Entretien
Rachid Taha
: « Liberté, égalité, fraternité,
c’est
devenu un slogan publicitaire »
Vendredi 22 novembre 2013
L’artiste a accepté
d’évoquer, pour l’Humanité, la Marche
pour l’égalité. D’hier à aujourd’hui, il
égrène son parcours avec, en toile de
fond, la musique, les combats d’alors et
de demain. Rachid Taha fera escale le
29 novembre à 20 heures, au Bikini, à
Toulouse à l’occasion du festival
Origines contrôlées, dont notre journal
est partenaire.
Avez-vous participé à la
Marche pour l’égalité ?
Rachid Taha. Non,
j’enregistrais, à l’époque. J’ai joué à
la fin, j’ai participé au concert à
Paris avec mon groupe Carte de séjour.
C’était l’époque des rodéos à
Vénissieux, à Vaulx-en-Velin… J’ai voulu
organiser un festival place Bellecour, à
Lyon. On nous a bien évidemment refusé
l’autorisation. Le festival a donc eu
lieu au parc Elsa-Triolet à
Vaulx-en-Velin. À l’affiche, quatre
groupes : Made in France, Corazon
rebelde (un groupe de rock chilien),
Carte de séjour et Single Track. C’est
comme ça que tout a commencé. Avec Djida
Tazdaït, j’ai participé à la création de
l’association et du journal Zaâma
d’banlieue. Un fanzine de quatre pages
dans lequel je m’occupais un peu de la
rubrique culturelle. C’est aussi à ce
moment-là que j’ai monté une boîte de
nuit. À l’époque, à Lyon, comme partout
ailleurs, l’entrée des boîtes de nuit
était fermée aux Noirs et aux Arabes.
J’ai donc créé cette boîte, que j’ai
appelée « Le Refoulé ». C’est ma manière
de refuser le statut de victime, de
choisir l’arme de l’humour. Il fallait
trouver des réponses, des chemins de
traverse. Finalement, le racisme nous
poussait à aiguiser notre créativité.
C’est d’ailleurs toujours le cas.
Comment est née l’idée de
monter le groupe Carte de séjour, en
1981 ?
Rachid Taha. Je
travaillais à l’usine, j’étais
syndicaliste, ça m’emmerdait. J’avais
une formation de comptable et je n’avais
jamais réussi à trouver de boulot dans
ce domaine. J’avais débarqué en France à
l’âge de douze ans. Je suis né en
Algérie, à l’époque où c’était l’Algérie
française. En fait, je suis un peu un
Algérien d’origine française ! Au début
des années 1980, je m’occupais des
syndicats. La France accueillait alors
les boat people. Les patrons essayaient
de nous diviser, les Vietnamiens d’un
côté et nous de l’autre. Un jour de
grève des bus, j’ai fait du stop. C’est
là que j’ai rencontré le guitariste
Mohammed Amini, qui m’a proposé de faire
de la musique. Au début, on voulait
appeler le groupe 404, comme la voiture,
ou comme le groupe anglais UB 40. Valéry
Giscard d’Estaing était alors
président : on a donc cherché un nom à
particule. On a trouvé Carte de séjour.
On chantait dans une sorte de sabir
mêlant arabe et français. C’était le
premier groupe rock punk arabe. Tout le
monde s’attendait à ce qu’on fasse une
pochette de disque trash, on a fait tout
le contraire, une pochette très
contemporaine, très colorée, figurant un
couple, la femme en robe courte, en
train de danser. C’était un rayon de
soleil.
Et la Marche ?
Rachid Taha. Cette
marche des beurs, c’était pour du
beurre. Toute la dynamique a été
détruite par SOS Racisme. Je leur en
veux vraiment. Ces trotskistes passés au
PS de Mitterrand étaient des sortes de
missionnaires de la gauche, très
paternalistes. À l’époque, j’écoutais
Talking Heads, les Ramones, les Sex
Pistols. À leurs yeux, qu’un type comme
moi écoute ce genre de musique était
impensable. Nous étions un peu vus comme
des indigènes. Le logo de Carte de
séjour, c’était la main de Fatma.
