Gaza assiégée : Un
chirurgien témoigne Silvia Cattori
Jeudi 28 avril 2011
“Chroniques de Gaza 2001-2011”, est un de ces ouvrages
bouleversants dont la lecture vous laisse changé. Dans une
succession de très courts chapitres, son auteur, le chirurgien
français Christophe Oberlin, nous fait découvrir par petites
touches, dans une langue simple et sobre, l’émouvante humanité
d’un peuple et le courage avec lequel il affronte le siège cruel
qui lui est imposé par l’occupant colonial israélien avec la
lâche complicité de la “communauté internationale” et de nos
principaux médias d’ “information”. Pas de pathos, mais une
succession d’épisodes et d’expériences, au contact de gens
frappés par la violence, dévoilent la terrible réalité
quotidienne. Christophe Oberlin répond ici aux questions de
Silvia Cattori.
Silvia
Cattori :Votre récit est très
prenant [1].
Il nous fait entrer dans le quotidien de ces familles assiégées,
en butte à des difficultés de tous ordres, qui survivent et se
reconstruisent en se tournant vers l’avenir, quoi qu’Israël leur
fasse. On comprend que dès votre arrivée à Gaza, en décembre
2001, c’est avec incrédulité que vous avez vu les avions de
l’armée israélienne surgir à basse altitude, passer le mur du
son, déverser des bombes sur une population pacifique. Dix ans
après ce premier contact avec la violence, qu’est-ce qui a
changé dans votre perception ?
Christophe Oberlin :
Ce qui a changé est qu’aujourd’hui je fais une corrélation entre
ce que je vois sur place et ce qu’en disent nos médias et nos
hommes politiques. La façon dont ils présentent les faits
correspond rarement à ce que je constate sur place. Cela m’a
irrité. J’ai alors cessé de m’abonner à certains journaux, j’ai
cessé de lire et d’écouter les informations à la radio et à la
télévision. Je privilégie une information de qualité à travers
d’autres sources.
Silvia
Cattori :On comprend que, très vite,
le chirurgien venu à Gaza pour sauver des vies, confronté à tant
de corps mutilés, a été conduit à réfléchir sur l’arrière fond
politique de ces bains de sang à répétitions. Témoigner de ce
que vous avez vu, rétablir une information politiquement biaisée
par nos médias, n’était-ce pas pour vous une manière de rendre
justice et dignité à ce peuple ?
Christophe Oberlin :
C’est très clair. Et c’est la raison pour laquelle depuis des
années, je réagis, j’écris de petits témoignages et j’accepte de
donner des conférences. Je suis allé opérer pendant des dizaines
d’années dans d’autres pays sans jamais ressentir le besoin de
m’exprimer. Mais dès lors que vous découvrez que les évènements
que vous avez vus, vécus, sont totalement déformés, cela vous
met en colère. J’ai été invité à m’exprimer sur un plateau de
France 24, après l’agression israélienne de 2008/2009. Le titre
donné à l’émission était : “Y a-t-il eu des
crimes de guerre à Gaza ?” Ce point d’interrogation était
totalement déplacé ; comme le fait de savoir si les morts et les
blessés étaient ou non des combattants. Étant sur place j’avais
pu voir qu’il n’y avait quasiment que des civils, des familles
entières. Dans ce contexte de désinformation on est donc
forcément conduit à prendre la parole pour dire ce qui s’est
réellement passé. On voit bien qu’en ce qui concerne les médias
il y a une censure, une autocensure, et que ce que disent ou
écrivent les rares témoins sur place ne les intéresse pas.
Silvia
Cattori : Au fil des pages on découvre
des personnages poignants, comme le chirurgien Fayez. On est
stupéfait de voir, au travers de son parcours, que ce peuple,
constamment persécuté, demeure, lui, sans haine ni ressentiment
contre ses oppresseurs. Et étonnamment optimiste. À votre avis,
où puise-t-il la force de maintenir cette extraordinaire
vitalité et humanité ?
