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Qu'est-ce
qu'un musulman ? (partie 3/3)
Omero Marongiu-Perria Mercredi 28 novembre 2007
Réflexion
sur la pluralité théologique et juridique musulmane à partir de
la question de l’appartenance à l’islam.
Du paradigme théologico-juridique
à l’idéal-type du « bon musulman »
Le caractère inclusif ou exclusif des doctrines
théologiques musulmanes nous renvoie à la notion contemporaine
de « paradigme », que l’on définira ici de façon
très simple comme un ensemble de postulats façonnant des schémas
de pensée.
A ce niveau, il existe bien des schémas de pensée,
ou des modèles généraux fonctionnant comme des postulats non démontrables,
chez les spécialistes des différentes disciplines islamiques. Même
s’ils ne sont pas toujours aisément repérables, ces postulats
ont historiquement contribué à forger des corpus théologiques
et juridiques dotés d’une réelle cohérence interne et ayant
entrenu une relation dialectique permanente avec les contextes de
leur production.
Le problème de nombreux musulmans, aujourd’hui,
est qu’ils ne fournissent pas un minimum d’efforts pour
comprendre ces subtilités ni, avec modestie et humilité, pour
reconnaître l’importance du contexte sur la production d’une
pensée adaptée aux enjeux d’une époque donnée, afin
notamment de ne pas tomber dans un mimétisme aveugle des anciens.
Ils demeurent plutôt dans un registre discursif
précaire consistant à opposer « Une » vérité théologique,
puis « Une » vérité juridique, celles à laquelle
ils décident d’adhérer, sur un plan généralement plus
affectif que rationnel, aux théologies et avis juridiques récusés,
lesquels n’ont bien souvent d’hérétique que ce qu’en
disent des « savants » intronisés.
La connaissance de ces schémas de pensée globaux
est pourtant cruciale pour comprendre quels liens entretient, en
islam, le théologique avec le juridique. Il nous permet également
de saisir en quoi la dimension métaphysique, et plus particulièrement
le rapport aux attributs divins, influence la production canonique
et l’élaboration de la norme chez les savants. Ou bien encore
comment des contextes politiques, économiques, culturels et
sociaux influencent la production normative, sur fond de volonté
de cohésion ou de conflit.
De ce point de vue, la compréhension des sources
de la Révélation n’est pas a-temporelle, elle ne se situe pas
en dehors de l’histoire, elle est bien le produit d’une idée
que l’on se fait de Dieu, de Ses noms et attributs, de la
relation de Dieu au monde qu’Il a créé, de la nécessaire
coexistence des hommes mais, dans le même temps, de la volonté
de prédominance d’une vie fondée sur le respect de la norme révélée.
Partant de là, on comprend combien est vaine et
illusoire la posture consistant à convoquer « Le »
texte pour appuyer une argumentation présentée comme la seule
autorisée, ou encore la référence théologique, juridique ou exégétique
posée comme « La » bonne lecture du corpus révélé.
Ce qui compte, en définitive, n’est pas tant la
référence convoquée ou le point de vue adopté que la
connaissance des facteurs qui feront qu’à tel moment, le
musulman utilisera telle référence ou lecture et pas une autre.
Contrairement à ce que d’aucuns pourraient
penser, une telle affirmation ne consiste pas à postuler la nécessité
d’un relativisme englobant toutes les sphères de la production
de savoirs sur l’islam, ou encore à renier l’unicité de la Révélation
ou l’existence d’une orthodoxie musulmane fondée sur des
invariants non négociables.
Il s’agit plutôt ici de montrer comment la
« Vérité » révélée se décline en plusieurs
« vérités » théologiques qui s’inscrivent dans
des paradigmes homogènes et sont dotés d’une cohérence
interne remarquable.
Il s’agit également d’affirmer l’importance
d’un héritage juridique musulman dont le caractère pluriel se
révèle être une richesse incommensurable, à condition
toutefois de maîtriser les méandres de leur structuration et
d’être capable de mobiliser les références historiques qui
puissent éclairer le plus judicieusement nos réalités
contemporaines.
Pour ce faire, il existe au moins deux niveaux de
lecture des textes. Le premier consiste à opérer des choix dans
cet héritage pluriel, afin d’y puiser les avis théologiques et
juridiques qui offrent les réponses les plus appropriées aux défis
que les musulmans doivent relever dans leurs lieux de vie.
Le second niveau, beaucoup plus profond, consiste
à comprendre et à analyser l’articulation entre les contextes
historiques et la production d’univers symboliques et de normes
islamiques, afin non seulement d’interroger ces mécanismes mais
surtout de proposer de nouveaux paradigmes et de nouveaux modes de
production d’espaces normatifs en phase avec les réalités de
l’islam contemporain.
Sur ce plan, il faut avouer que la réflexion
musulmane demeure assez pauvre pour deux raisons endogènes
majeures. La première, symptomatique des frustrations que vivent
de nombreux musulmans, consiste à ne penser le présent qu’à
travers une projection dans le passé. A ce sujet, il n’est pas
rare de voir tel imam, théologien, juriste, prédicateur ou
encore Sidi Foulâne (monsieur tout-le-monde) offrir des réponses
tranchées aux questions qui leur sont posées en puisant toute
leur légitimité de tel savant du Moyen Âge.
On pourrait esquisser ici une piste d’interprétation
en considérant cette attitude comme une approche pervertie, dans
une certaine mesure, du raisonnement analogique (qiyâs) développé
par les principologistes musulmans. Nombre de juristes musulmans
ont en effet usé de cette méthode déductive consistant à se référer
à un cas antérieur pour rendre un avis sur toute question
nouvelle.
