Le projet de zone de libre-échange
transatlantique
Otan économique
et/ou G-2 géopolitique ?
Alfredo
Jalife-Rahme
Mercredi 3 avril
2013 Le projet de
Barack Obama de créer une Zone de
libre-échange transatlantique ne doit
pas être envisagé du seul point de vue
économique. Il s’agit de donner une
identité capitaliste et de souder les
Etats membres de l’OTAN. De ce point de
vue, ce projet est un moyen de prolonger
la prééminence des États-Unis en leur
arrimant l’UE. A contrario, c’est une
déclaration de guerre au reste du monde
en général et aux BRICS en particulier. Dans son
message sur l’état de l’Union,
Obama a lancé une idée audacieuse,
apparemment anodine sur le plan
commercial, mais d’une grande
profondeur géostratégique ; cela
concerne un bloc holistique qui
représenterait la plus grande
puissance militaire et géoéconomique
de la planète (50 % du PIB global et
un tiers du commerce planétaire),
pour créer un Partenariat global
transatlantique de commerce et
d’investissement entre les trois
pays de l’Accord de libre-échange
nord-américain (ALENA) (USA, Canada
et Mexique, le premier n’ayant
d’ailleurs pas demandé leur avis aux
deux autres) et les 27 pays de
l’Union européenne. Si cette EU-27
ne se balkanise pas et surmonte la
crise de l’euro, elle pourrait
absorber l’Association européenne de
libre-échange (EFLE), qui comprend 4
pays ; Islande, Norvège, Suisse et
Lichtenstein, et peut-être même
—dans un horizon résolument
optimiste— les pays balkaniques
issus du démembrement de la
Yougoslavie, sans oublier la
Turquie, où se livre une bataille
ontologique sur son destin
eurasiatique. Il n’est pas difficile de
conclure que l’audacieux projet
d’Obama, capable de transfigurer les
coordonnées de la géopolitique
globale, a été conçu pour
contrecarrer l’ascension
irrésistible de la Chine, doublement
encerclée ; elle l’est du point de
vue militaire par le « pivot
» d’Obama (c’est-à-dire le
déplacement des forces militaires US
d’Europe et du Proche-Orient vers
l’Extrême-Orient), qui commence à en
récolter les fruits avec l’escalade
des tensions dans le Nord-Est
asiatique : collision des intérêts
entre Chine et Japon au sujet des
îles Diaoyu, récente explosion
nucléaire en Corée du Nord, et, du
point de vue marchand, création du
bloc commercial de l’Accord de
Partenariat Trans-Pacifique (TPP en
anglais) dont fait partie,
étrangement, le Mexique néolibéral
totalement émasculé et vendu aux
schémas géoéconomiques US.
L’idée d’une Zone de
libre-échange transatlantique vient
de loin, et avait été étudiée dans
les années 1990, en pleine ère
Clinton unipolaire, quand les US
envisageaient une conquête
subreptice du monde par des traités
commerciaux multisectoriels (cela
s’est traduit par la Zone de
libre-échange des Amériques pour le
continent américain, un échec).
Dans la nouvelle ère
multipolaire, Obama ressuscite une
Zone de libre-échange
transatlantique de plus grande
envergure, afin de soumettre la
Chine, dont les médias n’ont pas
réagi, ce qui témoigne probablement
d’une certaine perplexité.
La presse britannique et le
premier ministre Cameron,
fondamentaliste néolibéral, ont
applaudi le projet mercantiliste
d’Obama, tandis que Angela Merkel
s’y est ralliée pour se racheter,
comme les apparatchiks de la
Commission européenne ; seule
réticence : du côté de François
Hollande.
Revenons sur les réactions
recensées par Philip Stephens, dans
le The Financial Times [1],
porte-voix de la globalisation
financiériste ; à l’unisson de
l’euphorie de l’oligopole
anglo-saxon multimedia, il exulte et
annonce que le Pacte promet le gros
lot, la résurrection de l’ordre
politique libéral qui semblait en
perte de vitesse il y a peu.
Stephens considère la Zone de
libre-échange transatlantique comme
un objectif géopolitique, autrement
dit, l’économie comme moyen pour une
certaine fin. Il ne le dit pas, mais
fait résonner l’idée d’un G2
géopolitique entre les deux
puissances quelque peu déchues des
deux côtés de l’Atlantique-Nord.