Christophe Oberlin :
Je crois que cela fait partie du fond de l’humanité, que c’est
inhérent à chaque individu. Tous ceux qui ont vécu dans ces
enfers ont des récits identiques. Primo Levi en donne des
exemples. Chacun d’entre nous a des capacités de résistance
absolument extraordinaires qui se dévoilent dans des conditions
extrêmes. Ce n’est pas particulier à Gaza. Il n’y a pas, à mon
sens, des populations qui résistent mieux que d’autres. Mais il
n’en est pas moins vrai que la résistance et l’endurance dont
fait preuve la population de Gaza est admirable. Au sujet de
Fayez, je me souviens d’un matin où il était assez abattu. “J’ai
passé une mauvaise nuit. Ma belle-sœur est morte dans la nuit
d’un cancer du sein. Je ne sais pas comment le dire à mon
épouse,” a-t-il dit en passant. Chez nous, on a les moyens
de dépister ces cancers et de sauver la plupart des patientes.
Là-bas non. La simplicité avec laquelle, ces gens assiégés par
l’occupant vous parlent de leur quotidien, rendu encore plus
atroce par les maladies qu’ils n’ont pas les moyens de soigner,
est une leçon pour chacun de nous.
Silvia
Cattori :Avec quelles séquelles s’en
sortent-ils ? En particulier les enfants ?
Christophe Oberlin :
On peut être surpris qu’il n’y ait pas plus de gens qui perdent
la raison. J’ai parlé avec Maryvonne Bargues, un médecin
psychiatre qui, pendant des années a fait un travail auprès de
familles vivant à l’étroit, entassées dans dix mètres carrés, et
dont des enfants, des proches, avaient été gravement blessés ou
tués. Son constat est étonnant. En dépit des conditions de vie
épouvantables, il y a des récupérations psychologiques
impressionnantes. Si vous allez vous promener aujourd’hui dans
les rues de Gaza – au sortir d’une semaine de bombardements qui
ont fait de nombreux tués et blessés - vous aurez l’impression
d’une population qui vit en état de paix.
Silvia
Cattori :Vos descriptions de
personnalités du Hamas, que vous avez bien connues, sont très
élogieuses. On comprend que vous avez noué des liens de
confiance réciproque avec ces gens aux destins hors normes qui,
malgré les drames qu’ils ont vécus, sont restés pleinement
humains. Le portrait que vous faites du chirurgien et
responsable politique, Mahmoud Khalid al-Zahar, par exemple, est
très impressionnant. Cela contraste singulièrement avec l’image
fruste, voire exécrable, qui est systématiquement véhiculée chez
nous à leur sujet. En voyant la caricature qu’en ont faite des
journalistes qui, comme vous, ont eu l’occasion de les
rencontrer, qu’est-ce que cela vous inspirait ?
Christophe Oberlin :
J’ai été et je reste scandalisé. En fait il faut savoir que les
rares journalistes occidentaux qui vont à Gaza sont
nécessairement accrédités par les autorités israéliennes. Pour
moi le critère d’accréditation [2]
semble clair : sont accrédités les journalistes dont les
Israéliens sont assurés qu’ils dénigreront tout ce que fait le
Hamas. Ce que j’affirme, j’ai eu l’occasion de l’observer
maintes fois. Je n’ai jamais vu jusqu’à présent un journaliste,
autorisé à entrer à Gaza par le passage d’Erez, écrire un
article décrivant avec objectivité ce qui a été accompli sous
l’administration du Hamas.
Silvia
Cattori :Cela nous oblige à nous
interroger sur les a priori de ces idéologues qui, au sein du
mouvement de solidarité, parce qu’ils n’aiment pas les barbus,
ont privilégié le camp des “laïcs”, d’une Autorité palestinienne
“modérée” qu’ils considèrent comme la seule représentante
légitime du peuple palestinien [3].
Vous ont-ils adressé des reproches et demandé de vous expliquer
sur la charte du Hamas qu’ils qualifient généralement
d’antisémite [4] ?
Christophe Oberlin :
Malheureusement, il y a très peu de reproches directs. Je le
regrette, car il est plus intéressant d’essayer de convaincre
ceux qui ne sont pas de votre avis ! Tout simplement, ceux qui
ne sont pas d’accord avec ce que je dis ou écris ne m’invitent
pas. Au sein du mouvement de solidarité, la façon de lutter
contre ceux qui disent des choses positives sur la gestion
politique du Hamas, est de les marginaliser. Finalement, à leur
échelle, leur manière de se comporter n’est guère différente de
celle que nous connaissons avec les médias. Toutefois je suis
invité à donner régulièrement des conférences en province.
