Carrefour
d'identité
Esther Benbassa,
visionnaire cosmopolite
Anne Roy
© Esther
Benbassa
Lundi 8 août 2011
Imprégnée de
la langue et de la culture françaises
dès l’enfance, l’universitaire regrette
que sa patrie d’adoption ne fasse plus
rêver.
On connaît Esther Benbassa pour son
savoir encyclopédique sur le peuple
juif, mais aussi pour sa défense sans
concession des minorités discriminées
par la République. Des prises de
position exigeantes, à la hauteur du
rêve qu’a représenté la France pour
l’historienne née en 1950, à Istanbul,
dans un univers francophile. Son père
« qui récitait Shakespeare par cœur »
considérait la langue française « comme
inégalable ». Jeune fille, elle l’a donc
apprise tôt, par l’intermédiaire de sa
préceptrice arménienne, puis à l’école
des sœurs françaises. À l’époque, pour
elle, la France, c’était aussi
l’Atlantique et ses marées, inexistantes
en Méditerranée, qu’elle avait
découvertes dans un petit film où la mer
se retirait au Mont-Saint-Michel. Et
enfin, l’affaire Dreyfus, dont son père
lui « parlait la larme à l’œil » pour
évoquer la grandeur du pays qui avait
réhabilité le capitaine. Alors, à la fin
de ses études en Israël, où elle avait
déménagé avec sa famille à l’âge de
quinze ans, et qui représente sa
deuxième nation après la Turquie qui l’a
vue naître, cette très bonne élève a
préféré la France aux États-Unis pour
poursuivre ses études. Et en a également
adopté la nationalité.
C’est là, étudiante puis jeune
professeure de littérature française,
qu’elle a découvert une autre France,
qu’elle n’avait pas imaginée. Une France
frileuse à l’égard de son accent, son
« marqueur identitaire », sa
« négritude », au sujet duquel un
inspecteur de l’éducation nationale lui
a un jour demandé si elle ne « pensait
pas que ses élèves allaient le
prendre ». « La majorité ne prend jamais
l’accent de la minorité », se
souvient-elle lui avoir répondu. Une
France « où il est difficile d’être
français quand on vient de l’étranger »,
et qu’« on porte avec soi toutes les
cultures qui nous ont façonnés, même si
on se sent français et qu’on pense en
français ». Détentrice de trois
passeports, Esther Benbassa, qui parle
sept langues, se sent « comme chez
elle » quand elle arrive à New York,
sans que cela ne remette en cause les
affinités qu’elle entretient à l’égard
du pays dans lequel elle s’est
installée. « Citoyenne du monde »,
l’historienne se revendique
« cosmopolite ». Et souligne que depuis
l’entre-deux-guerres, en France,
l’adjectif a pris une connotation
antisémite pour devenir l’équivalent de
« juif ». À ne pas oublier.
Évidemment, Esther Benbassa est très
sensible au débat sur les binationaux
qui agite la droite de l’UMP depuis
plusieurs mois – « une vision élaborée
dans des bureaux par des gens qui ne
savent pas ce qu’est la nationalité ».
Et ne s’y trompe pas : « C’est une
facette du rejet des immigrés, qu’on
soupçonne de ne pas être de vrais
Français. » Et de retourner le
problème : « C’est à la société
majoritaire d’apprendre à intégrer ses
minorités. » Pour elle, considérer que
« la fidélité à la culture des siens »
soit une menace est une hérésie. « C’est
très important : notre société souffre
de cette perte des valeurs. En quoi
est-ce un problème de manger avec ses
parents à l’issue du ramadan, ou d’aller
en visite dans le village de ses
grands-parents ? » Elle-même entretient
des liens forts avec la Turquie, Israël,
les États-Unis, avec qui elle travaille.
Et, « allergique à tout nationalisme »,
considère ses différentes nationalités
« comme autant de balises » qui font
référence à son histoire. Et sont
d’autant plus importants que l’exil est
« toujours douloureux ». « On laisse
derrière soi des paysages, des couleurs,
des odeurs, se souvient-elle. Mais c’est
une douleur dans laquelle on apprend et
on se construit. »
À cette douleur de l’exil répond,
parfois, la confrontation avec la
réalité du pays dans lequel on arrive.
Il en va ainsi de la « France réelle »
qui ne répond pas à celle que lui
décrivait son père. « Quand il parlait
du capitaine Dreyfus, il oubliait la
première partie de l’histoire, sa
dégradation de l’armée », regrette
Esther Benbassa, « venue avec ses
diplômes » et qui estime « avoir payé le
prix » de son identité, dans un pays où
« l’ascenseur social est grippé » et où
« les élites se reproduisent entre
elles ». Et de constater avec amertume
qu’« aujourd’hui la France ne fait plus
rêver » – du pays des droits de l’homme
et de la Révolution, ne restent plus que
« les parfums et la gastronomie ». « Or,
c’est le rêve qui fait de l’immigré un
Français qui assume sa citoyenneté »,
précise la chercheuse, qui souligne
l’échec de la France à prévoir le
printemps arabe. « La France, qui a
fourni les plus grands arabisants, a
perdu cette connaissance. Nos étudiants
ne veulent plus faire d’études sur le
monde arabe : ils ne trouvent plus de
travail. »
Heureusement, certains pans de la
France de son enfance ont résisté à
cette confrontation âpre avec la
réalité. Tous les étés, l’historienne se
retire dans sa maison de campagne, au
bord de la Manche, où le rythme des
marées n’a pas fini de la fasciner.
© Journal L'Humanité
Publié le 9 août 2011 avec l'aimable
autorisation de
L'Humanité
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