Opinion
Russie: des
émigrants fantômes ?
Alexandre Latsa
© Alexandre Latsa
Mercredi 13 juillet 2011
"Un autre regard sur la Russie" par
Alexandre Latsa Très
récemment, une série d'articles est venue
rappeler à quel point la Russie était un
pays sans avenir. Divers médias
francophones, tel que le
Figaro, la
Tribune de Genève,
Le soir, ont commenté les résultats
d’un sondage qui expliquait "qu’un
cinquième des Russes (22%) souhaiterait
émigrer de Russie" et que "selon les
chiffres officiels, cités par Vedomosti,
en trois ans, environ 1,2 million de
personnes ont quitté la Russie". Ces
résultats "illustreraient une nouvelle
vague d'émigration, et mettent à mal les
mots d'ordre patriotiques et les projets
ambitieux du Kremlin" écrit encore
Europe1.
La naissance d’un mythe
Le chiffre de 1,25 millions de Russes
qui seraient partis depuis 3 ans
viendrait d'une
discussion en date du 15.01.2011
retransmise à la radio d’opposition Echo
de Moscou entre Sergueï Stépachine
(président de la
Cour des comptes) et
Michaïl Barshevski. Je rappelle le
moment clef de l'échange en russe
ci-dessous, avec sa traduction en
français derrière:
С.СТЕПАШИН: Но у меня есть цифры
точные. 1 миллион 250 тысяч человек,
которые работают за рубежом. Это не
самые плохие наши…
М.БАРЩЕВСКИЙ: Ты имеешь в виду не
водопроводчиков?
С.СТЕПАШИН: Ну, это ученые,
специалисты.
М.БАРЩЕВСКИЙ: Миллион 250 тысяч?
С.СТЕПАШИН: Миллион 250 тысяч.
Примерно столько ушло после 1917 года».
S.STEPACHIN: J'ai des chiffres précis. 1
million 250 mille personnes qui
travaillent à l'étranger. Et pas les
plus mauvais...
M.BARCHEVSKI: Tu veux dire pas des
plombiers?
S.STEPACHIN: Des scientifiques, des
spécialistes.
M.BARCHEVSKI: 1 million 250 mille?
S.STEPACHIN: 1 million 250 mille.
Voilà à peu près combien sont partis
depuis 1917.
1,250 million de russes travaillent
donc à l'étranger. Comment en est-on
arrivé à ce que ce chiffre soit
repris par la presse francophone comme
le nombre de russes ayant soi-disant fui
la Russie depuis 3 ans?
Dans un
article du 11 février 2011 de
Moskovsksi Komsomolets intitulé "courons
loin du tandem" ("Бегом от тандема") il
est écrit: "la Cour des comptes a
officiellement déclaré que durant les
dernières années sont partis de Russie
1,25 million de personnes. La vague
d'émigration est à peine moins grande
que celle de 1917. Ces données sont
confirmées par le directeur du Service
Fédéral des Migrations (FMS): "300 à
350.000 Russes partent chaque année
travailler à l'étranger. Combien
reviennent, il ne l'a pas dit".
("Счётная палата официально сообщила:
“За последние годы из России уехали 1
250 000 человек”. Волна эмиграции
немного меньше, чем после 1917 года. Эти
данные подтверждает директор Федеральной
миграционной службы Ромодановский:
“Порядка 300—350 тысяч россиян уезжают
каждый год работать за рубеж”. Сколько
возвращается, он не сказал").
En réalité une vérification sur
le lien en question des affirmations
du directeur du FMS permet de lire la
phrase dans son ensemble et non un
morceau sorti de son contexte. Voila ce
qu’il y est en fait écrit: "Chaque année
300.000 Russes partent de Russie, dont
40.000 pour aller résider définitivement
à l'étranger. Ce chiffre était de 70.000
en gros avant la crise, mais il s'est
réduit (..) De tous les Russes qui
sortent du pays, a peu près 30 à 40.000
quittent le pays pour aller résider
définitivement à l’étranger".
Каждый год из России уезжают более
300 тысяч россиян, из них около 40 тысяч
- на постоянное место жительства,
считает глава Федеральной миграционной
службы РФ Константин Ромодановский. "До
кризиса цифра была 70 тысяч человек, но
потом эта цифра сократилась. (...) Из
всех уезжающих россиян за границу
"примерно 30-40 тысяч" покидают страну
на постоянное место жительства".
Le 29 mai 2011, la revue russe
d’opposition
Novaya Gazeta dans un réquisitoire
intitulé "La Russie ne plait plus"
affirme que le pays ne sera pas en état
survivre jusqu’à la crise démographique
de 2050 en écrivant que le "représentant
de la Cour des comptes Serguei
Stépachine a affirmé que depuis 2008,
1,25 million de personnes" ont émigré.