Là-bas, les militants ont une certaine indépendance par rapport
à Paris, le siège du mouvement. Ils me disent m’inviter parce
qu’ils sont intéressés à connaître tous les points de vue, tout
en sachant que leur direction ne m’apprécie guère. À travers ces
rencontres avec le public, je m’aperçois que, quand vous
décrivez les faits et que l’on vous sent de bonne foi, ont vous
croit. Je ne raconte dans les “Chroniques de Gaza” que des faits
rigoureusement exacts, des scènes que j’ai vécues, avec le
minimum d’appréciations personnelles. Je crois que les faits
parlent d’eux-mêmes, à chacun d’en tirer des conclusions.
Sur la charte du Hamas. Je
n’ai pas cherché à devenir le spécialiste de la question mais il
se trouve que, depuis 2001, à chaque retour de Gaza on m’a
demandé de parler de ce qui se passe là-bas. D’une conférence à
l’autre on vous pose des questions et cela vous oblige à
approfondir vos connaissances. Cela m’a conduit à demander à mes
interlocuteurs à Gaza, de s’expliquer notamment sur cette
question de la charte du Hamas dont certains aspects sont
considéré à juste titre chez nous comme inacceptables. Il m’a
été répondu que cette charte, datant de 1988, a été écrite par
quelques personnes. Que le Hamas était devenu depuis un parti
politique et que, depuis 2006, à chaque échéance électorale il y
avait un programme clair que l’on pouvait consulter et qui était
la référence. Et que, par conséquent, cette charte n’avait plus
cours.
Cela dit j’aimerais élargir
un peu le débat. Cette manière de toujours s’appuyer sur
l’accusation d’antisémitisme qui permet de jeter instantanément
l’anathème sur tout ce qui a trait à la Palestine dès lors qu’il
y a une phrase, un mot qui dérange ; c’est quand même un procédé
extrêmement déloyal si on prend en compte le fait que les
Palestiniens, dont des familles entières ont été décimées par
des juifs, et chassées hors de chez elles en 1948, ont tout
perdu. En Occident, dès que l’on prononce le mot “juif”, il y a
des oreilles qui se dressent [5].
Mais c’est quand même au nom du judaïsme, de la conscience
juive, qu’un État juif a été créé. Et c’est au nom d’un État qui
se proclame juif que les autorités israéliennes persécutent tout
ce qui n’est pas juif. Donc, demander à des Palestiniens qui ont
été frappés dans leur chair, de ne pas dire qu’ils n’aiment pas
leurs oppresseurs juifs, c’est quand même un peu fort. Qu’il
puisse même y avoir ce que nous considérons comme des
« dérapages » est quelque chose, à mon avis, de tout-à-fait
véniel, au regard du sort qui leur est fait. Il est insensé de
reprocher à ce peuple qui est opprimé au nom de l’État juif
d’appeler “juif” son oppresseur. Ce délit d’antisémitisme que
l’on recherche derrière tout propos, est quelque chose de
profondément déloyal.
Silvia Cattori :Vous décrivez avec
une rare objectivité dans quelles circonstances le Hamas a été
conduit, en juin 2007, à intervenir contre les mercenaires du
Fatah - financés et armés par les États-Unis en accord avec
Israël - pour déjouer le plan secret qui devait aboutir à sa
liquidation. Là aussi il y a un fossé entre ce que vous avez
observé sur place, et ce que les “envoyés spéciaux” accrédités
par Israël, ou les partisans du Fatah, en ont rapporté [6].
Toutes les preuves avaient été mises sur la table mais les
journalistes de l’establishment continuent de les ignorer. Les
entendre imputer les violences aux forces du Hamas, et non pas
au plan criminel du Fatah, devait mettre la grande majorité de
Palestiniens qui ne collaborent pas avec l’occupant, dans une
grande colère. À quoi ces mensonges devaient-ils servir, sinon à
légitimer la continuation des offensives de l’armée israélienne
contre le Hamas et le maintien au pouvoir de l’Autorité
palestinienne ?