Cependant, les principologistes de plusieurs écoles
lui ont adjoint son corollaire indispensable, résidant dans une
approche inductive dirigée vers la recherche de l’intérêt général
(istihsâne). Si le principe d’analogie sécurise le savant en
l’obligeant à se diriger vers la source scripturaire
originelle, ce dernier s’est donc cependant forgé des outils méthodologiques
lui permettant de répondre aux situations nouvelles pour
lesquelles il n’existe pas de texte exploitable.
Cela revient, quelque part, à admettre que le
texte révélé ne s’est pas prononcé sur toutes les affaires
de ce bas-monde. Aujourd’hui, on observe pourtant bien une
tendance chez certains musulmans à oblitérer cette approche méthodologique
inductive sous prétexte qu’elle constituerait une dérive
condamnable (bid’ah).
Le seul discours légitime devient alors celui qui
surenchérit dans la référence aux anciens savants, ou encore
aux pieux prédecesseurs (as-salaf aç-çâlih) qui auraient trouvé
l’ensemble des réponses aux questions que se pose la oummah.
Encore une fois, le problème n’est pas de
savoir si tel savant mobilisé dans le discours est historiquement
légitime ou pas, ni même de savoir si sa réponse est pertinente
au regard d’une question posée plusieurs siècles après sa
mort.
Le véritable problème est de savoir pourquoi un
musulman contemporain fait le choix de mobiliser ce savant et pas
un autre, est-ce qu’il est capable d’expliquer le paradigme
dans lequel s’inscrit ce savant, ou au moins d’exposer la cohérence
interne de l’approche théologique ou juridique de ce dernier
ou, pour descendre encore d’un niveau, d’expliquer au minimum
quelle méthode d’extraction des normes ce savant a employé, et
où se situe-t-il dans l’école théologique et juridique
auxquelles il appartient.
La seconde raison de la pauvreté de la réflexion
endogène provient, à l’inverse des premiers, des musulmans qui
affirment cette fois vouloir apporter de nouvelles lectures des références
musulmanes, en introduisant notamment les outils conceptuels des
sciences sociales, mais avec la même incapacité à porter un
regard critique sur l’héritage théologico-juridique islamique.
Au final, le résultat est sensiblement le même
au plan de la faible richesse intellectuelle de la réflexion. A
notre avis, il n’est pas possible d’aborder aujourd’hui cet
héritage théologico-juridique islamique en partant d’un seul
prisme méthodologique relevant soit d’une approche théologique
classique dépourvue des outils des sciences humaines
contemporaines, soit à l’opposé en postulant que seule
l’interprétation hsitorico-sociologique pourrait éclairer les
lumières d’un islam renouvelé, sans passer par une critique
approfondie des outils d’élaboration des interprétations et
des normes forgées au cours de l’histoire.
La tâche est d’autant moins aisée qu’on
trouve encore peu de chercheurs possédant le bagage nécessaire
dans les différents domaines de connaissances requis.
Vers une théologie musulmane contemporaine ?
A partir d’une question particulière, « comment
définir l’être musulman ? », nous avons pu
constater comment, au plan historique, se sont dessinées
plusieurs approches théologiques de Dieu et plusieurs outils méthodologiques
d’interprétation des textes fondateurs de l’islam.
Cette question de la définition du « qui
est musulman » et des types de relations intra et
intercommunautaires est revenue de façon récurrente tout au long
de l’évolution de l’Empire islamique. Aujourd’hui, la
situation a complètement changé : l’évolution économique
du monde contemporain a projeté quantité de musulmans hors de ce
qui était qualifié traditionnellement de « territoire de
l’islam », et vice versa.
Cela a complètement bouleversé les rapports
entre gens de confession différente. De plus en plus, en
Occident, les responsables de confessions religieuses se
rencontrent et s’interpellent de façon pacifiée, et les
musulmans sont questionnés aussi bien sur le contenu de leur foi
que sur leur vision de l’ « Autre » et du « vivre-ensemble ».
De même, des générations de musulmans voient désormais
le jour dans les contrées occidentales où, acculturées, elles
projettent un projet de vie qui se détache de plus en plus de la
référence au pays d’origine des « ancêtres »,
qu’elles n’ont parfois jamais connu.
Sachant que la majorité des musulmans se trouvant
dans l’hexagone et, plus largement, dans les pays occidentaux,
n’ont pas une assiduité religieuse soutenue, la définition
inclusive ou exclusive de l’appartenance prend alors une
tournure nouvelle, et fait partie des enjeux actuels des discours
véhiculés au sein de la population musulmane, conditionnant
l’image que les diffuseurs des discours se font du devenir de
l’islam et des musulmans.
Bien entendu, on peut tout à fait relativiser la
portée du débat que nous posons en affirmant que, par sa
dimension intellectuelle, il demeure en définitive confiné à
une sphère restreinte de musulmans, et qu’il n’altère pas
fondamentalement le rapport à l’islam du commun des musulmans.
Il convient cependant de demeurer prudent et
vigilant justement sur les incidences de la médiatisation de
certains débats intellectuels auprès du grand public musulman et
non musulman.
De même, il faut tenir compte de la vitalité de
certains groupes prosélytes musulmans qui ravivent au sein des
communautés de fidèles des polémiques enfouies depuis le Moyen
Age, en stigmatisant l’ensemble de leurs coreligionnaires comme
des personnes déviantes ou hérétiques, dès lors qu’elles adhèrent
à des approches théologiques différentes de la leur.
En définitive, dans leur dialogue tant interne
qu’avec le monde environnant, il appartient aux musulmans de
considérer la façon dont ils veulent affirmer l’unité de la
foi, et par conséquent de la communauté de foi, dans la diversité
des approches théologiques du divin.
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