Tunisie
Quand la
révolution tunisienne tourne au
cauchemar
Béchir Turki
Photo:
Kapitalis
Lundi 28 mai 2012
Ben Ali le pourri doit se frotter les
mains et se dire que sa revanche a été
prise. Non pas par ses fidèles, mais par
ses ennemis les plus intimes.
Par
Béchir Turki
Par un mélange d’incompétence,
d’inexpérience et d’hypocrisie, les
gouvernants actuels ont rendu un service
inespéré à Ben Ali en lui permettant
d’oublier ses malheurs et de jubiler
peut-être face aux malheurs qui ne
cessent de s’abattre sur le pays depuis
sa fuite éhontée vers l’Arabie Saoudite.
Le «bon
vieux temps»
de la dictature
La révolution du 14
janvier a donc tourné au cauchemar et de
plus en plus de Tunisiens regrettent le
«bon vieux temps» de la
dictature où la sécurité dans les villes
et les villages et sur les routes ainsi
que l’intégrité des personnes et des
biens étaient pleinement assurées. Au
prix de la liberté certes, mais au moins
ne vivions-nous pas dans la hantise
d’être agressés ou malmenés par des
hordes de barbus dont les idées et les
accoutrements sont aussi loin de notre
patrimoine culturel et religieux que
l’est la Terre de la planète Mars, n’en
déplaise au chef du gouvernement qui
leur cherche toujours les excuses les
plus futiles.
Le mode
vestimentaire salafiste complètement
étranger aux moeurs tunisiennes
Les Tunisiens qui
commencent à regretter la dictature ne
sont pas des traitres. Ce sont des gens
qui se sont tout simplement posé la
question: qu’a apporté la révolution au
pays? Les réponses à cette question ont
de quoi rendre pessimiste le plus
optimiste des hommes.
Au lieu de la liberté
tant désirée, nous pataugeons dans
l’anarchie qui est en voie de
généralisation.
Au lieu de la démocratie
tant souhaitée, nous assistons
impuissants à la naissance d’un système
politique qui, si on se laissait faire,
serait pire que la dictature «novembriste»
(allusion au 7 novembre 1987, date de
l’accession au pouvoir de Ben Ali,
Ndlr).
Au lieu de la prospérité
tant attendue, nous avons une économie
toujours en panne, un nombre de chômeurs
qui a doublé en un an, une classe pauvre
qui est devenue misérable et une classe
moyenne qui est devenue pauvre.
Au lieu de la justice
indépendante tant rêvée, nous assistons
comme par le passé aux décisions les
plus troublantes où l’on décèle
l’empreinte de l’autorité politique,
comme dans les cas de l’emprisonnement
d’un directeur de journal pour avoir
publié une photo d’une femme vaguement
dénudée, et la relaxation du salafiste
profanateur du drapeau national, qui a
la sympathie du pouvoir en place.
Pourquoi en sommes-nous
là? Pourquoi la révolution a-t-elle
déraillé au point qu’elle est en train
de produire le contraire de ce que les
Tunisiens attendent d’elle? Les
résultats des élections du 23 octobre
ont été désastreuses dans le sens où
elles ont abouti à la victoire d’un
parti politique sans objectifs clairs,
sans cadres compétents, sans expérience
et sans connaissance de la réalité du
pays dans la mesure où ses dirigeants
étaient soit emprisonnés soit exilés à
l’étranger. Et c’est d’autant plus grave
que leur accession au pouvoir a coïncidé
avec un effondrement économique et
social tel que même les gouvernants les
plus expérimentés et les plus compétents
trouveraient des difficultés pour
redresser la situation.
Les
salafistes veulent imposer leur loi à
l'université
Le chef d’orchestre invisible du
gouvernement
A l’incompétence et à
l’inexpérience s’ajoute la volonté
tenace du chef d’Ennahdha, Rached
Ghannouchi, de s’accaparer à lui seul la
totalité du pouvoir. On assiste depuis
le 23 octobre dernier à une sorte
d’escroquerie politique ou un homme qui,
en apparence, n’a aucun pouvoir, aucune
fonction officielle au sein de l’Etat,
aucune autorité légale de prendre la
moindre décision, est en réalité la
source de tout le pouvoir, le chef
d’orchestre invisible du gouvernement,
l’homme qui tire les ficelles dans les
coulisses.
On dit que la loi
relative à l’organisation provisoire des
pouvoirs donne de larges compétences au
chef du gouvernement au détriment du
président de la république. Certes. Mais
on est en droit de se demander de quels
réels pouvoirs dispose Hamadi Jebali?
Est-il en mesure d’exercer les larges
pouvoirs que lui confère la loi ou ces
pouvoirs sont-ils rendus largement
théoriques par l’ascendant qu’exerce sur
lui le chef d’Ennahdha? En d’autres
termes, le pouvoir réel est-il à la
Kasbah, siège du Palais du gouvernement,
ou au bureau de Ghannouchi dans le bel
immeuble du quartier d’affaire de
Montplaisir ?