Christophe Oberlin :
C’est une histoire affligeante. Mais c’est aussi une histoire
qui se répète. Concernant la guerre d’indépendance algérienne
par exemple, la résistance a reçu un fort soutien de la part
d’une partie de la gauche, et des communistes notamment ; et, à
partir du moment où il est apparu que l’Algérie indépendante
n’allait pas basculer dans le camp socialiste, il y a eu un
certain nombre de défections. Toujours en Algérie, en 1992, ce
sont les mêmes qui ont soutenu ce qui est appelé pudiquement
“l’interruption du processus électoral,” en réalité un coup
d’Etat militaire soutenu par les occidentaux, dont la
conséquence a été une guerre avec 100 000 morts. À la victoire
électorale du Hamas, on a vu instantanément le même phénomène se
reproduire. Je me souviens d’une tribune libre écrite par un
sioniste notoire intitulée Hamas, “l’ennemi commun.” À la
dernière fête de l’Humanité, j’ai été approché par un militant
qui soutenait une petite activité associative sur Gaza, “à
condition que cela reste dans un cadre laïc.”
Prétendre aller parler de
laïcité dans un pays où 95% de la population a des sentiments
religieux, c’est tout de même complètement décalé. Il faut
savoir si l’on veut aider une cause parce qu’elle en vaut la
peine, ou imposer un “modèle.” Il est arrivé que des militants
qui voulaient m’inviter à parler de mon livre s’affrontent au
sein de leur comité avec des “laïcs” qui ne veulent en fait pas
entendre parler du Hamas. Mépriser le Hamas, c’est mépriser la
population qui l’a élu ! Gaza aujourd’hui est indissociable du
vote Hamas. Et se limiter à parler de la Cisjordanie, c’est
aller dans le sens américano-israélien de soutien indéfectible à
“l’Autorité Palestinienne”… alors que l’on sait que des
élections libres aujourd’hui en Cisjordanie donneraient
vraisemblablement la victoire au Hamas.
Silvia
Cattori : Le chapitre de votre livre
intitulé “Sara” est très fort. On en demeure pantois. Réunis par
la veillée funèbre d’une vieille dame qui s’avère être la mère
de Mohammed Dahlan [7],
des cadres du Hamas argumentent courtoisement avec des partisans
du Fatah. Ce genre de surprenant épisode, cette absence
d’animosité de la part de ces cadres du Hamas, dont les
militants sont torturés et jetés en prison en Cisjordanie par
les forces de sécurité du Fatah, laissent-ils augurer que,
demain, malgré les trahisons, une réconciliation soit possible ?
Christophe Oberlin :
J’ai assisté bien souvent à des scènes de cet ordre. Il m’est
arrivé de me trouver dans une famille où étaient réunis à la
même table des membres du Hamas et un de leurs cousins médecin
qui était payé par la direction du Fatah, à condition qu’il
n’aille pas travailler [8].
J’étais stupéfait du climat qui régnait. Il n’y avait que de
petites piques, rien de méchant. Tout se disait sur le mode
humoristique. Cette fraternité entre Palestiniens, je l’avais
observée avant le scrutin qui a porté le Hamas au pouvoir. Cela
continue aujourd’hui. Je crois qu’une réconciliation est
possible. Il n’y a pas de revendications de haine entre le Fatah
et le Hamas. C’est une querelle de chefs. L’Autorité
palestinienne ne représente même plus la base du Fatah. C’est
une fausse querelle. Au niveau des électeurs, il n’y a pas
d’animosité entre Hamas et Fatah. Si des élections étaient
organisées dans des conditions électorales normales, cela se
déroulerait de manière aussi paisible qu’en 2006.
Silvia
Cattori :Encore une fois, on ne peut
s’empêcher de penser qu’Israël n’aurait pu aller si loin dans
l’horreur si les idéologues qui dictent la ligne politique au
sein du mouvement de solidarité, au lieu de soutenir le camp du
Fatah et de ceux qui ont opté pour la collaboration avec
l’occupant, avaient clairement soutenu le camp des forces qui,
comme le Hamas, ont refusé cette voie là et continué à
revendiquer le droit des Palestiniens à résister à l’occupation.
