Syrie
Lettre d'une
syrienne à un ami belge
Jeudi 13 septembre 2012
Ce
beau texte nous a été envoyé par Fayrouz
(*), une Syrienne résidant à Damas qui,
par le passé, s’est montrée critique
vis-à-vis du gouvernement mais qui, face
à l’apparition d’une opposition
militarisée soutenue par des puissances
étrangères et formée d’islamistes venus
de l’extérieur, s’est très rapidement
ralliée au gouvernement de Bachar el-Assad,
qu’elle considère un rempart. -
Silvia Cattori
Cette lettre est une synthèse des
événements qui secouent mon pays et
que j’observe depuis le début. Je
vais commencer par la description de
notre vie quotidienne,
Aujourd’hui c’était la pleine lune.
Un jour, le poète Nizar Qabbani a
reproché aux damascènes de monter
sur le mont Qassioun la nuit de
pleine lune contempler leur ville
baignée dans sa lumière.
Mais des bruits d’explosions ont
retenti sous le clair de lune, et au
matin, un médecin a été assassiné,
dans la série des assassinats ciblés
pour liquider les cadres
scientifiques syriens. La veille,
les gangs ont ciblé deux endroits
dans Qassa’, le quartier chrétien,
tuant deux jeunes gens. Une voiture
piégée a explosé lors des
funérailles de deux jeunes martyrs,
au cimetière, dans un quartier
habité par des druzes et des
chrétiens, tuant 12 personnes dont
des enfants.
Chaque nuit, les habitants de Qassa’
sont perturbés par le bruit des
combats dans les vergers de Jobar,
(Est de Damas) c’est pourquoi nous
avons invité l’amie de ma fille pour
qu’elle puisse passer une nuit
paisible chez nous, et profiter avec
nous du clair de lune, mais notre
soirée a été interrompue par les
bruits des combats à Dareyya et à
Jdaydet Artouz. (Ouest de Damas) ;
un hélicoptère nous a survolés.
Ceci ressemble à ce qu’a relevé
Robert Fisk : on entendait des
bruits de combats au meeting
journalistique organisé par le
ministre des affaires étrangères
syrien.
Et ceci est vrai car les vergers
d’al Razi [1],
dans lesquels se sont nichés les
terroristes, se trouvent juste
derrière le complexe ministériel.
Parfois des charges explosives
collées aux voitures, explosent dans
certains quartiers très fréquentés
de la capitale ; après chaque
explosion il est devenu courant
d’appeler ses amis pour prendre de
leurs nouvelles. Certaines rues de
Damas sont interdites, en raison du
danger que représentent des
bâtiments potentiellement ciblés, et
il est indispensable d’étudier son
trajet avant de prendre sa voiture.
Nous ne sommes pas encombrés par les
voitures des estivants du Golfe, ou
des Occidentaux. En revanche, Damas
est pleine de réfugiés des autres
villes syriennes. Et pour accomplir
des démarches administratives, on
affronte une foule sans précédent.
Nous vivons dans une ambiance de
guerre et nous disons que c’est une
guerre mondiale et régionale contre
la Syrie, mais nous nous y sommes
habitués. Comme nous nous sommes
habitués à écouter quotidiennement
les informations, et à échanger dans
nos conversations les détails qui
n’ont pas de place dans les
rubriques.
Il y a un an et demi, nous
jouissions d’une sécurité sans
pareille dans cette région : nous
assistions à des spectacles, nous
allions aux expositions, aux
soirées, et nous rentrions tard.
Au nom de la démocratie, l’Occident
a lâché sur nous les bandes armées
du « chaos », et
nous a privés de la sécurité.
C’est pourquoi j’ai eu l’impression
que le ministre des affaires
étrangères avait repris nos propres
mots lorsqu’il a dit :
« Il y a des Syriens
qui comme moi, souhaitent voir la
Syrie retourner à l’époque d’avant
où nous étions fiers de notre
sécurité ».
Ces détails font partie de notre
vie, et chacun de nous n’a qu’une
vie.
Ces détails, aussi
douloureux-soient-ils, s’inscrivent
dans une évolution politique
générale.
Un long chemin a été parcouru dans
l’affrontement de la crise :
1) À peu près jusqu’au quatrième
mois des affrontements, les bandes
armées et le projet politique
extérieur pour faire tomber la Syrie
se sont dissimulés derrière des
revendications consensuelles : des
réformes de lois et des
institutions, le retrait de
l’économie libre de marché et du néo
libéralisme, le combat contre la
corruption, l’élargissement du champ
des libertés publiques, une
participation réelle des autres
forces politiques dans la
gouvernance du pays.