Sit-in de
chômeurs devant le siège de la Cpg à
Tunis
Marzouki, Ben Jaâfar et la fiction
démocratique
Ne parlons pas de
Marzouki et de Ben Jaâfar. Ces deux là,
pour avoir les postes qu’ils occupent
aujourd’hui, n’ont pas hésité à faire de
leurs partis (le Congrès et Ettakattol)
des partis décors semblables aux partis
sans poids ni importance dont se servait
Ben Ali dans sa vaine tentative de faire
avaler au peuple la fiction
démocratique. Il est devenu évident que
le Congrès et Ettakatol sont deux partis
sans influence ni importance face au
parti dominant, Ennahdha, qui est en
train d’adopter les pratiques du défunt
Rcd qu’il s’agisse de l’utilisation des
milices contre les adversaires
politiques ou de l’investissement de
l’administration à travers les
nominations de gouverneurs, de délégués
ou de Pdg et où l’allégeance prend
systématiquement le dessus sur la
compétence.
La compétence est une
denrée rare par les temps qui courent et
l’anarchie qui prend des proportions
inquiétantes ne se manifeste pas
uniquement dans le blocage des routes,
les grèves sauvages ou les sit-ins
devant les administrations ou le siège
de la télévision. Il arrive même que des
personnages très influents participent à
l’amplification de cette anarchie.
Quand Rached Ghannouchi,
qui n’a aucune fonction officielle au
sein de l’Etat, prend la liberté
d’accueillir ses invités dans le salon
d’honneur de l’aéroport de
Tunis-Carthage et franchit en toute
liberté les postes de contrôle de la
police des frontières, cela s’appelle de
l’anarchie. Ghannouchi est le chef du
parti Ennahdha et, en tant que tel, il
est un simple citoyen avec les mêmes
droits et les mêmes devoirs que Monsieur
tout le monde. S’il s’était permis
d’outrepasser ses droits de citoyen à
l’aéroport au vu et au su de tous, que
ne ferait-il pas dans les coulisses en
l’absence de caméras et de témoins?
Sit-inneurs
devant la télévision en service commandé
par…Ennahdha
Marzouki tire le diable par la queue
Mais l’anarchie peut
tout aussi bien être le fait de
personnages officiels et même du chef de
l’Etat quand il prend des décisions qui
tournent à l’humiliation pour tout un
peuple. On se demande de quel droit
Marzouki prend la liberté d’exempter les
citoyens de l’Arabie Saoudite de
l’obligation de visa pour leurs voyages
en Tunisie, alors que les citoyens de la
Tunisie demeurent astreints à s’en
procurer une s’ils voulaient se rendre à
Riyad ou Djeddah?
La raison invoquée par
Marzouki est aussi ridicule que le
nombre de Saoudiens qu’une telle
décision pourrait encourager à visiter
notre pays. Et puis avons-nous vraiment
besoin de touristes saoudiens? La
décision humiliante de Marzouki pourrait
peut-être encourager quelques centaines
de Saoudiens ordinaires à visiter notre
pays, mais elle n’a absolument aucune
influence sur le comportement des hommes
d’affaires. Un investisseur décidé de
faire des affaires en Tunisie ne
changera pas d’avis parce qu’il y a une
formalité consulaire à remplir. De même,
un investisseur non intéressé par la
Tunisie ne changera pas d’avis même si,
en plus de l’exemption de la formalité
de visa, on lui paye le billet et
l’hôtel.
Marzouki a-t-il
réellement besoin de faire subir une
humiliation à son peuple pour le plaisir
de voir débarquer chez nous quelques
centaines de Saoudiens? Que pèsent-ils
en termes économiques face aux millions
de touristes occidentaux? Et puis, à
l’heure ou des voix s’élèvent en Tunisie
pour s’attaquer au Code de statut
personnel, pour défendre la polygamie ou
encore le mariage traditionnel («orfi»),
la décision de Marzouki ne
consiste-t-elle pas à tirer le diable
par la queue?
N’encouragera-t-elle pas
l’émergence chez nous des «mariages
provisoires» («zawaj al-misyar»)
et autres «mariages de plaisir»
(«zawaj al-moutâa»).
On le voit, l’anarchie
prend plusieurs formes dans ce pays et
la responsabilité ne peut pas être
assumée seulement par de pauvres bougres
ou par des citoyens en colère poussés à
bout par l’aggravation de leurs
conditions économiques et sociales. Elle
peut être aussi le fait de hauts
personnages ou de personnes très
influentes dans la gestion des affaires
de l’Etat, même si elles ne remplissent
aucune fonction officielle. Cette
remarque est de la plus haute importance
et gagnerait à être intériorisée par les
électeurs qui, souhaitons-le,
sanctionneront les fauteurs d’anarchie
lors des prochaines élections.
Béchir Turki,
Ingénieur en détection électromagnétique
(radar), breveté de l’Ecole d’Etat Major
de Paris. Auteur de ‘‘Ben Ali le ripou’’
et ‘‘Eclairage sur les recoins sombres
de l’ère bourguibienne’’.
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Publié le 28 mai 2012 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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