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Ijtihad
: pour un « Islam progressiste et populaire »
Par Abdelaziz Chaambi, Mohamed Kaf, Nadjib
Achour, Sarah Girard, Youssef Girard Mardi 9 octobre 2007
Militants venus d’horizons divers,
nous avons travaillé ensemble dans la commission se rapportant à
la dynamique musulmane en France dans le cadre du Forum Social des
Quartiers Populaires qui s’est déroulé à Saint-Denis les 22,
23 et 24 juin 2007. Ce travail commun nous a permis de confronter
nos points de vue et nos expériences afin de faire avancer nos réflexions.
Lors du Forum Social des Quartiers
Populaires, nous avons organisé un atelier sur la dynamique
musulmane et l’engagement des associations islamiques dans les
luttes sociales en France.
Cet atelier nous a montré l’intérêt
porté par un grand nombre de personnes pour la thématique que
nous présentions. Il a aussi manifesté l’attention portée à
notre discours qui cherchait à défendre un Islam engagé
socialement et en phase avec son environnement : un « Islam
progressiste et populaire ».
Il est évident que malgré la qualité
du débat instauré au cours de l’atelier, les questions qui se
posent à nous ne peuvent être réglées en quelques heures. Ces
questions difficiles nous demandent de pouvoir réfléchir et agir
sur le long terme. C’est pourquoi nous avons décidé de
poursuivre l’action entreprise dans le cadre de la commission
sur la dynamique musulmane en constituant le groupe Ijtihad.
Pourquoi Ijtihad ?
Littéralement, le terme Ijtihad
signifie « l’effort ». Au fil du temps, il prit le
sens particulier « d’effort de réflexion ». Selon
la doctrine classique de la théorie du droit islamique, Ijtihad
signifie se contraindre à se forger une opinion (dhann)
dans un procès (qadiyya) ou comme règle (hukm) de
droit. Pour le philosophe indo-pakistanais Mohammed Iqbal
(1877-1938), l’Ijtihad « signifie s’efforcer en vue
de formuler un jugement indépendant sur une question légale ».
Autrement dit, l’Ijtihad est un effort effectué par un juriste
soit pour extraire une loi ou une prescription de sources
scripturaires peu explicites, soit pour formuler un avis juridique
circonstancié en l’absence de textes de référence.
Dans la tradition sunnite, les « portes
de l’Ijtihâd » furent fermées à partir du Xième
siècle. Cependant, cette fermeture, qui n’était en rien une
prescription sacrée, fut toujours contestée par de nombreux oulémas
tels qu’Ibn Hazm (994-1064) ou As-Souyouti (1445-1505).
En fait, la fermeture des « portes
de l’Ijtihad » marquait avant tout la décadence
intellectuelle du monde musulman post-almohadien. « Le
refus de l’ « Ijtihad », écrivait Mohammed
Iqbal, est une pure fiction suggérée en partie par la
cristallisation de la pensée juridique dans l’Islam et en
partie par cette paresse intellectuelle qui, spécialement dans la
période de décadence spirituelle, transforme en idoles les grand
penseurs. Si quelques-uns des docteurs ultérieurs ont été
partisans de cette fiction, l’Islam moderne n’est pas engagé
par cet abandon volontaire de l’indépendance intellectuelle ».
Au XIXième siècle, les réformateurs
musulmans dans la lignée de Jamel ed-Dine Al Afghani (1838-1897)
firent de la réouverture des « portes de l’Ijtihad »
un des éléments moteurs de leur réflexion. Pour Mohammed Iqbal,
l’Ijtihad est « le principe de mouvement dans la
structure de l’islam ». Ainsi, le philosophe
indo-pakistanais appelait à un Ijtihad collectif afin de « reconstruire
la pensée religieuse de l’Islam » pour qu’elle soit
en phase avec le monde contemporain.
Dans cette perspective, il affirmait
que « le Coran enseigne que la vie est un processus de création
progressive constante, ce qui nécessite que chaque génération,
guidée mais non empêchée par l’œuvre de ses prédécesseurs,
ait le droit de résoudre ses propres problèmes ».
C’est afin d’essayer de résoudre nos « propres
problèmes » que nous avons donc décidé de constituer
Ijtihad.
