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Les aspects spirituels du jeûne du
mois de Ramadan d’après l’Ihyâ’ de Ghazâlî
Tayeb Chouiref
Mardi 25 septembre 2007
Pourquoi s’interroger sur les aspects
spirituels du jeûne ? Que faut-il entendre par
‘‘spirituel’’ s’agissant d’une pratique consistant en
une ‘‘simple’’ abstention de nourriture, de boisson et de
relation sexuelle, du lever du soleil à son coucher ?
Du fait de la simplicité apparente
du jeûne, ses aspects spirituels risquent de passer au second
plan, voire d’être complètement occultés. C’est la raison
pour laquelle Abû Hâmid al-Ghazâlî (m. 1111) décide de
consacrer la majeure partie de son exposé sur le jeûne aux
aspects spirituels de cette pratique, laquelle est, on le sait, un
des cinq piliers de l’Islam.
Cet exposé constitue le cinquième des
quarante chapitres de l’immense œuvre maîtresse de Ghazâlî :
Ihyâ’ ‘ulûm al-Dîn, La Revivification des sciences de la
religion. Comme c’est souvent le cas dans l’Ihyâ’, Ghazâlî
emprunte beaucoup d’éléments – qu’il développe et
enrichit considérablement – à Abû Tâlib al-Makkî (m. 996)
dans son Qût al-Qulûb (La
Nourriture des cœurs).
Ghazâlî a choisi d’intituler ce chapitre Kitâb
asrâr al-çawm : Le Livre des aspects
spirituels du jeûne.
Il est composé d’une introduction et de trois sections :
- Les obligations (wâjibât)
et les actions extérieures recommandées (sunan zâhira)
lors du jeûne. Les circonstances qui l’invalident.
- Les aspects spirituels
du jeûne et ses conditions intérieures.
- Les jeûnes surérogatoires
(tatawwu‘ fî l-çiyâm).
Un des fondements que l’on retrouve dans
toutes les analyses de Ghazâlî est l’existence de nombreux
degrés de profondeur dans la foi et dans tout acte d’adoration.
Ces différents degrés peuvent se regrouper en trois catégories
fondamentales, et concernant le jeûne, Ghazâlî expose les
distinctions suivantes : « Sache qu’il existe
trois types de jeûne : Le jeûne du commun (çawm al-‘umûm),
le jeûne de l’élite (çawm al-khuçûç) et le jeûne
de l’élite de l’élite (çawm khuçûç al-khuçûç). Le
jeûne du commun est caractérisé par l’abstention de se livrer
aux désirs du ventre et du sexe. [En plus de cela], le jeûne de
l’élite consiste à préserver du péché l’ouïe, la vue, la
langue, les mains, les pieds et tous les organes d’action (jawârih).
[Outre tout cela], le jeûne de l’élite de l’élite consiste
pour le cœur à s’abstenir des préoccupations mondaines et de
toutes pensées vaines, de manière à être entièrement tourné
vers Dieu le Très-Haut…
Ainsi, pour les maîtres versés dans la
science des cœurs (arbâb al-qulûb), se faire du souci,
pendant le jeûne, pour la nourriture avec laquelle on rompra le
jeûne est une faute grave car cette attitude indique un manque de
confiance dans la faveur de Dieu, et une faiblesse dans la
certitude concernant la subsistance (rizq) qu’Il octroie.
Telle est l’excellence des prophètes, des véridiques (çiddîqîn)
et des rapprochés (muqarrabîn). Il serait superflu d’en
parler longuement car, en réalité, ce qui importe ici c’est
l’effort de réalisation par la pratique. Cet effort consiste à
tourner son aspiration intérieure vers Dieu et prendre du recul
face à tout ce qui n’est pas Lui. Il s’agit donc de réaliser
le sens du verset : « Dis : Allah, puis laisse-les
à leurs vains discours. »
Le titre de ce chapitre, par son emploi du
mot asrâr (terme dont le sens premier signifie
‘‘secrets’’), met d’emblée l’accent sur ce qui échappe
inévitablement à une pratique superficielle du jeûne. A ce
sujet, un des hadiths dont la portée est fondamentale pour Ghazâlî
est le suivant : « Combien de jeûneurs ne reçoivent
de leur jeûne que la faim et la soif ! »
Ce hadith montre bien que l’observance des
conditions extérieures du jeûne, bien que nécessaire, est loin
d’être suffisante pour en faire un acte ayant une véritable
portée spirituelle. Dès l’introduction, le premier élément
que Ghazâlî souligne est la place qu’occupe le jeûne dans la
foi : comparant deux hadiths, il en arrive à la conclusion
que le jeûne constitue le quart de la foi. Ces deux hadiths sont
les suivants :
« Le jeûne est la moitié de la
patience. »
et « La patience est la moitié de la foi. »
Dès lors, Ghazâlî entreprend
d’expliciter comment le jeûne peut ‘‘nourrir’’ la foi
et en être un élément indispensable. Il y a, selon lui, deux
raisons à cela : Premièrement, le jeûne est d’une part
abandon et abstention et d’autre part il est purement intérieur
et ne se manifeste pas par une action extérieure, comme c’est
le cas des mouvements de la prière ou des actes rituels du pèlerinage
par exemple.