J’avais pour habitude de dire :
« Méfiez-vous des imitations. » Ils ont
réussi à récupérer et détourner ce
mouvement parce qu’ils étaient
puissants. Tous les médias étaient de
leur côté. En 1985, ils ont eu la place
de la Concorde pour faire leur concert.
Moi j’avais eu le parc Elsa-Triolet… Et
ces gens sont toujours dans le circuit.
Harlem Désir, qui présidait SOS Racisme,
est aujourd’hui à la tête du PS. Déjà, à
l’époque, ces jeunes socialistes
médiatiques étaient pétris d’ambitions
personnelles. Toumi Djaidja, ce jeune de
la cité des Minguettes victime d’un tir
de la police, initiateur de la Marche,
lui, on ne le voyait et on ne le voit
jamais à la télé… Avec SOS Racisme, le
pouvoir a créé une sorte de bourgeoisie
issue de l’immigration. Mais ces gens-là
n’avaient déjà plus grand-chose à voir
avec nous. Ils avaient leurs entrées au
Palace ou aux Bains-Douches, où les
Arabes et les Noirs étaient
indésirables. Ces établissements en
laissaient entrer quelques-uns triés sur
le volet, le travesti du coin, l’Arabe
un peu drôle. En ces temps-là les
clichés racistes étaient partout, dans
les séries télévisées, sans que personne
ne s’en émeuve. Carte de séjour
cartonnait, mais lorsque des
programmateurs musicaux avaient le
malheur de nous passer à la radio, ils
étaient immédiatement rappelés à l’ordre
alors que nous étions au Top 50, avec
Rock Amadour, de Gérard Blanchard, et
Toi, toi mon toi d’Elli Medeiros. L’un
d’entre eux m’a raconté avoir été pris à
partie par sa direction en ces termes :
« Arrête de nous passer ces
bougnoules ! » Aucune radio généraliste
n’a passé Douce France.
Pourquoi avoir repris cette
chanson de Charles Trénet ?
Rachid Taha. C’était
notre façon de dire « nous sommes
d’ici », tout en jouant la carte de la
provocation. Nous avons remis Trénet au
goût du jour mais notre version l’a
choqué, il ne l’aimait pas du tout. À ce
moment-là, il y a eu une sorte de
souffle qui a permis à de jeunes
artistes issus de l’immigration
d’émerger. Notre expérience en a poussé
certains à devenir managers,
éclairagistes, réalisateurs, musiciens.
Une génération s’est ouvert les portes
du monde de la culture. Mais, en même
temps, cela a suscité des crispations.
Au lieu de faire comme leurs pères, de
travailler à l’usine ou dans le
bâtiment, ces indigènes voulaient
emprunter d’autres chemins que ceux
tracés par les conseillers
d’orientation… Encore aujourd’hui, les
enfants d’immigrés sont emprisonnés dans
des cases. Tu veux devenir pilote ? Non,
tu seras chaudronnier ! Médecin ? Non,
tu seras soudeur ! Là se situe l’erreur
fatale. Cette exclusion a engendré le
repli. Ils ont « algérianisé » nos
enfants. Dans ma génération, il ne nous
était jamais venu l’idée de se
trimballer avec un drapeau algérien.
Aujourd’hui, des gamins nés ici, qui ne
savent même pas ce que c’est que
l’Algérie, arborent en toute occasion ce
drapeau. Ils les ont non seulement
« algérianisés », mais ils les ont aussi
islamisés. Nos gamins sont poussés dans
les bras des radicaux. Prenons l’exemple
de la burqa. Pourquoi en faire une telle
affaire, alors que cela concerne tout au
plus 2 000 femmes en France, la plupart
étant des converties ?
Le monde de la culture est-il
à l’abri des préjugés racistes ?
Rachid Taha. La
stigmatisation est toujours là, partout.