Personne n’a critiqué la politique
extérieure syrienne qui s’oppose à
l’hégémonie états-unienne et à
l’invasion sioniste, car elle
exprime les traditions du peuple
syrien, et sa position de gardien
des valeurs patriotiques arabes.
Au cours des premiers mois de
contestation, les manifestations
partaient des mosquées après la
prière du vendredi, et la chaîne
qatari al Jazeera communiquait aux
contestataires les noms des
campagnes de contestation, et
beaucoup de gens croyaient aux
mensonges qu’elle diffusait. En
parallèle, les médias occidentaux
donnaient l’image d’une armée qui
tirait sur des manifestants
pacifiques. Ces mois-là ont été
difficiles, nous évitions de sortir
les jeudis et vendredis. Mais dès
l’instant où le peuple syrien a
réalisé que le sujet de cette
contestation n’était pas les
réformes mais la position assumée
par la Syrie dans l’affrontement
arabo-sioniste, les gens sont
descendus dans la rue par millions,
sur les places des villes syriennes,
et ont repris la rue aux gens des
mosquées et aux hommes armés. C’est
pourquoi je trouve que le peuple
syrien, a, par sa maturité, devancé
les politiciens.
Il s’est précipité dans les rues la
nuit où la Ligue arabe a suspendu la
Syrie qui, pourtant, est membre
fondateur de la Ligue. Il s’est
aussi précipité dans la rue la nuit
du premier veto de la Russie et de
la Chine. Ma voisine, qui n’est pas
du tout politisée, est accourue en
disant : « Je
descendrai dans la rue et j’irai là
où les gens vont. »
2) Cela a contribué à démasquer le
Conseil d’Istanbul : les Syriens ont
découvert que ses représentants
étaient liés aux services de
renseignements ; ils ont entendu
leurs positions contre la résistance
Arabe au sionisme et les
déclarations de certains de ses
membres qui veulent établir des
relations avec Israël, ce qui est
une énormité que ne peut pardonner
le peuple syrien.
3) Les faits ont révélé la férocité
du Qatar et de l’Arabie Saoudite,
ces deux États rétrogrades, leur
insistance pour une ingérence
militaire internationale au nom du
Chapitre 7 de la charte des Nations
Unies, et leur financement des
bandes armées.
4) Les images diffusées ont montré
la sauvagerie de ces bandes ; je
pense que la décapitation des
policiers qui ont été ensuite jetés
dans l’Oronte, a été un des
tournants qui ont écœuré les Syriens
habitués à la miséricorde, et leur a
ouvert les yeux sur la vengeance qui
les attend en cas de chute du
régime. Même les opposants
patriotiques ont compris la
nécessité de défendre le pays et le
tissu social syrien.
5) Les aveux des criminels ont
révélé l’identité des centres
d’entraînement et de financement,
mettant ainsi en lumière le projet
de subversion extérieur et ses
instruments. Nous avons tous été
atterrés par les récits des
criminels décrivant calmement les
égorgements de civils, les vols et
les viols filmés pour en accuser
l’armée syrienne.
6) Les religieux chrétiens et
musulmans ont affronté ces crimes et
ces explosions avec des prières
communes et ils se sont mobilisés
pour protéger le tissu social syrien
qui réunit toutes les confessions et
religions dans un État laïc, et une
culture commune.
7) Les citoyens malmenés par les
bandes armées qui ont occupé leur
maison ou les en ont chassés, la
terreur des enfants qui ont assisté
cachés au meurtre de leur famille,
ont mis en lumière la nature des
bandes qui commettent ces crimes et
les signent sur les murs avec le
sang des victimes ; ce sont des
salafistes financés par le Qatar et
l’Arabie Saoudite, un rassemblement
de jihadistes islamistes.
8) La chute de Baba Amr, de l’«
émirat islamique » à Homs, a
montré que ce qui était présenté par
la presse occidentale et du Golfe
comme le berceau de la révolution
n’était en fait qu’un «
émirat » basé
sur la vengeance, l’égorgement, les
fatwas des cheikhs rétrogrades, des
centres de tortures, des conseillers
des services de renseignements
occidentaux, des tunnels
d’approvisionnement et des armes
israéliennes. Il est apparu aussi
que les gangs se sont emparés des
habitations, ont percé les murs pour
se déplacer entre les appartements,
et qu’ils ont égorgé des familles
entières avec femmes et enfants.