En ce sens, le jeûne est un acte
d’adoration qui, en principe, ne laisse rien transparaitre de
lui-même : il pousse ainsi à l’absence d’ostentation et
à la sincérité. La seconde raison est liée au fait que le jeûne
ferme les accès de Satan au cœur de l’homme. Ghazâlî
souligne que ces accès sont les désirs concupiscents (chahawât)
lesquels se renforcent par la nourriture et la boisson. Il cite à
ce propos ce hadith : « En vérité, Satan circule
dans le corps du fils d’Adam comme circule le sang : dès
lors, amoindrissez son flot par la faim. »
Pour Ghazâlî, c’est parce que l’homme
donne la primauté au corps au détriment de l’esprit, qu’il
devient la proie des forces diaboliques. Le bon équilibre
consistera alors à ‘‘dompter’’ les énergies corporelles
par le jeûne afin que l’esprit retrouve la place première qui
doit être la sienne. Toutefois, cela n’est réalisable que si
le jeûne est accompli avec le comportement et les attitudes intérieures
qui conviennent. Quels sont ce comportement et ces attitudes ?
Puisque, comme nous l’avons vu, l’on ne
saurait dire que peu de choses du jeûne de l’élite de l’élite,
et qu’il ne concerne que les plus proches de Dieu, Ghazâlî va
développer son exposé sur le jeûne de l’élite, et les
attitudes qui le concernent. Ce jeûne, qui est celui des vertueux
(çâlihîn), comporte six attitudes essentielles :
- Préserver le regard de
tout ce qui est blâmable et réprouvé, et de tout ce qui préoccupe
le cœur et le distrait du souvenir de Dieu (dhikr Allah).
De fait, le regard est une porte privilégiée menant au cœur et
cela est valable pour le bien comme pour le mal. A ce sujet, Ghazâlî
cite ce hadith : « Le regard concupiscent est une
des flèches empoisonnées du diable. A celui qui préserve son
regard parce qu’il Le craint, Dieu accorde une foi dont il goûtera
la douceur dans son cœur. »
- Retenir sa langue du
bavardage, du mensonge, de la calomnie, des propos indécents, des
insultes, de la dispute et de la polémique. Les méfaits de la
langue auxquels Ghazâlî consacre un chapitre entier de l’Ihyâ’sont
particulièrement mal venus de la part d’un jeûneur. C’est
pourquoi il cite ce hadith : « En vérité, le jeûne
est une protection. Quand l’un de vous jeûne, qu’il ne tienne
pas de propos indécents et qu’il ne vocifère pas. Et si
quelqu’un l’agresse ou bien l’injurie, qu’il réponde :
je jeûne, je jeûne ! »
- Ne pas écouter ce qui
est réprouvé car ce qu’il est interdit de dire, il est aussi
interdit de l’écouter. Ghazâlî appuie alors son propos par ce
verset : « Ceux qui écoutent attentivement le
mensonge sont des mangeurs impénitents de biens illégitimes. »
- Préserver tous les
autres organes de tout péché, et ne manger que des aliments
licites
- Se maîtriser lors de la
rupture du jeûne le soir venu et manger sans excès. Ghazâlî
considère que la modération (taqlîl) est un aspect
important du jeûne.
- Ainsi, il ne faut pas
manger jusqu’à être rassasié. Ghazâlî cite une sagesse
(laquelle dérive elle-même d’un hadith cité par Tirmidhî) :
« Il n’est pas de récipient plus détesté par Dieu
qu’un ventre rempli. » Il ajoute même : « Quiconque
met entre son cœur et sa poitrine un ‘‘sac’’ plein de
nourriture restera voilé aux réalités spirituelles. »
- Il faut ressentir, après
la rupture du jeûne, crainte et espoir dans le cœur devant
l’incertitude de savoir su Dieu agréera ou non ce jeûne. Comme
souvent, Ghazâlî cite des dires des salaf
(premières générations de l’Islam) pour souligner que la
spiritualité qu’il souhaite transmettre a ses racines dans
leurs pratiques : « Un homme dit à al-Ahnaf ibn
Qays : ‘‘Tu es bien vieux et le jeûne t’affaiblit !’’