En gros, le choix se situe entre la
burqa et Nabila (participante à une
émission de téléréalité – NDLR). Un
magazine nous a consacré, une fois, sa
une, avec un titre évocateur, « Les
Arabes qui ont réussi ». Nous sommes un
peu vus comme des singes savants. C’est
bien cette stigmatisation qui nourrit la
famille Le Pen. Le tueur de Toulouse
Mohammed Merah a été présenté comme
« Français d’origine algérienne » dans
tous les médias télévisés. Quand tu
marques des buts en équipe de France de
football, tu es Français tout court.
Quand David Bowie s’habille en saroual
sur scène, on loue le dandy. Si j’arbore
la même tenue, je suis un intégriste !
J’appelle cela la xénophobie
intellectuelle.
Le racisme a-t-il reculé ou
gagné du terrain, depuis l’époque de
cette Marche pour l’égalité ?
Rachid Taha. Dans
les années 1970, il régnait en France un
lourd climat de violences racistes,
beaucoup d’Algériens ont été tués. Il y
a dans la société française le même
pourcentage de racistes. Et quand il y a
une crise, cela remonte à la surface.
« Dehors, dehors, les étrangers. C´est
le remède des hommes civilisés », pour
reprendre les paroles de ma chanson
Voilà, voilà. Que Christiane Taubira
soit aujourd’hui la cible de telles
attaques racistes ne me surprend
malheureusement pas. Avec la crise
économique, le racisme est plus
décomplexé, plus visible. C’est un
expédient pour cacher la misère, pour
éviter de parler des vrais problèmes.
Quelque part, la situation des personnes
issues de l’immigration s’est aggravée.
Beaucoup sont au chômage, ils subissent
ce racisme social, ce sont les premiers
que l’on jette lorsqu’il y a un plan de
licenciement. Or comment un père au
chômage peut-il être respecté de ses
propres enfants ? Les discriminations
perdurent, pour le travail, pour le
logement, pour les loisirs. La France
n’a pas encore réussi à se défaire d’une
certaine culture colonialiste. New York
vient d’élire un ancien sympathisant des
sandinistes, marié à une femme noire,
poète, qui était lesbienne. Une telle
chose serait impensable en France. Nous
sommes en retard sur le monde…
Dans la tradition de la
chanson française, qui vous a le plus
inspiré ?
Rachid Taha. Sans
hésiter, Léo Ferré. Son écriture, sa
poésie, sa musique. Je n’ai jamais aimé
Jacques Brel. Trop misogyne. Quant à
Gainsbourg, il n’a jamais été pour moi
une source d’inspiration. Interrogé, un
jour, par Bruno Bayon, de Libération,
sur l’édification d’un mausolée à sa
mémoire après sa mort, il a répondu :
« Je ne suis pas un Arabe »… Toujours
limite, les gars… Mon univers, c’était
plutôt le rock alternatif. J’étais
copain avec ceux d’OTH. Nous lorgnions
du côté de l’Angleterre : les Clash,
LKJ… Il y avait eu le festival Rock
against fascism à Londres. C’est ce qui
nous a inspirés pour monter le concert
Rock against Peyrefitte pour protester
contre les lois Bonnet-Stoléru sur
« l’aide au retour », dont la
philosophie était « prends 10 000 balles
et casse-toi ».
Quels combats faudrait-il
encore mener pour parvenir à
l’égalité ?
Rachid Taha. Nos
enfants doivent être traités comme des
Français, tout simplement. « Liberté,
égalité, fraternité »… Cette devise est
devenue un slogan publicitaire, voilà le
problème. Commençons déjà par appliquer
la loi. Cessons de stigmatiser les
quartiers populaires. On parle
aujourd’hui du règne des gangs à
Marseille. Mais il n’y a là rien de
nouveau. Au début du XXe siècle, à
Paris, à la Bastille ou à Belleville, il
y avait déjà les Apaches. Dans les
années 1950, c’étaient les Blousons
noirs. Aujourd’hui les enfants
d’immigrés sont vus comme des voyous,
des trafiquants de drogue mais
lorsqu’ils réussissent, ils sont
forcément suspects.