Ijtihad se voudra un espace de réflexion
et d’action sur toutes les questions se rapportant à l’Islam
et aux musulmans en France et dans le monde. Notre effort de réflexion
collectif (Ijtihad jama’i) aura pour but de promouvoir un
Islam en phase avec son environnement social, c’est-à-dire un
« Islam progressiste et populaire » capable d’offrir
les fondements idéologiques et spirituels à l’émancipation réelle
des populations musulmanes.
Ainsi, Ijtihad s’attachera à préserver
l’identité culturelle et spirituelle des musulmans tout en
s’efforçant de participer activement aux luttes sociales et
politiques des populations des banlieues en dépassant
notre identité islamique.
Perspectives d’Ijtihad
Avec la constitution d’Ijtihad, nous
nous imposons de nouvelles tâches politiques et pratiques.
C’est dans ce cadre qu’Ijtihad développera ses réflexions et
ses actions. Parmi les nombreux chantiers de travail qui se présentent
à nous, certains nous semblent prioritaires :
1 - Construire un « Islam
progressiste et populaire » en phase avec son environnement
social. Au cours de l’histoire, l’Islam a toujours été
traversé par de multiples courants de pensée qui furent le
produit de contextes sociaux différents voire mêmes
antagonistes. Face à l’ « Islam des dominants »
défendu par les « Ouléma du palais » a
toujours existé un « Islam des dominés » qui,
porteurs des idéaux des opprimés, se voulait le vecteur de
contestations sociales et d’un désir de justice.
C’est de cet Islam, porteur de
justice sociale, qui a lutté contre les oppresseurs musulmans
puis contre la domination impérialiste, dont nous nous réclamons.
Il nous appartiendra de définir un « Islam progressiste et
populaire » capable de lutter contre l’impérialisme, le néo-colonialisme
et ses supplétifs, de promouvoir une renaissance
civilisationnelle et de défendre la justice sociale.
Loin de tous replis exclusifs, cet
« Islam progressiste et populaire » devra nécessairement
s’ouvrir à la culture universelle de tous les opprimés (al-mostadh’afoun)
pour mieux se dresser contre l’hégémonie impérialiste.
C’est en partant de l’ensemble du patrimoine islamique, sans
exclusive, que nous nous attellerons à cette tâche.
2 - Lutter contre l’islamophobie et
les discriminations dont sont victimes les musulmans. L’Islam
est depuis des années la victime expiatoire de tous les maux de
la société française. Les musulmans sont présentés comme
des terroristes voleurs, violeurs, voileurs et antisémites.
Ils sont le symbole même de
l’anti-France et l’Islam est définitivement la religion des
« barbares ». Pour surveiller et punir les « barbares
musulmans », l’Etat français a mis en place une politique
de répression et de contrôle de l’Islam et des musulmans dans
la plus « pure » tradition coloniale : contrôle
de l’Islam par l’instauration du CFCM pour rétribuer les
nouveaux bachaghas de la communauté ; criminalisation et répression
contre l’Islam et les musulmans par des lois d’exceptions (loi
sur le voile, loi « antiterroriste », plan Vigipirate…)
et une discrimination institutionnalisée. Comment lutter contre
ce contrôle institutionnel et ces discriminations ?
3 - Poser la question féminine en
Islam, et ce, dans une tripleperspective : premièrement,
celle des discriminations et des pressions que subissent les
femmes musulmanes dans la société française, notamment celles
qui portent le foulard ; deuxièmement, l’oppression endurée
par les femmes au sein même d’une communauté musulmane traversée
par des idées et des pratiques sexistes et patriarcales ;
troisièmement, lutter contre la culture machiste dominante dans
l’ensemble de la société française.
Nous souhaitons ainsi donner les moyens
à toutes les femmes musulmanes (quelle que soit leur origine,
voilée, non-voilée, etc.) de se défendre contre ces injonctions
à la sujétion, d’où qu’elles viennent.
Cette question nous semble
incontournable car elle est au centre des débats sur l’Islam,
à la fois dans les discours de certains de ses détracteurs (pour
lesquels le foulard serait de manière essentialiste le symbole de
l’asservissement de la femme et pour lesquels les musulmanes
non-voilées seraient forcément des femmes libérées du « joug
des musulmans sexistes ») ou a contrario de certains de ses
défenseurs (qui érigent le foulard en étendard de l’Islam et
qui dénigrent ainsi les musulmanes qui ne le portent pas).