9) L’image de la révolution et des
révolutionnaires s’est trouvée
complètement anéantie, et sont
apparus les salafistes barbus avec
leurs drapeaux noirs. Les gens se
sont réfugiés auprès de l’armée
qu’ils ont appelée à l’aide en lui
indiquant les caches des gangs. La
protection sociale des gangs s’est
ainsi rétrécie. [2]
Est apparue aussi la rage des
habitants qui avaient été forcés de
se taire. Le massacre de Dareyya a
dévoilé les horreurs que
commettaient les gangs au cœur même
de cette protection sociale ; c’est
ainsi que s’est complètement brisée
l’image des «
émirats islamiques » et de la
pureté de la charia qu’ils veulent
appliquer et qu’est apparu leur
éloignement du véritable Islam.
10) L’armée syrienne qui pendant les
dix dernières années se préparait à
affronter une éventuelle attaque
israélienne, n’était pas préparée
pour une guérilla ; en outre, les
instructions très fermes qu’elle
avait reçue quant à la protection
des civils ont causé la mort d’un
grand nombre de soldats et
d’officiers, mais les cortèges de
funérailles dans les villages ont
montré aux citoyens les origines
villageoises et populaires des
militaires.
La spontanéité des femmes répétant «
morts pour la Syrie,
pour la patrie », a bouleversé
l’âme des Syriens. De nos foyers,
nous partagions leurs larmes et leur
peine.
11) Ceci a restauré l’image de
l’armée. Tout le monde admet que le
Liban a bénéficié de la protection
de l’armée syrienne qui a laissé
derrière elle dix mille de ses
soldats morts en martyrs lors de
l’invasion israélienne, mais pas
seulement : il y a eu aussi la
salissure de cette même armée, à
cause de la corruption dirigée par
Abdel Halim Khaddam et Ghazi Kanaan,
en plus des corrompus libanais.
L’armée syrienne a retrouvé son
prestige aux yeux des Syriens ; les
femmes les hommes et les enfants
l’accueillent en lui lançant du riz
et lui offrant à boire, là où elle
les libère des gangs. C’est ainsi
que la guerre l’a rapprochée du
peuple et elle n’est plus isolée
dans ses casernes. Le peuple et
l’armée ont partagé leurs
souffrances et leur défense
réciproque.
En un an, l’armée, qui n’était pas
préparée pour une guérilla, s’est
entraînée, a acquis une agilité, une
habileté et une confiance en elle,
et a été équipée de tenues de combat
adaptées. Il est clair pour le
citoyen que cibler et briser l’armée
est un objectif stratégique
israélien, chose que le peuple
syrien n’accepte pas.
12) Il est apparu que des courants
politiques qui étaient écartés du
parlement, ont présenté un discours
politique et économique vivant. Sans
aucun doute la nomination du Dr
Qadri Jamil comme vice président du
Conseil des ministres, la création
du ministère de la réconciliation
nationale, avec à sa tête le Dr Ali
Haidar, (qui était aussi à l’écart)
sont des choix qui tranchent avec la
politique précédente et qui
répondent à la demande nationale.
13) Burhan Ghalioun a échoué à
éloigner le peuple du régime, car il
l’a précipité dans une misère
économique (en favorisant les
sanctions contre la Syrie).
La bêtise de la politique
états-unienne a produit l’inverse
des résultats escomptés, comme l’a
dit Maître Vergès.
Nous disions, la Syrie ne doit pas
être qu’un marché occidental, nous
devons nous tourner vers l’Est. Le
monde n’est pas uniquement l’Europe
occidentale. Les sanctions
économiques occidentales ont montré
que nous avions raison ; et voici la
Syrie qui signe des contrats avec la
Russie et la Chine. Malgré la
guerre, nous n’avons pas eu de
pénurie alimentaire sur les marchés.
Le gouvernement y a veillé. La
crainte des citoyens, qui les
poussait au début à faire des
stocks, s’est dissipée. Seuls
peut-être les magasins de vêtements
de marques occidentales se sont
vidés. Mais ce n’est pas une
préoccupation générale.
14) Le comportement des hauts
fonctionnaires a changé ; les
nouveaux ministres, les gouverneurs
des villes et le premier ministre se
préoccupent de l’approvisionnement
en denrées alimentaires, des centres
de réfugiés syriens, des hôpitaux,
des lieux d’attentats. Nous disions
: les hauts fonctionnaires sont au
service du peuple et non pas des
tuteurs ! Voici que la guerre
réalise ce souhait.
15) Après le nettoyage des quartiers
qui avaient été occupés par des
gangs, l’armée se retire et les
équipes de maintenance
interviennent, pour réhabiliter les
infrastructures que ces gangs ont
détruites ; les denrées de première
nécessité sont distribuées aux
habitants, les Maires vérifient
l’état de leurs quartiers. Ceci est
sans précédent et n’existait pas
avant la guerre.