Par ce genre d’étrange mésalliance, n’ont-ils pas rendu la tâche
plus facile à Israël et prolongé les souffrances du peuple
palestinien ?
Christophe Oberlin :
Bien entendu ils ont rendu la tâche plus facile à Israël. Cela
dit, je ne crois pas qu’on aurait pu contenir l’escalade de
violence à laquelle on assiste. Quand on voit ce qui est en
train de se passer aujourd’hui, qui va, tout le laisse supposer,
jusqu’à l’assassinat délibéré d’internationaux [9],
quand on met ces faits en parallèle avec ce que les Palestiniens
subissent depuis le début de la colonisation juive en Palestine,
je crois malheureusement que le projet sioniste devait
nécessairement passer par cette violence-là ; par toujours plus
de violence.
Silvia Cattori :
En somme, l’élection
du Hamas en 2006 fut, à maints égards, un moment de vérité qui a
permis de dévoiler des compromissions contre nature, aussi en ce
qui concerne les ONG. Vous racontez avoir été exclu par deux
grandes ONG françaises qui ne protestent jamais publiquement
quand leurs équipes médicales sont exposées aux humiliations et
aux harcèlements des autorités israéliennes. Peut-on connaître
le nom de ces ONG et quels prétextes elles ont invoqué pour vous
priver de leur financement ?
Christophe Oberlin :
Il s’agit d’ONG qui font par ailleurs du bon travail :
Médecins du monde et Aide
Médicale Internationale. Ce sont des grosses organisations,
au moins pour la première, qui comportent des administrations
énormes. Il y a là des enjeux de pouvoir importants. Pour
accéder à la présidence, à des hauts postes, les candidats sont
prêts à se plier à toutes sortes de compromissions. Leurs
responsables ne veulent pas que leurs équipes s’expriment. Je
respecte cette position mais, concernant la Palestine, où les
équipes médicales subissent régulièrement harcèlements et
humiliations de la part des autorités israéliennes, je n’accepte
pas de me taire. Il y a des cas où il est impératif de réagir.
Il y a eu des incidents
dûment documentés et notifiés mais Médecins du
Monde a refusé de protester. Le cas par exemple où l’un de
mes collègues, qui se trouvait dans une ambulance avec un
blessé, a été l’objet de tirs israéliens à un check point, alors
qu’il avait reçu juste avant l’autorisation de passer. Autre
exemple, lorsque la police des frontières nous a confisqué à
notre arrivée à l’aéroport Ben Gourion le matériel médical très
coûteux et indispensable que nous apportions avec nous à Gaza ;
ou encore quand il nous a été demandé de payer la taxe sur les
produits de luxe, ce qui est illégal car c’était du matériel
médical humanitaire. Quand les membres de nos équipes sont
humiliés, harcelés bloqués dès lors qu’ils ont un patronyme
arabe. Jamais de protestation.
Silvia
Cattori :Vous révélez que, dès les
premières heures de l’offensive israélienne en 2008, touchés par
l’étendue du carnage, des chirurgiens de divers pays arabes et
musulmans, dont une soixantaine d’Égyptiens, se sont précipités
à Gaza, en entrant par les tunnels, et se sont tout de suite mis
à opérer. Vous dites dans votre livre avoir été très
impressionné par la compétence et l’efficacité avec laquelle ils
opéraient de grands blessés et le rôle remarquable que ces
médecins anonymes, que vous qualifiez d’“humanitaires sans
spectacle”, ont joué. Est-ce en cette solidarité discrète et
sans conditions qui contraste avec la lourdeur de nos ONG, que
vous mettez votre espoir ?
Christophe Oberlin :
Tout à fait. Cela donnait une impression de puissance
extraordinaire de voir tous ces chirurgiens hautement gradés,
hautement compétents, qui étaient accourus à Gaza simplement
parce que leurs collègues les avaient appelés, et qui
déclaraient rester là “tant qu’on aurait besoin d’eux”. Je me
souviens d’avoir pensé à l’époque que la relève à l’Egypte de
Moubarak était en face de moi.