Qu’est-ce qui permet aux
réflexes racistes de s’imposer et de
perdurer dans la société française ?
Rachid Taha. C’est
la peur. Les castes dirigeantes qui
tiennent à leurs privilèges ont la
trouille. Elles ne supportent pas de
voir ce pays se transformer. Il y a une
dimension sociale, une forme de
fermeture et de consanguinité sociale
dans le monde politique, les médias, le
monde du spectacle. Les enfants de la
classe ouvrière en sont exclus. Les
classes populaires sont reléguées
socialement et géographiquement. Des
habitants de banlieue ne mettent jamais
les pieds à Paris, c’est une frontière
invisible, une forme d’apartheid.
Bientôt ils auront besoin d’un
passeport. Quand les banlieusards vont à
Paris, ils vont sur les Champs-Élysées,
comme les touristes chinois. C’est pour
eux un autre monde. On se demande d’où
vient le repli. Il vient de cette
exclusion.
Vous êtes l’un des premiers à
avoir repris des classiques de la
musique populaire algérienne, le châabi.
Pourquoi avoir exhumé des chansons comme
celle de Dahmane El Harrachi, Ya Rayah ?
Rachid Taha. C’est
la volonté de transmettre une mémoire à
mes enfants. Ces chansons, je les ai
redécouvertes dans les bars, avec les
Scopitone, quand j’habitais en Alsace.
Les Scopitone, c’était très important
pour les immigrés. Ces petits films
n’étaient tournés qu’en France, mais
tout le monde pensait qu’ils étaient
tournés au bled. C’est Mme Boyer qui les
produisait. L’histoire se poursuit
puisque c’est son petit-fils qui a fait
le clip de la chanson Ya Rayah.
Quels sont vos projets
artistiques, en ce moment ?
Rachid Taha. J’ai
créé un groupe avec Rodolphe Burger. On
l’a baptisé Couscous Clan. Au départ,
c’était pour rire, maintenant on fait
des tournées, en reprenant des standards
du rock.
En concert, à l’occasion du
festival Origines contrôlées, le
29 novembre à 20 heures, au Bikini, à
Toulouse. Réservation :
www.taktikollectif.org
Working class hero.
Au début des années 1980,
Rachid Taha déboule sur la scène rock
française tel un ovni. Avec quatre
copains, il fonde Carte de séjour et
chante du rock… en arabe ! Fils de
prolo, prolo lui-même, il se tourne
naturellement vers le rock pour chanter
ses rêves et sa colère. Agitateur,
inclassable, incontrôlable,
imprévisible, il est là où on ne
l’attend pas, maniant l’humour et la
dérision avec élégance. En 1986, il sort
de l’oubli une vieille chanson de Trénet.
Douce France devient l’hymne de tous les
mômes de banlieue et d’ailleurs, de tous
les damnés d’une France qui a du mal à
accepter les enfants issus de
l’immigration. Deux ans auparavant, le
FN franchissait la barre symbolique des
10 % aux élections européennes. Sale
temps sur le pays. En 1998, Rachid Taha
remet le chaâbi au goût du jour et, cet
été-là, toute la France danse sur Ya
Rayah, d’El Harrachi. En 2004 sort le
formidable album Tékitoi avec la reprise
des Clash Rock el Casbah. Taha sillonne
les routes et les studios du monde
entier. Ces derniers temps, il vient de
créer, avec Rodolphe Burger, Couscous
Clan, un groupe où, ensemble, ils
s’amusent comme des fous à jouer des
reprises de standards du rock.
Entretien réalisé par Rosa Moussaoui et
Marie-José Sirach
© Journal
L'Humanité
Publié le 26 novembre 2013 avec l'aimable
autorisation de
L'Humanité
Le
dossier La Marche
Les dernières mises à jour
|