Néanmoins, des parallèles peuvent être dressés avec la
situation en Europe des années 1930 :
Avec une différence notable : désormais, les immigrés
menaçants ne sont plus juifs mais musulmans.
On peut, bien évidemment, minimiser le danger, affirmer que
ces tendances restent très minoritaires. Ce serait oublier à
quel point leurs thèses
pénètrent la pensée dominante, sont reprises par les partis
de droite comme de gauche. Le succès du livre écrit par Thilo
Sarazin de la Banque centrale allemande et membre du Parti
social-démocrate, (L’Allemagne s’autodétruit), (dont les
critiques de l’islam et des musulmans sont approuvées par 60 %
des Allemands), n’est qu’un témoignage parmi d’autres.
Sur ce thème, et les rapports qu’il entretient avec la
perception du conflit israélo-palestinien, voici un extrait de
mon ouvrage,
De quoi la Palestine est-elle le nom ? (Les Liens qui
libèrent, septembre 2010).
Alors qu’au début du XXe siècle les juifs étaient perçus
comme une menace pour la civilisation européenne, à l’aube
du XXIe siècle ce sont les musulmans qui les ont remplacés à
cette place peu enviable de « boucs émissaires ». Et, depuis
le 11 septembre 2001, la Palestine est souvent perçue comme
étant l’un des champs de bataille du choc des civilisations
qui opposerait le monde occidental à l’islamisme, au
terrorisme islamique, voire à l’islam. Dans cette
configuration, Israël retrouve la place, dont avait rêvé le
fondateur du sionisme Theodor Herzl, celui de poste avancé
de l’Occident contre les « barbares ».
La nouvelle droite radicale européenne, de Gert Wilders
aux Pays-Bas à Oscar Freysinger en Suisse, ne s’y trompe
pas, elle qui a relégué l’antisémitisme au magasin des
accessoires désuets. Freysinger, l’homme à l’origine de la
« votation » sur l’interdiction de la construction de
minarets en novembre 2009, s’explique : « Notre parti a
toujours défendu Israël parce que nous sommes bien
conscients que, si Israël disparaissait, nous perdrions
notre avant-garde. (…) Aussi longtemps que les musulmans
sont concentrés sur Israël, le combat n’est pas dur pour
nous. Mais aussitôt qu’Israël aura disparu, ils viendront
s’emparer de l’Occident. [1] »
Le philosémitisme déborde le cadre étroit de la droite
radicale pour devenir l’opinion la plus répandue parmi les
intellectuels européens, y compris de gauche. Ce phénomène a
été analysé de manière roborative par deux Israéliens, l’un
laïque, Yitzhak Laor, l’autre religieux, Ivan Segré [2].
Le philosémitisme, remarque Segré, est la pièce maîtresse d’« une
opération idéologique d’envergure visant à imposer le mot
d’ordre d’une “défense de l’Occident” », un terme qui,
pourtant, avait été disqualifié à la suite de son usage par
Hitler, puis par les militants de quelques groupes musclés
en Europe, qui écumaient fièrement le Quartier latin dans
les années 1960 et dont l’un s’intitulait précisément
« Occident ». A l’heure même où la condamnation du nazisme
semble unanime, le concept de « défense de l’Occident »
retrouve une virginité inattendue.
Cette « opération idéologique » suppose d’abord
d’identifier les juifs à l’Europe et de proclamer, comme une
évidence, l’existence immémoriale d’une « civilisation
judéo-chrétienne ». L’entreprise ne manque pas de piquant si
l’on se rappelle que cette expression est née dans les
années 1930, précisément pour contrer le discours hitlérien
de défense de l’Occident et de la civilisation chrétienne
contre les juifs. Le philosophe français catholique Jacques
Maritain écrivit ainsi en 1942 que la tradition
« judéo-chrétienne » était la source des valeurs
occidentales. Cette idée fondée sur de louables intentions
continua à être utilisée, notamment aux Etats-Unis, pour
affirmer les valeurs du « monde libre » contre l’Union
soviétique athée. Pourtant, dès les années 1960, elle tomba
en désuétude, les guerres de libération anticoloniales
mettant à bas l’idée d’une lutte de civilisation dans
laquelle le Nord représenterait le Bien [3].
Paradoxalement, c’est avec la chute du mur de Berlin que la
notion de « civilisation judéo-chrétienne » a connu une
nouvelle jeunesse avec une acception inédite : l’inclusion
des juifs dans un Occident ressuscité au détriment des
nouveaux parias, les musulmans.