Celui-ci répondit : ‘‘Je me dispose à l’accomplir en
vue d’un long voyage ! Et faire preuve de patience dans
l’obéissance due à Dieu m’est plus facile que de devoir
supporter Son châtiment. »
Ghazâlî termine son chapitre par une réflexion
sur la valeur d’un jeûne qui ne serait qu’une abstention que
nourriture, de boisson et de relation sexuelle, en négligeant
toutes les attitudes qu’il a évoquées : « Sache
que les docteurs de la Loi extérieure (fuqahâ’ al-zâhir)
établissent les conditions extérieures légales. Ils se basent
alors sur des arguments moins profonds que ceux que nous venons de
présenter pour établir les modalités intérieures du jeûne, en
particulier lorsque nous avons exposé les méfaits de la médisance
et des péchés de ce genre. Ainsi, les docteurs de la Loi extérieure
ne traitent que de ce qui est à la portée de l’immense majorité
des gens parmi lesquels se trouvent un bon nombre de négligents
adonnés à ce bas-monde et subjugué par lui. Pour leur part, les
savants spirituels (‘ulamâ’ al-âkhira) comprennent
par ‘‘validité du jeûne’’ son acception par Dieu (al-qabûl),
cette acceptation étant l’objectif spirituel du jeûneur.
Ces savants comprennent que l’objectif
spirituel (al-maqçûd) du jeûne est de se caractériser
par certains Attributs de Dieu, tel que celui de çamadiyya ou
de Soutien universel et indépendant, et de se rapprocher de la
nature de l’ange en rompant avec les désirs corporels dans la
mesure du possible. […] De fait, lorsque l’homme devient
esclave des désirs corporels, son comportement devient animal et
il rejoint la masse des bêtes. Mais en domptant ses désirs, il
peut s’élever au degré le plus haut des êtres exaltés et
atteindre ainsi l’excellence des anges. »
La conclusion par laquelle Ghazâlî termine
cet exposé est une ouverture vers le sens profond des actes
d’adoration. Comme il le souligne à plusieurs reprises, Ghazâlî
a pleinement conscience que parmi ses lecteurs potentiels, une
bonne partie n’est pas prête à accepter l’idée que la
profondeur de l’Islam leur échappe, et que pour remédier à
cela, il faille suivre et réaliser un cheminement spirituel.
Cependant, il tient à mettre le lecteur face
à ses responsabilités et conclut donc sur le rappel d’un des
fondements les plus importants de toute démarche spirituelle :
« Il apparaît clairement que toute œuvre d’adoration
(‘ibâda) a un aspect extérieur et un sens intérieur,
une écorce (qichr) et un noyau (lubb). L’écorce
comporte des enveloppes [plus ou moins rapprochées du noyau].
Chacune de ses enveloppes est constituée de différents degrés (tabaqât).
Tu as donc le choix maintenant de t’en tenir à l’écorce en négligeant
le noyau ou de t’élancer vers l’Assemblée des maîtres doués
d’intelligence pénétrante (arbâb al-albâb). »
Ed. Dâr Çâdir, Beyrouth, 1306 h., vol. II, p.
113-114.
Il existe une excellente traduction de ce texte réalisée par
Maurice Gloton et parue sous le titre : Les Secrets du
jeûne en Islam, éd. Albouraq, 2001.
Ihyâ’, I,
p. 235. trad. fr. : p. 129-130.
Rapporté par Abû Hurayra, cité par Ibn Mâjah.
Rapporté par Abû Hurayra, cité par Tirmidhî.
Rapporté par Ibn Mas‘ûd, cité par Abû Nu‘aym.
Rapporté par Safiyya, cité par Bukhârî et Muslim.
Rapporté par Hudhayfa, cité par Hâkim.
Ch. 24. Il en existe en traduction française : Les Dégâts
des mots, éd. Iqra.
Rapporté par Abû Hurayra, cité par Bukhârî et Muslim.
Il en fait, bien sûr, un usage très différent des salafis
actuels qui prétendent aussi avoir pour modèles les salaf.
Ihyâ’, I,
p. 237. trad. fr. : 137-138.
Ihyâ’, I,
p.237. trad. fr. : p. 142.
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