Interview de Roland Dumas et
Jacques Vergès
Propos recueillis par Gilles Munier
(Octobre 2011)
Il y a quelque chose de pourri au
royaume de France ! On attendait les
révélations de Saif al-islam sur le
financement de la campagne
présidentielle de Nicolas Sarkozy par la
Libye… À la place, on a eu droit, sur le
même sujet, à la relance de l’affaire
Bettencourt, le scandale politico-fiscal
de la principale actionnaire de la
société L’Oréal, puis à un déluge de
révélations sur la remise de valises de
billets en provenance de présidents
africains, par l’entremise de l’avocat
de la Françafrique Robert Bourgi
(l’un des dénonciateurs, qui reconnaît
avoir porté des valises) à des
hommes politiques français, toutes
tendances confondues. Dans cette
atmosphère de fin de règne, on lira avec
délectation le pamphlet de Jacques
Vergès et Roland Dumas qui connaissent
bien les dessous crapuleux du
renversement du colonel Kadhafi. Un
pamphlet à lire d’une traite*.
Afrique Asie :
« Sarkozy sous BHL », le pamphlet que
vous venez de publier, est une volée de
bois vert contre le pouvoir de l’argent
en politique. Pouvoir et argent ont
toujours cohabité, sauf peut-être dans
certains pays socialistes. Qu’apporte de
nouveau la présidence Sarkozy dans ce
domaine ?
Roland Dumas : Le
pouvoir de l’argent a toujours existé.
Au travers des siècles. Dans tous les
régimes. Il est triste de voir une
grande démocratie ou « prétendue
telle » comme la République
française, être en proie à un phénomène
aujourd’hui décuplé.
Les révélations qui sortent chaque jour
sont édifiantes à ce sujet mais la
« France Afrique » n’est pas
simplement un problème d’argent et de
valises de billets. C’est aussi une
méthode qui nous ramène des siècles en
arrière et qui repose sur des actions
militaires, en bref, sur le
colonialisme : « Un régime vous déplaît,
on le change, on en installe un autre ».
Peut-on dire que c’est là le progrès ?
Jacques Vergès : Ce que
la présidence Sarkozy apporte de nouveau
dans les relations entre pouvoir et
argent est l’hypertrophie du rôle de
l’argent sale et de la corruption qui
s’ensuit, faisant de la République
française une République bananière. Ses
relations avec les pays africains et
arabes ne se font plus à travers des
diplomates mais à travers des
affairistes douteux.
BHL, la « mouche du coche »
Afrique Asie : Vous
vous en prenez à « Lévy d’Arabie »…
BHL. Est-ce la première fois, sous la
République, qu’un intellectuel détient
publiquement un tel pouvoir? Peut-on
comparer son influence à celle de
Jacques Attali sur François Mitterrand
ou de Marie-France Garaud sur Georges
Pompidou puis Jacques Chirac ?
Jacques Vergès : On ne
peut comparer les rôles discrets de M.
Attali auprès du président Mitterrand ou
de Madame Garaud auprès de Georges
Pompidou avec le rôle de M. Lévy auprès
de Sarkozy qui est un rôle de décideur.
Le président Sarkozy entérine les
conciliabules de M. Lévy avec des
émissaires libyens dans les hôtels
parisiens.
Roland Dumas : C’est
sans doute la première fois qu’un
intellectuel aussi médiocre que M.
Bernard-Henry Lévy joue un rôle aussi
important dans la République. On ne peut
le comparer ni à Jacques Attali qui
était une institution dans la République
ou à Marie-France Garaud qui disposait
d’une relation personnelle avec Georges
Pompidou. La situation insolite de M.
BHL ne relève ni d’un cas ni d’un autre.
Il n’est rien dans la République. Il
s’impose. Il virevolte. Il joue les
« mouches du coche ».
Afrique Asie : En
Libye, le CNT occupe Tripoli. Qu’en
est-il de la plainte que vous comptiez
déposer accusant Nicolas Sarkozy de
crime de guerre ?
Jacques Vergès : Cette
plainte attend que M. Sarkozy ne soit
plus à même d’empêcher cette plainte de
suivre son cours.
Afrique Asie : Après la
Libye, Sarkozy menace la Syrie et
l’Iran. Où s’arrêtera-t-il ?
Jacques Vergès : M.
Sarkozy est irresponsable, il est
capable désormais de toutes les folies à
moins que le peuple français ne lui
passe une camisole de force auparavant.
Roland Dumas : C’est
cela qui nous inquiète. Les menaces
contre la Syrie sont précises. Elles
sont sérieuses. Les menaces contre
l’Iran existent. On a l’impression que
tout est fait pour embraser le
Proche-Orient. A quoi cela
correspond-il ? On peut se le demander.
Je ne peux séparer la situation actuelle
de ce qui se passe à l’ONU au sujet des
Palestiniens.
L’humanité se déshonore en laissant
tomber le peuple palestinien qui est
raisonnable, paisible et ne demande pour
lui que ce que les israéliens ont obtenu
pour eux-mêmes.
Retour du colonialisme
Afrique Asie : Après le
renversement de Saddam Hussein, de
Laurent Gbagbo et du colonel Kadhafi, ne
sommes-nous pas en définitive en train
d’assister à un retour accéléré du
colonialisme ?
Roland Dumas : Tout à
fait. Nous assistons à un retour, non
seulement accéléré mais amplifié,
démultiplié du colonialisme avec des
moyens énormes. Saura-t-on un jour le
coût des campagnes de l’Afghanistan et
de la Libye ? Le peuple français a le
droit de savoir. Au moment où tout le
monde s’agite autour de la crise,
n’est-il pas raisonnable de poser la
question du coût de guerres inutiles et
monstrueuses ?
Jacques Vergès : C’est
évident que la politique de M. Sarkozy
marque un retour du colonialisme à un
moment où la France et l’Occident en
général n’en ont plus les moyens. Il
peut renverser les gouvernements mais ne
peut assurer l’ordre ensuite.
Afrique Asie :
Pensez-vous que l’Algérie soit sur la
liste des « pays à casser » ?
Roland Dumas : Pourquoi
pas. Le contentieux entre la France et
l’Algérie est durable. Quand vous
imaginez que les Français n’ont pas
encore souscrit à la proposition de
négociations avec l’Algérie sur un
contrat d’amitié, parce que trop de
blessures sont encore saignantes… Tout
est à craindre pour l’Algérie, mais ce
sera pour M. Sarkozy un autre
« morceau »…
* Lire « Bonnes feuilles » dans
Afrique Asie d’octobre 2011
http://www.afrique-asie.fr/index.php/category/accueil/actualite/article/sarkozy-sous-bhl-interview-de-jacques-verges-et-roland-dumas
« Sarkozy sous BHL », par Roland Dumas
et Jacques Vergès (Ed. Pierre-Guillaume
de Roux) – 126 p. – 13,90 euros