Stephens ne cache pas le mépris
britannique général envers l’Europe
continentale ; l’Europe n’occupe
plus un centre d’intérêt
géopolitique pour les USA face aux
supposés chantages de Poutine
(l’auteur ne prédise pas sa pensée,
mais il doit penser là au gaz russe
et à l’arrêt de l’expansion de
l’OTAN dans le Caucase). Il offense
le tsar de Russie encore plus que
l’Europe : d’après lui, c’est un
bouffon qu’il ne craint pas. No
comment !
Au delà des chiffres (par exemple
3,5 millions de dollars en
investissements partagés), qui
servent de plate forme de lancement
pour la grande alliance géopolitique
qui s’annonce, on trouve le désir
partagé de « préserver un ordre
international » (?) ouvert et
basé sur des règles, comme la «
meilleure garantie pour la sécurité
occidentale » (sic). Est-ce donc
que les USA s’apprêtent à déglutir
militairement l’Europe des 27,
durement frappée par la crise de
l’euro et le spectre de la
balkanisation ? Le pacte
amènera-t-il à une unification
monétariste des deux plus grandes
devises de la planète, avec un euro
castré et totalement soumis au
dollar ?
Stephens définit le pouvoir en
des termes modernes qui s’ajoutent
aux chiffres secs de l’économisme.
Pour lui, la « sécurité » est
tout, et elle réside dans
l’acceptation de « normes et de
valeurs internationales » ajouté
à la force militaire brute, outre la
capacité à configurer les
événements. Il se contente
d’envisager une réalisation à 50 %
du pacte projeté et fulmine contre
les technocrates, contre qui les
politiques devront brandir le fouet,
dit-il. Le problème, c’est qu’au
bout de 30 ans de théologie
néolibérale, l’espèce politique est
en voie d’extinction face à la
prolifération polluante de
technocrates ignares, qui ont vu
s’effondrer leur joli petit modèle
financier monétariste.
Malgré ses dissonances,
cacophonies et aphonies, Stephens ne
perd pas de vue la réalité que
doivent comprendre les politiques
quand les technocrates se trouvent
handicapés pour le faire. Le système
émergent est, répétons-le, plus
multipolaire et moins multilatéral.
L’ordre global n’appartient plus à
l’Occident. Ce qu’il appelle « le
vrai prix », ce qui est le plus
important pour lui, c’est que le
système reste enraciné dans
certaines « valeurs universelles,
telles que le règne de la loi, la
sécurité collective, le respect de
la dignité humaine et la
comptabilité gouvernementale ».
Certes, mais le problème, c’est que
l’Occident néolibéral, victime du
syndrome de Shylock, barbare et
misanthrope, a complètement oublié
ses valeurs humanistes
transcendantales. Même sans compter
les obstacles qui pourraient
paraître infranchissables entre l’UE
des 27 et les États-Unis (passons
sur la rencontre bloquée de Doha,
les chocs culturels, les aliments
génétiquement modifiés, le répugnant
fracking, les poulets chlorés
etc), il sera intéressant de voir si
les ogives nucléaires de Poutine le
font vraiment rire, alors que
Washington et Bruxelles se déclarent
atterrés par les bombes nucléaires
iraniennes qui n’existent pas
encore.
Le nouveau pacte finira-t-il par
inviter la Russie à faire partie de
son Otan économique ? Poutine ne
préfèrera-t-il pas rester dans son
rôle de charnière eurasiatique entre
l’UE à 27 et la Chine ?
Et quelles mesures préventives et
défensives prendra la Chine, qui
compte les plus grandes réserves de
devises globales, lesquelles, malgré
les Cassandres globalistes de
l’Atlantique Nord, maintiennent une
croissance impressionnante ?
Une probabilité impossible à
mesurer pour le moment serait que le
pacte pousse vers un rapprochement
les pays du RIC (Russie, Inde,
Chine) s’étendant en direction des
BRICS (les mêmes + Brésil et Afrique
du Sud), tandis que les autres pays
choisiront avec quel bloc jouer, à
leurs risques et périls.
Traduction
Maria Poumier
Source
La Jornada
(Mexique)
[1]
« Transatlantic pact promises bigger
prize », par Philip Stephens,
The Financial
Times, 14
février 2013.
Alfredo Jalife-Rahme
Professeur de Sciences politiques et
sociales à l’Université nationale
autonome du Mexique (UNAM). Il publie
des chroniques de politique
internationale dans le quotidien La
Jornada et l’hebdomadaire
Contralínea. Dernier ouvrage
publié : El Hibrido Mundo Multipolar
: un Enfoque Multidimensional
(Orfila, 2010).
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