("Председатель Счетной палаты Сергей
Степашин еще в январе озвучил цифру — с
2008 года из страны уехало 1,25 миллиона
человек").
Les faits sont bien loin des
obsessions idéologiques
L’institut Rosstat donne des chiffres
reconnus comme étant assez précis.
Regardons les
flux migratoires de Russie, entrées
et sorties de 1997 à 2010, ici sous
forme de tableau:
Depuis 2008 donc, 105.544 russes ont
émigré hors de Russie.
Etudions maintenant l’émigration de
Russie vers l’étranger lointain et non
l’étranger proche, qui correspond à
l’ex-monde soviétique. En effet il
semble peu plausible que ces émigrants
russes récents aient fui en masse la
Russie de ces 3 dernières années pour
aller chercher refuge en Azerbaidjan ou
en Biélorussie! Les données de 1997 à
2008 sont consultables en ligne ici et
celles de 2009 et 2010 ici. J’ai
synthétisé sous forme de tableau les
résultats :
Depuis 1999 on peut voir que la
quantité d’émigrants de Russie baisse,
ce qui traduit l’amélioration économique
que le pays connait depuis 10 ans.
Depuis 2008: 37.894 Russes ont émigré
définitivement vers l’étranger
lointain.
Il y a aussi une méthode indirecte de
vérification: La consultation des
statistiques migratoires d’Eurostat, des
USA, du Canada, ou de l’Australie par
exemple. Là encore, ce chiffre de 1,2
millions de Russes ayant obtenu un titre
de séjour à l’étranger parait
fantaisiste. Il faudrait alors supposer
qu’un million de Russes seraient partis
sans se déclarer dans des pays qui ne
tiennent pas de statistiques, cela
semble peu crédible.
Sondages et Fantasmes
Maintenant le sondage traduisant "la
soi disant nouvelle vague d'émigration,
et qui mettrait à mal les mots d'ordre
patriotiques et les projets ambitieux du
Kremlin". Regardons attentivement le
tableau
de ce sondage: si 22% des sondés
affirment vouloir émigrer, ils ne sont
que 1% à déjà préparer leur départ en
faisant leurs sacs (ca n’a pas changé
depuis 2009). Ils ne sont que 2% à avoir
pris la décision d’émigrer et 6% à
étudier les possibilités d’émigration.
Ils sont également 69% à ne jamais
penser à émigrer.
Par comparaison, en 2006,
25% des jeunes britanniques
souhaitaient émigrer, ce chiffre a
atteint
33% en décembre 2010. Mais à
la même date, seulement 2% d’entre eux
ont réalisé leur projet d’émigration. En
clair, le pays n’a connu aucune fuite
massive de cerveaux malgré de tels
sondages. En 2009,
20% des Chinois diplômés
souhaitaient également quitter le pays.
En 2010,
30% des jeunes arabes (des
pays de la ligue arabe) souhaitaient
également émigrer. On relève aussi que
20% des Bulgares en âge de
travailler souhaitent partir à
l’étranger.
Ce seuil de 20 à 30% semble donc
exister dans de nombreux pays,
indépendamment du contexte économique
local, bon pour la Chine, ou moins bon
pour la Bulgarie par exemple. Par
rapport à ces chiffres, on peut surtout
se demander s’il y a suffisamment de
jeunes Russes diplômés ou pas, qui
souhaitent acquérir une expérience
professionnelle à l’étranger. La
mondialisation de l’économie offre des
opportunités de plus en plus nombreuses
dans ce sens, et il n’y a rien de
malsain dans cette tendance qui améliore
les échanges économiques. Ce qui est
malsain, c’est de propager dans les
médias des chiffres faux, pour alimenter
des prévisions catastrophistes.
Quelles conclusions en tirer?
- Les chiffres montrent en Russie une
baisse forte de l’émigration et une
stabilisation de l’immigration depuis le
début des années 2000.
- Le nombre de Russes qui ont
définitivement quitté leur pays depuis
2008 est de 105.544 et non pas de 1,25
million.
- Une certaine presse dite
d’opposition gagnerait beaucoup à être
réaliste dans ses analyses et non à
fantasmer en lançant des mensonges,
repris et propagés sur la toile. La
quantité ne s’impose pas sur la vérité.
La Russie devrait par exemple
vraisemblablement
faire face à la crise démographique
de 2050.
- Certains gros relais médiatiques
francophones semblent ne pas vérifier
leurs sources et on peut légitimement se
poser la question de savoir s’il s’agit
de simple mauvaise foi ou
d’incompétence.
Dans les deux cas, c’est assez
inquiétant et cela ne reflète pas la
vérité de la Russie d’aujourd’hui.
Article publié sur RIA Novosti
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