Silvia
Cattori :Dans le chapitre de votre
livre intitulé “Haro sur l’humanitaire,” vous dressez un constat
très inquiétant. Vous sentez que l’étau se resserre [10].
Cela laisse penser que les autorités israéliennes, en vous
imposant des conditions de plus en plus contraignantes,
cherchent à rendre de plus en plus difficile l’obtention de
l’autorisation d’entrée en Palestine. Pensez-vous qu’elles iront
jusqu’à priver la population de Gaza de toute assistance
médicale [11] ?
Quelle action préconisez-vous pour l’en empêcher ?
Christophe Oberlin :
Les récents assassinats du militant italien Vittorio Arrigoni à
Gaza et de l’acteur israélo/palestinien Juliano Mer Khamis à
Hébron [12],
m’ont donné un coup. On ne peut pas s’empêcher de penser à la
main d’Israël derrière ces assassinats. Quelle meilleure façon,
pour diaboliser les Palestiniens, pour briser le soutien de
l’opinion internationale, que de faire assassiner deux figures
charismatiques parmi les pacifistes ? Faire endosser à des
Palestiniens manipulés un crime dont ils ne sont pas
responsables ? Cela fait peur. Il y a là une escalade qui doit
permettre à Israël de provoquer un sentiment d’horreur dans le
monde entier vis-à-vis du Hamas. Et chacun se dit : le prochain
pourrait être moi. Ce ne serait pas la première fois que la
décision a été prise au plus haut niveau de l’État israélien de
faire assassiner des internationaux. Il y a déjà eu des
journalistes assassinés [13],
d’autres ciblés comme Jacques-Marie Bourget [14].
Il y a eu l’attaque de la marine israélienne contre la
“Flottille de la Liberté,” en mai 2010, qui a causé la mort de 9
humanitaires. Un monument à leur mémoire vient d’être érigé sur
le port de Gaza.
Je crains de voir là le signe
d’un raidissement israélien qui peut aller jusqu’à organiser des
assassinats ciblés pour les faire ensuite passer pour des
assassinats commis par le Hamas. On peut aussi penser que c’est
là une crispation ultime d’un pouvoir qui est mis sous la
pression de mouvements de protestations contre lesquels il perd
prise.
Silvia
Cattori : Vous avez durant ces années
tragiques, assisté à des scènes d’une cruauté insoutenable. Vous
étiez là bas, quand des soldats israéliens ont délibérément tiré
sur le corps à terre d’un jeune cameraman palestinien [15].
Que ressentiez-vous quand vous vous êtes trouvé en face de ce
jeune patient qui venait d’être amputé de ses deux jambes ?
Christophe Oberlin :
Je supporte de voir de grands blessés dans une salle d’opération
mais de voir la violence s’exercer en dehors de ce cadre, même
au cinéma, est pour moi quelque chose d’insupportable. Quand
j’ai vu Mohamed Ghanem à l’hôpital, je n’étais pas simplement
écœuré par le sadisme du soldat qui avait ajusté une demi
douzaine de tirs sur le cameraman qui était à terre (tout cela a
été filmé par les médias arabes qui étaient sur place), j’étais
aussi honteux, car je savais qu’il n’y aurait ni enquête, ni
sanctions.
J’ai fait des gardes de
grosses traumatologies durant plus de 15 ans. Spécialisé dans
les réparations des traumatismes sévères, la microchirurgie des
vaisseaux et des nerfs, j’ai été amené à recevoir dans les
salles d’opérations des gens qui tentaient de se suicider en se
jetant sous les rails du métro. Quand on voit un homme avec des
blessures épouvantables en salle d’opération, on compatit bien
évidemment. Mais on est occupé à réfléchir, à décider de la
conduite à tenir. À stopper l’hémorragie pour sauver la vie du
patient. À voir ce que l’on peut faire pour préserver la
fonction. Et enfin à opérer. Les opérations sont très longues et
il faut s’arrêter d’opérer parce que le patient ne va pas bien,
il faut renoncer à la reconstruction ou il faut amputer. Cela
fait partie de l’entraînement chirurgical. Ce sont des notions
que j’ai apprises.
Quand on voit arriver ces
très grands blessés, on se concentre sur leur prise en charge.
