Opinion
In Aménas, et
demain ?
Brahim
Senouci
Jeudi 24 janvier
2013 Décembre 1994.
Un commando terroriste s’empare d’un
Airbus d’Air France à l’aéroport
d’Alger. L’Algérie vit alors une période
dramatique de son histoire. La
déferlante terroriste noie le pays dans
un flot de sang. Economiquement exsangue
sous l’effet d’une dette extérieure
énorme et d’une baisse drastique des
prix des hydrocarbures, politiquement
moribonde, l’Algérie doit s’incliner
devant le diktat des autorités
françaises qui exigent et obtiennent le
départ de l’avion pour Marseille, où il
sera « traité ».
Cruelle
humiliation… Symptôme de la
déliquescence d’un Etat qui se résigne à
envoyer ses propres otages nationaux, au
nombre de plus de 200, sur le territoire
de l’ancienne métropole et accepter de
s’en remettre à elle pour leur survie.
Nul doute que cet événement a fourni au
terrorisme une nouvelle vigueur qui
s’est traduite par les énormes massacres
qui ont débuté en 1995. Il a également
nourri la « haine de soi » algérienne.
Je rappelle souvent cette « anecdote »
(que ceux qui l’ont déjà eue sous les
yeux m’en excusent). Peu de temps avant
l’attaque de l’Airbus d’Air France, en
août 1994, un commando terroriste
attaque la cité d’Aïn Allah, à Alger.
Cette cité abrite notamment des
fonctionnaires français. Cinq de ces
fonctionnaires, trois gendarmes et deux
employés de l’ambassade de France,
trouvent la mort. L’événement fait la
une de toute la presse algérienne.
Clients de l’unique imprimerie de
l’époque, tous les journaux ont le même
format et comportent 24 pages. Les
lecteurs qui ont la patience d’aller
jusqu’à la page 24 et de lire les
entrefilets qui la clôturent découvrent
que 13 villageois algériens ont été
massacrés à la même date, à coups de
pelles et de pioches. Ces villageois
n’ont pas eu droit à la une, réservée
aux gens qui comptent…
L’affaire d’In
Aménas a d’abord permis d’effacer cette
humiliation. D’abord, l’Algérie a imposé
que la focalisation ne se fasse pas
uniquement sur les otages étrangers.
Elle a rappelé avec insistance que des
centaines de travailleurs algériens
étaient sur le site et que leur sécurité
valait aussi qu’on s’en occupe. Les
bulletins d’information des principales
chaînes ont dû les intégrer dans les
décomptes successifs des otages libérés,
encore détenus, ou disparus. J’ai pensé
avec émotion à mes 13 compatriotes
massacrés dans leur village en 1994, en
me disant qu’ils avaient fini par faire
la une ! Par ailleurs, l’Algérie a
imposé l’indépendance de sa décision.
Malgré les appels pressants, elle a
refusé de sous-traiter le traitement de
la prise d’otages à des pays étrangers.
Elle a refusé de céder aux injonctions
anglaises, étasuniennes, ou japonaises,
la pressant de négocier. Elle a dénié à
ces nations le droit de regard qu’elles
estimaient justifié par la présence de
leurs ressortissants. Elle a considéré
en effet que sa souveraineté
territoriale était au-dessus de cet
argument. Elle a maintenu jusqu’au bout
sa détermination de conserver la
maîtrise des événements.
Elle y a gagné un
respect évident de la part de ces
Occidentaux. Il est vrai que l’attitude
passée de ces derniers leur interdisait
l’arrogance. Ce sont eux qui ont nourri
le terrorisme en acceptant de payer,
toute honte bue, des rançons pour leurs
citoyens kidnappés, leurs bateaux
piratés. C’est ainsi qu’ils ont permis à
ces groupes terroristes de s’enrichir,
de se développer, d’acquérir des armes
toujours plus perfectionnées et toujours
plus nombreuses. Ils l’ont fait de
manière hypocrite, en contradiction avec
les recommandations, qu’ils ont
eux-mêmes édictées, de refus de principe
de négocier avec les terroristes. Ce
sont eux qui ont choisi d’abriter leur
train de vie dispendieux, leur boulimie
de pétrole et de matières premières
derrière le bouclier des marches de
l’Empire. De plus, par leur
comportement, leur volonté de maintenir
leur « club » à la tête du monde passe
d’autant plus mal qu’ils mettent en
danger la planète par les injustices
qu’ils y sèment, par la pollution qu’ils
engendrent, par les stocks d’armes de
destruction massive qu’ils détiennent.
Ce sont eux qui fabriquent les germes de
la haine dont ils sont l’objet, le déni
de justice pour la Palestine, la
destruction de l’Irak, du Congo, la mise
en coupe réglée des ressources
naturelles payées à vil prix…
C’est tout cela qui
est contenu dans l’attitude de l’Algérie
durant ces quatre derniers jours au long
desquels elle a assuré une maîtrise
absolue des événements qu’elle a
conduits au mieux de ses intérêts
d’abord.