16) Les jeunes ont exercé pleinement
des activités sociales d’intérêt
général ; ils ont aidé le Croissant
rouge, secouru les réfugiés syriens
sinistrés, remercié l’armée, visité
les mères des martyrs ; certains
d’entre eux ont été tués par les
balles des gangs alors qu’ils
acheminaient de la nourriture aux
habitants encerclés, dans les
quartiers tenus par les gangs.
Même à l’apogée des mouvements de
libération des peuples arabes, et de
la force de l’URSS, les patriotes ne
pouvaient rêver qu’un intellectuel
de gauche spécialiste et patriotique
comme Qadri Jamil, accède au poste
de vice président pour les affaires
économiques, ni qu’un homme aussi
honnête et cultivé qu’Ali Haidar
devienne ministre de la
réconciliation nationale !
C’est pourquoi il me semble que la
Syrie, célèbre pour son acier
damascène, utilise le feu de la
guerre pour tremper son acier. Et le
peuple qui a sauvé son pays est
devenu plus apte à défendre ses
droits. Et l’armée qui a fait de
gros sacrifices n’acceptera pas les
corrompus, qu’ils soient militaires
ou civils.
Cette guerre que nous ont déclarée
les États-Unis, Israël et les pays
du Golfe, a tourné une page de notre
vie. Nous ne sommes plus comme
avant, la douleur aussi donne des
fruits, dont la sagesse et la
lucidité. Nous rejetons encore plus
l’hégémonie états-unienne et la
fourberie israélienne ; notre
conviction est de plus en plus
ancrée que la Syrie est la gardienne
des valeurs patriotiques et de la
résistance arabe ; nous sommes de
plus en plus fiers de notre pays. La
Syrie n’est pas seulement le berceau
des civilisations anciennes, c’est
aussi le partenaire d’un tournant
historique, avec sur ses rives un
empire qui n’est plus une force
unipolaire, mais qui n’admet pas
cette vérité ; et de nouvelles et
jeunes forces économiques, sociales,
et politiques, que sont la Russie,
la Chine, le Brésil, l’Inde et
l’Amérique Latine.
Dans ce nouveau contexte, le droit
d’ingérence au nom de la protection
des civils n’est plus possible, il
faut respecter le droit
international, et c’est ce que Jean
Bricmont a exprimé lors de son
intervention à l’UNESCO. [3]
Nous privilégions donc l’optimisme.
Le congrès du Mouvement des
Non-alignés à Téhéran et les
manifestations du peuple turc le
confirment.
Ce n’est pas l’optimisme naïf de
celui qui s’imagine que les étapes
historiques avancent toujours et ne
reculent jamais. Mais de celui qui
examine la réalité sans ignorer le
désastre des pertes. En Syrie, il y
a des villes détruites, des
infrastructures anéanties ; des
écoles, des hôpitaux, des
établissements, des usines,
nationales ou privées, qui ont été
brûlés par les gangs, des orphelins
et des veuves innombrables, et des
marginaux désœuvrés qui seront des
recrues pour les salafistes si nous
ne les rendons pas productifs.
Robert Fisk a noté ce qu’a dit le
ministre des Affaires étrangères :
les États-Unis sont derrière la
violence en Syrie, et cela
continuera après la bataille d’Alep.
Ses paroles sont crédibles au vu des
arrivées d’armes et d’hommes du
Liban et de la Turquie, et de l’aveu
d’un des hommes d’Al Qaida qui a été
entraîné dans une mosquée à Saïda :
l’aveu que Saad Hariri et sa sœur
représentent les forces politiques
libanaises qui soutiennent le
salafisme.
Je déduis de l’interview accordé par
le Président à la chaîne nationale
Al-Dounnia que cette guerre mondiale
et régionale ne se terminera pas en
quelques mois.
Ajoutons à cela que le sionisme
cherche à épuiser l’armée syrienne
et à liquider la résistance
nationale. Il ne cache pas son
projet stratégique de disloquer
l’Irak, la Syrie, le Liban et
l’Égypte. Mais nous sommes là ! Nous
sommes présents ! Nous sommes
acteurs. Nous sommes nous-mêmes le
tournant vers une époque nouvelle !
La défaite est interdite, si
difficile que soit la victoire !
(*) Nom fictif : pour des raisons de
sécurité évidente nous ne donnons
pas ici son vrai nom.
[1]
Les vergers d’al-Razi situés derrière
l’hôpital du même nom, sont en
continuité avec Déraya.
[2]
Voir : « Syrie : Le massacre de 245
personnes à Déraya aurait été commis par
la rébellion », par Robert Fisk,
The Independent, 29
août 2012.
http://www.silviacattori.net/article3605.html
[3]
Voir : « Intervention de Jean Bricmont à
l’Unesco – Juin 2012 »
http://www.silviacattori.net/article3336.html
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