J’ai vu durant l’agression israélienne en 2009, des chirurgiens
palestiniens qui n’en pouvaient plus, craquer, s’effondrer, mais
ceci en dehors des salles d’opérations. Dans l’urgence, tout de
monde travaille bien, sans panique, et c’est aussi pour nous une
leçon. Mais il y a des images, des scènes qui vous marquent de
manière indélébile, comme elles marquent les Palestiniens. Ce
sont elles qui construisent la résistance.
Notes
[1]
“Chroniques
de Gaza 2001-2011”, par Christophe
Oberlin, Editions Demi-Lune, 2011.
Son premier livre, “Survivre
à Gaza”, biographie de Mohamed al-Rantissi,
chirurgien palestinien, frère du dirigeant historique du HAMAS
assassiné par Israël, a marqué les esprits. Il permet en effet
de comprendre le parcours incroyable de bon nombre de diplômés
vivant dans la bande de Gaza, qui ont dû faire preuve d’un
courage et d’une volonté incroyables pour parvenir à faire des
études et exercer leurs compétences.
À notre avis “Chroniques de Gaza 2001-2011”, “Survivre à Gaza”,
ainsi que le livre de Ziyad Clot “Il
n’y aura pas d’État palestinien” (Max
Milo Editions : Paris, 2010)- sont, parmi les livres écrits par
des francophones, trois témoignages majeurs.
[2]
La carte de presse israélienne qui facilite les déplacements en
Cisjordanie est délivrée par le “Service de presse” de Jérusalem
qui dépend de la Défense, des services de propagande militaire,
et des services de renseignements israéliens. L’autorisation qui
permet d’entrer à Gaza n’est délivrée qu’au compte gouttes. En
juin 2006, durant l’offensive militaire, qui a fait cent mort et
des centaines de blessés dans le nord de Gaza, les officiers du
Service de presse, nous ont refusé le permis d’entrée à Gaza,
alors que nous avons vu le même jour, qu’il le délivrait à des
journalistes attachés à des médias dont le biais en faveur
d’Israël était garanti.
[3]
A l’issue des élections de janvier 2006 le Hamas a remporté la
majorité absolue des sièges au Conseil législatif palestinien.
L’Autorité Palestinienne à Ramallah - c’est-à-dire le Fatah qui
a perdu le scrutin - n’a pas quitté le pouvoir en dépit du fait
qu’elle n’avait plus de mandat. Elle a continué de prendre ses
ordres d’Israël et des États-Unis. Le président Mahmoud Abbas
n’a plus aucune légitimité depuis 2009. L’Union européenne
continue néanmoins à porter à bout de bras cette Autorité
illégitime et corrompue, à lui verser un demi-milliard par an,
et à ne traiter qu’avec elle. Les conférences et négociations
dites de paix auxquelles celle-ci a pris part avaient comme
objectif, en collusion Israël et les États-Unis, de financer et
programmer la mise hors-la-loi du Hamas.
[4]
Après l’élection du Hamas en 2006 les dirigeants du mouvement de
solidarité ont eux aussi contribué à renforcer l’a priori que la
charte du Hamas est “antisémite”. La propagande des
gouvernements israéliens successifs, se servant de la charte du
Hamas pour le criminaliser, est malheureusement exploitée par
tous ceux qui privilégient les “laïcs” pour discréditer ce
mouvement politique et religieux palestinien qui se revendique
de la résistance. Cette propagande a largement perverti et
ralenti l’action du mouvement de solidarité.
[5]
Les ressortissants de l’État juif d’Israël sont de citoyenneté
israélienne mais – bien des gens l’ignorent - la nationalité
israélienne n’existe pas sur leurs documents. Sur la carte
d’identité d’un citoyen israélien de confession juive la
nationalité indiquée est “Juive”. Tandis que la nationalité des
citoyens non-Juifs, est définie comme Arabe, Druze, Russe,
Turque, etc. Quand les Palestiniens disent les “juifs”, c’est
donc en conformité avec la citoyenneté juive des Israéliens ; et
nullement le signe d’une “hostilité envers les juifs”, d’un
“antisémitisme”, comme on le leur reproche sans cesse pour des
raisons de propagande.