Nul mieux que l’écrivain israélien Amos Oz n’a exprimé, à
son corps défendant, cette posture a-historique
d’identification du judaïsme à l’Europe. Dans un discours
sur les années 1930 prononcé à Francfort en 2005, il
expliquait :
« A l’époque, les trois quarts de l’Europe
n’aspiraient qu’à se débarrasser définitivement de tous ces
paneuropéens fervents, polyglottes, férus de poésie,
convaincus de la supériorité morale de l’Europe, amateurs de
danse et d’opéra, amoureux du patrimoine paneuropéen, rêvant
d’une unité européenne post-nationale, prisant la
courtoisie, les toilettes et les modes européennes,
admirateurs inconditionnels d’une Europe que depuis des
années (…) ils s’étaient évertués à amadouer, à
enrichir dans tous les domaines et par tous les moyens,
s’efforçant de s’intégrer, de l’attendrir en lui faisant une
cour effrénée, de se faire aimer, accepter, de la
satisfaire, d’en faire partie, d’être aimé. »
A cette invraisemblable distorsion des faits, Yitzhak
Laor rétorque :
« Les Juifs assassinés en Europe n’étaient pas une
nation d’“europhiles”. (…) Ils n’étaient pas
“polyglottes, férus de poésie, convaincus de la supériorité
morale de l’Europe, amateurs de danse et d’opéra”, etc. Un
tel propos est une offense aux victimes du génocide, dont la
majorité n’allait jamais à l’opéra ni ne lisait de poésie
européenne. »
Amos Oz nie tout simplement l’altérité des victimes
juives, qui ressemblaient bien plus aux travailleurs
immigrés d’aujourd’hui qu’à des Européens « bien élevés »,
comme le révèlent les photos des ghettos est-européens, mais
aussi les mesures de restrictions à l’immigration juive
imposées par les gouvernements européens et celui des
Etats-Unis dans le premier tiers du XXe siècle.
Ce rejet de l’idée d’une « civilisation
judéo-chrétienne » remontant à des millénaires n’émane pas
exclusivement de milieux laïques, mais aussi d’intellectuels
religieux, et ce dès les années 1930. Plus tard, le grand
philosophe Yeshayahou Leibowitz les rejoignit dans un texte
célèbre publié en 1968 par le quotidien Haaretz,
« Sur le prétendu “héritage judéo-chrétien commun” ». Plus
récemment, analysant le discours de nombre d’intellectuels
médiatiques français, de Bernard-Henri Lévy à Alexandre
Adler, de Pierre-André Taguieff à Alain Finkelkraut, Ivan
Segré dénonce la dissolution du judaïsme et de sa
singularité dans le christianisme et l’Occident.
Car pour Segré, cette dissolution constitue le deuxième
acte de l’« opération idéologique d’envergure » visant à
imposer le mot d’ordre de « défense de l’Occident ». Alain
Finkelkraut y apporte sa contribution : le philosophe
prétend ainsi que l’Amérique représente « l’image inversée
d’Auschwitz » et que « le souvenir d’Auschwitz » est devenu
la loi morale de la conscience démocratique. S’opposer à la
politique des Etats-Unis revient ainsi à faire preuve d’un
antisémitisme plus ou moins honteux.
Parallèlement, on assiste à une relégation du génocide
« loin de l’Europe ». Shlomo Sand, un historien israélien
rendu célèbre par son essai Comment le peuple juif fut
inventé (Fayard, 2008), avait publié auparavant un
intéressant ouvrage, Le XXe siècle à l’écran [4]
(Seuil, 2004), dans lequel il revenait sur Shoah
(1985), le film de Claude Lanzmann. Outre que ce
documentaire fut financé par le gouvernement israélien à
travers une société écran, Sand note :
« Il posait une coupure totale entre le monde de la
haute culture et la “solution finale”. Shoah
repousse, en effet, le meurtre de masse dans les franges
incultes de l’Europe. Tous les lieux physiques en relation
avec l’Holocauste sont des bourgades polonaises, et les
ruines des camps se situent également en Pologne », le
film escamotant ainsi totalement le fait que « les
décisions, l’organisation et la logistique de cette
entreprise de mort émanèrent bien des centres de la haute
culture allemande […] »
Une partie de la généalogie occidentale du génocide est
ainsi délibérément occultée. Ni les massacres coloniaux, ni
l’eugénisme, ni la brutalisation de la vie européenne avec
la Première Guerre mondiale ne sont rappelés, car ils
obligeraient à essayer de comprendre pourquoi la
civilisation occidentale et sa « haute culture » ont
engendré le nazisme – même s’il n’y avait aucune
prédestination faisant du génocide des juifs « la vérité »
de l’Occident.
[1]
Cité par Olivier Moss in Patrick Haenni et Stéphane
Lathion (dir.), Les Minarets de la discorde, Infolio,
coll. « Religioscope », Paris 2009.
[2]
Yitzhak Laor, Le Nouveau Philosémitisme européen, La
Fabrique, 2007, et Ivan Segré, La Réaction philosémite,
Lignes, 2009.
[3]
Pour tout ce paragraphe, on lira la passionnante analyse de Mark
Silk, « Notes on the Judeo-Christian Tradition in America »,
American Quarterly, Vol. 36, n° 1, printemps 1984.
[4]
Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Fayard,
Paris 2008, et Le XXe Siècle à l’écran, Seuil, Paris,
2004.