Il y a la décision
politique. Il y a aussi l’exécution. Là,
il faut saluer les hommes de l’Armée
Nationale Populaire. Peu de médias l’ont
fait en France. Quelques-uns ont concédé
du bout des lèvres des mots
d’appréciation. Pourtant, ce n’était pas
une mince affaire que de livrer bataille
dans un environnement explosif (au sens
premier du mot !) et de risquer leurs
vies, non pas seulement au combat, mais
dans un immense incendie allumé par les
terroristes. Ils ont fait preuve d’un
courage exceptionnel. Ils ont ainsi
créé, ou recréé, une cote d’amour
extraordinaire dans la population
algérienne. Ils lui ont rendu une fierté
enfouie sous des décennies de
frustrations, de déceptions et de
mal-être. Ils ont créé une situation
nouvelle. C’est vrai que la crise s’est
dénouée dans le sang. Cette phrase est
revenue en boucle dans les médias
français. Rappelons à ces médias que la
France avait essayé de libérer par la
force deux des ses nationaux pris en
otages au Niger. Ils sont morts tous les
deux dans l’assaut, peut-être sous des
tirs « amis ». Elle a aussi tenté de
délivrer un de ses espions en Somalie.
Il a subi le même sort, en même temps
que deux soldats des forces spéciales
qui étaient venues pour le libérer.
Rappelons le bilan de la tragédie d'In
Aménas, en ce qui concerne les otages
Français ; 1 mort, 3 autres sauvés! Sans
commentaire…
Et maintenant ? Que
va-t-il se passer ?
Premier scénario :
Tel un bateau après
la tempête, l’Algérie se remettra à
naviguer sur son erre, c’est-à-dire, en
langage maritime, à sa vitesse
résiduelle en l’absence de propulsion.
Le complexe d’In Aménas va redémarrer.
Après une phase d’attentisme, le temps
des contrats juteux reviendra. Le gaz et
le pétrole algériens alimenteront de
nouveau la machine à consommer de
l’Europe. L’Algérie engrangera des
milliards de dollars. Une partie de la
manne profitera aux habituels
prédateurs. L’autre sera convertie en
bons du Trésor étasunien, placement
classique du père de famille incapable
de formuler un projet de développement
cohérent. Peu à peu, le voile de l’oubli
recouvrira le nom d’In Aménas. Dans
quelques décennies, la dernière goutte
de pétrole sera consommée, la dernière
giclée de gaz se sera envolée en fumée
dans une cuisine italienne. Les
prédateurs auront fait retraite vers les
rivages de l’Europe où ils auront tout
loisir de dépenser leurs énormes
fortunes. Celles et ceux des Algériens
qui n’auront pas d’autre choix que de
rester au pays connaîtront la misère et
la douleur de le voir se disloquer et
ses morceaux vendus à l’encan…
Il y a un deuxième
scénario qui consisterait à construire
sur les enseignements de ces quatre
jours de violence. On dit que l’Histoire
avance par son mauvais côté, qu’elle
procède volontiers par la ruse. Et si In
Aménas était une de ces ruses ?
Un site gazier est
attaqué par un groupe terroriste. Ce
site contribue à hauteur de 10 % à la
valeur des exportations. On sait que,
sur ces 10 %, une bonne partie est
prélevée par des prédateurs. On sait
aussi que ces prédateurs sont liés à des
cercles du pouvoir. Le site est libéré
par les forces spéciales de l’ANP. Les
soldats courageux qui ont mené les
opérations connaissent cette réalité.
Comme tous les Algériens, ils ont appris
à faire avec. Resteront-ils dans le
registre de la résignation après leur
engagement au combat ? Accepteront-ils
l’idée qu’une partie des dividendes de
leur bravoure aille grossir des comptes
en banque de particuliers ? Le peuple,
qui a fait corps avec eux,
acceptera-t-il que la vie des soldats,
qui sont ses enfants, soit mise en
danger pour préserver des rentes indues
? Les regards se dessillent. Les gens
comprennent que les hydrocarbures ont
une durée de vie limitée. Si leur
produit continue d’enrichir des malfrats
au lieu d’être investi dans des
activités qui préparent l’après-pétrole,
la conclusion apparaît de plus en plus
clairement. C’est l’avenir décrit dans
le cadre du premier scénario.
Le peuple algérien
a déployé au cours de son histoire
tourmentée d’énormes qualités de courage
et de générosité. Le problème, c’est
qu’il ne s’est jamais décidé à assumer
son destin, préférant le confier à un
père à la figure incertaine. Ces
qualités qu’il a démontrées dans les
moments difficiles, les guerres qui ont
rythmé la période coloniale, la décennie
noire au cours de laquelle il s’est
obstiné à envoyer ses enfants à l’école
en dépit des menaces, à se rendre au
travail, à voter…, aura-t-il la force de
les mettre en œuvre en temps de paix ?
Il le fera s’il réalise pleinement que
la paix actuelle est factice, que les
marchandises dont regorgent les vitrines
et les étals de marché ne sont que le
produit éphémère d’une rente en voie de
tarissement. Il le fera lorsqu’il
dépassera le stade du prurit
nationaliste qui le fait se lever à
l’occasion comme un seul homme avant de
retourner à sa bienheureuse léthargie.
Alors, il sera mûr pour devenir acteur
de son destin et il ne permettra plus à
une coterie de mafieux de lui voler son
avenir…
(A paraître dans le
Quotidien d'Oran du
24 janvier 2013)
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