[6]
Ce plan secret, établi par les États-Unis et Israël en collusion
avec la direction de Ramallah, avait du reste été révélé par un
journaliste fort bien renseigné, David Rose, en mars 2008 Voir :
“The
Gaza Bombshell,” par David Rose,
Vanity Fair, Numéro d’avril 2008.
et
la traduction partielle de cet article en français.
En janvier 2011,
Al-Jazeera a publié des documents
palestiniens confidentiels (The
Palestine Papers). Ils ont
confirmé, en plus effrayant, tout ce que disait David Rose sur
les complicités criminelles de l’Autorité Palestinienne avec
Israël, et ce que nos interlocuteurs nous disaient dès 2006,
dans divers entretiens restés ignorés également par les organes
de ces associations dominantes de soutien à la Palestine. On a
ainsi appris que l’Autorité palestinienne est allée au delà de
toute imagination dans sa collusion avec Israël. On s’attendait
à ce qu’elle annonce sa démission, la dissolution de l’Autorité
Palestinienne. Elle est au contraire partie à l’attaque contre
Al-Jazeera.
[7]
Mohammed Dahlan, hier l’homme fort du Fatah à Gaza, est honni
par la population. Réputé pour sa collaboration étroite avec le
Mossad et les services de renseignements occidentaux, il a tout
tenté - avec leur financement - pour liquider le mouvement du
Hamas. Quand, en 2007, le Hamas a réussi à mettre en déroute les
forces répressives de Dahlan, ce fut un soulagement pour la
population.
Voir : “Gaza
s’enfonce inexorablement”, par Silvia
Cattori, 29 juillet 2007.
[8]
Après la reprise en main de l’administration de Gaza par le
Hamas, le Fatah resté illégitimement au pouvoir à Ramallah a
annoncé aux 77’000 fonctionnaires de Gaza qu’il leur serait
versé un salaire s’ils refusaient d’aller travailler tant que le
Hamas était au pouvoir. Par contre les fonctionnaires qui eux
sont allés travailler et font fonctionner l’administration et
les services public dirigés par le Hamas, ne reçoivent plus
aucun salaire de l’Autorité palestinienne.
[10]
Les humanitaires qui se rendent à Gaza doivent demander leur
accréditation au COGAT, le service de l’armée israélienne qui
délivre le permis d’entrer à Gaza.
[11]
Pour entrer en Cisjordanie et Gaza, qui sont des prisons sous le
contrôle de l’occupant, il y a l’obligation de passer par le
territoire israélien. Les autorités israéliennes s’octroient le
droit de mettre un véto à l’entrée en Israël de gens qui, eux,
veulent uniquement se rendre dans les territoires occupés, et
dont elles redoutent la critique. Elles dressent des listes de
militants ou journalistes prétendument “hostiles à Israël”, qui
leur sont signalés dans chaque pays par des personnes de
confession juive dont la loyauté envers Israël prime.
[13]
- Raffaele Ciriello, journaliste italien a été délibérément tué
par l’armée israélienne à Ramallah le 13 mars 2002.
- James Miller, 34 ans, journaliste et producteur britannique
portait un gilet pare-balles marqué “PRESS” et un drapeau blanc
quand il a été tué intentionnellement à Rafah le 2 mai 2003, par
un soldat israélien alors qu’il filmait un documentaire intitulé
“La mort à Gaza”, au dire des journalistes témoins. Par
ailleurs, de nombreux journalistes Palestiniens et Arabes ont
été tué par l’armée israélienne.
- Voir à ce sujet : “Mur
de séparation ethnique et désinformation”,
par Silvia Cattori, 8 août 2003.
[14]
Le journaliste Jacques-Marie Bourget a été grièvement blessé au
poumon et au bras, le 21 octobre 2000 à Ramallah, par une balle
tirée par un soldat israélien.
Christophe Oberlin,
chirurgien spécialisé dans la microchirurgie et la chirurgie de
la main. Responsable de missions de chirurgie réparatrice des
paralysies auprès des blessés palestiniens depuis décembre 2001.
Professeur des Universités. Une centaine de publications, deux
livres traduits en anglais, et en chinois. Responsable de deux
Diplômes d’Université.
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