Comment les femmes musulmanes
peuvent-elles sortir de ces carcans et s’élever au-delà de
toutes les représentations fantasmées dont elles font l’objet ?
Nous devons également lutter contre toutes les pratiques sexistes
et patriarcales qui touchent l’ensemble des femmes.
4 - Explorer et faire connaître le
patrimoine de la civilisation arabo-islamique. L’Islam ne peut
pas être réduit uniquement à une spiritualité transcendante
puisqu’il est aussi une civilisation immanente. Ainsi, l’Islam
représente plus de quatorze siècles d’une civilisation, s’étendant
de la Mer de Chine à l’Océan Atlantique, avec ses pages
sombres et ses pages glorieuses.
Comment construire notre présent, non
en cherchant à ressusciter artificiellement le passé, mais en
s’appuyant sur cet héritage civilisationnel ?
En effet, les musulmans, héritiers de la philosophie d’Ibn
Rushd (1126-1198), de la science de l’histoire Ibn Khaldoun
(1332-1406) et de la mystique d’Abou Hamid al-Ghazali
(1058-1111) ou de Djalal ed-Din Rumi (1207-1273) doivent explorer
ce patrimoine qui est le leur. « Ici comme ailleurs,
écrivait Mohammed Abed al-Jabri, notre seule chance de ne plus
lire notre avenir dans le passé – ou le présent – des
autres, mais de construire à partir de notre propre réalité, à
partir de la spécificité de notre histoire et des constituants
de notre personnalité, c’est la conscience historique ».
5 - Développer la connaissance de la nahda
et du mouvement de réformes culturelles-religieuses qui s’est développé
dans le monde musulman à partir du XIXème siècle. De
Jamel ed-Dine Al Afghani (1838-1897) à Ali Shariati (1933-1977),
en passant par Abd el-Hamid Ben Badis (1889-1940) ou Abdelkrim El
Khattabi (1882-1963), des hommes ont prôné une spiritualité
engagée dans le monde.
Le mouvement de renaissance de l’Islam
se fit dans une triple dimension : une politique offensive de
lutte anti-impérialiste et de renaissance civilisationelle du
monde musulman ; une relecture des textes normatifs dans un
sens novateur en lien avec leur environnement social ; une
spiritualité profonde et intime.
Quels enseignements pouvons-nous tirer
de leurs actions ? Quelles idées développées par ces
hommes peuvent encore nous servir aujourd’hui ? Leurs idées,
même si nous devons les adapter à notre réalité sociale, nous
seront nécessairement utiles pour développer notre propre
projet.
6 - Approfondir notre connaissance de
l’histoire de l’Islam et des musulmans en France. Cette
histoire a trop longtemps été minorée et détachée de
l’histoire générale de l’immigration. Pourtant, l’Islam
est arrivé en France avec les premiers immigrés maghrébins au début
du XXème siècle. Dès les années 1920, les pionniers
de l’immigration s’organisèrent afin de pratiquer leur
religion.
Au sein de l’Etoile Nord Africaine,
l’Islam joua un rôle important dans la lutte globale que
menaient les militants nationalistes maghrébins au sein de
l’immigration et dans les luttes de libération de leurs pays
d’origine. Quelles leçons pouvons nous tirer de l’expérience
de l’Etoile Nord Africaine, de l’activité de l’association
des Ouléma, de la marche pour l’égalité des droits et contre
le racisme de 1983 et des différentes expériences
militantes qui se sont développées à la suite cette marche ?
Au-delà de ces orientations, nous
invitons tous ceux et toutes celles qui désirent lutter contre
les discriminations dont sont victimes les musulmans et qui
veulent construire dans la durée une alternative à l’Islam
institutionnel à nous rejoindre afin de construire ensemble un
« Islam progressiste et populaire » en phase avec
notre époque et les réalités sociales des populations victimes
du nouvel ordre mondial.
Contact : ijtihadislam@gmail.com
Iqbal Mohammed, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam,
traduit par Eva de Vitray-Meyerovitch, Ed. Du Rocher, 1996, page
149
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