs ont été ramenés chez eux dans un
accompagnement de cris de panique et de colère. Le lendemain, le
trou est devenu un lieu de pèlerinage pour les touristes et les
visiteurs. Un groupe de journalistes ukrainiens a contemplé le
trou une heure durant pendant qu’une employée de la mairie,
russophone, accompagnait cette contemplation d’un commentaire
sur le miracle qui s'était produit. Ce jardin d’enfant est fréquenté
par les enfants d’immigrants du Caucase arrivés en Israël dans
les années 90 et envoyés habiter le quartier de Neveh Eshkol.
L’aspect
de ce quartier est à ce point fané et terne qu’il a l’air
d’avoir été établi il y a 100 ans. Dans le sud, la plupart
des bâtiments publics affectés au logement ont été construits
à la hâte et sans soin par des entreprises publiques – Amigour
et Amidar – et ont été abandonnés, après peu d’années,
par les plus anciens immigrants au profit des nouveaux arrivants.
Les immigrants d’Afrique du Nord les ont abandonnés aux
immigrants de la Communauté des Etats Indépendants (CEI) qui les
abandonnent pour faire de la place aux immigrants d’Ethiopie.
Sur de nombreux balcons est fixée une affiche « A vendre ».
Bientôt
Sderot mettra ses misères de côté et se plongera jusqu’au cou
dans la campagne pour l’élection des autorités locales qui
aura lieu dans environ un an. L’expérience du passé nous
enseigne que ce sera une campagne acharnée. Déjà maintenant des
gens ont surgi, qui profitent de l’ambiance lourde pour se
gagner les esprits. A peu près tous ceux qui rêvent de
s’asseoir dans le fauteuil du maire se sont montrés aux médias
en proposant leur solution au problème de Sderot. En attendant,
les habitants courent, terrorisés, dans une ville en train de
sombrer pendant que l’Etat manifeste une impuissance épouvantable.
On peut vraiment douter que priver Gaza d’eau ou d’électricité
puisse aider Sderot alors que l’Etat s’est dégagé de ses
responsabilités à l’égard des localités du sud, les
renvoyant aux années 50.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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