Amérique latine
La « vraie gauche » et les mouvements
sociaux
Ignacio Ramonet
Ignacio Ramonet
Lundi 9 février 2009 Le 29
janvier 2009 a Bélem, dans le gymnase de l’Etat du Pará, avenue
Almirante Barroso, plus de 1.000 personnes, militants et
représentants des mouvements sociaux et des mouvements
populaires de toute l’Amérique latine se sont rassemblés avec
des drapeaux, des pancartes et des cris de joie pour écouter
« les vrais présidents de la gauche latino-américaine ». Le
président Lula du Brésil n’avait pas été invité. Des
personnalités comme des évêques latinoaméricains de la théologie
de la libération, Aleida Guevara, la fille du Che et des membres
du Conseil international du Forum social mondial comme Bernard
Cassen, François Houtart, Emir Sader et Eric Toussaint étaient
également présents.
Un groupe d’une vingtaine de
mouvements sociaux importants – qui constituent un des piliers
fondamentaux du Forum – ont décidé d’inviter à un « dialogue sur
l’intégration populaire de notre Amérique » quatre présidents
latino-américains considérés comme le bloc de la vraie gauche
sud-américaine et qui se distinguent dans le processus de
transformation sociale mis en œuvre dans leurs pays. Il s’agit
d’Hugo Chávez du Venezuela, d’Evo Morales de Bolivie, de Rafael
Correa d’Equateur et de Fernando Lugo du Paraguay.
Sous un
déluge d’applaudissements, le premier à arriver est Rafael
Correa suivi quelques minutes plus tard par Fernando Lugo, vêtus
tous deux de la chemise blanche traditionnelle de leur pays. En
attendant l’arrivée de Chávez et de Morales, des musiciens
interprètent des chansons populaires latinoaméricaines. Correa
très détendu se saisit d’un micro et se met également à chanter
en faisant preuve de talents musicaux réels et d’une
connaissance surprenante des paroles de nombreuses chansons. Il
interprète en particulier en compagnie de Marcial Congo, un des
conseillers de Fernando Lugo, la célèbre chanson
Yolanda
de Pablo Milanés et avec Lugo
Hasta siempre comandante
(Che Guevara) repris en cœur par la salle.
Hugo Chávez et Evo Morales
sont arrivés ensemble, le premier vêtu d’une chemise vert olive
de style militaire (mais sans aucun insigne militaire) et le
second d’une chemise blanche sous les applaudissements des
participants debout. Tous s’installent autour de la table placée
sur une estrade qui domine le gymnase. La table est décorée
d’une grande nappe bleue sur laquelle ressortent les belles
fleurs multicolores de l’Amazonie. Derrière, occupant tout la
largeur du mur du fond, un grand panneau avec le slogan de la
rencontre « Solidarité internationale ».
Les
évenements organisés par le Mouvement des travailleurs ruraux
sans terre (MST) commencent toujours par ce qu’ils appellent une
mystique, c’est-à-dire un moment culturel de représentation
scénique très symbolique, d’inspiration brechtienne, avec
chants, poesies et expressions politiques. Un groupe d’hommes et
de femmes portant un costume paysan et des drapeaux rouges et
verts sont montés sur scène en chantant
« El pueblo unido jamas sera vencido »
et reprenant la consigne :
seul un peuple uni et organisé peut faire
la révolution. Ensuite, avec un
changement total de rythme et une énergie contagieuse de colère
et de protestation, un groupe néo-punk interprète des raps
révolutionnaires et insurgés.
Après le
prélude culturel, la partie politique
Deux représentants des
mouvements sociaux prennent la parole pour exprimer leur analyse
de la situation en Amérique latine et poser des questions aux
quatre présidents :
Camille Chalmers d’Haïti et
de l’organisation Jubilé Sud parle le premier. Il reprend toute
l’histoire des événements – résistance au néolibéralisme,
croissance des mouvements sociaux, lutte contre l’ALCA qui ont
permis d’en arriver à la situation actuelle et à cette vague de
gouvernements populaires qui transforment l’Amérique latine.
Magdalena León d’Equateur de l’organisation REMTE (Red de
mujeres transformando la economia = réseau de femmes
transformant l’économie) intervient ensuite pour rappeller
l’importance de la lutte des femmes et sa grande contribution
aux changements actuels. Ces deux représentants des mouvements
sociaux demandent aux présidents qu’ils leur garantisse leur
appui aux revendications du mouvement populaire et qu’ils se
maintiennent fidèles aux promesses de leurs programmes et aux
espoirs que leurs peuples ont déposé en eux.
1) Rafael Correa, Equateur
Plus qu’une époque de changements, nous vivons un changement
d’époque. Qui aurait pu s’imaginer en 2001 lorsque les Forums
ont commencé que quatre présidents participeraient au Forum
social de 2009. En 10 ans, l’Amérique latine a connu un
changement profond. Alors qu’en 2001, il n’y avait que Chávez
comme un membre solitaire d’un commando il y a aujourd’hui
beaucoup de gouvernements progressistes. Nous les présidents,
nous sommes les réflets des changements des peuples en Amérique.
Nous nous nourrissons des Forums sociaux mais également de nos
luttes, des luttes de nos héros depuis Marti jusqu’à Fidel en
passant par tant d’autres parmi lesquels Alfaro.
Nous vivons notre deuxième
indépendance. Et celle-ci coïncide avec la grave crise mondiale
du néolibéralisme, avec l’effondrement du néolibéralisme à
Davos. Il ne s’agit pas suelment d’une crise économique, c’est
le résultat de la cupidité, de l’égoïsme et de l’individualisme
érigés en norme de vie par l’idéologie néolibérale. C’est une
idéologie déguisée en science.
C’est le moment d’opposer au
néolibéralisme, le socialisme du XXIe siècle. Qu’est-ce que le
socialisme du XXIe siècle ? Une série de compromis :
Interventions de l’Etat dans l’Economie ; planification ;
suprématie du travail humain sur le capital ; importance
prépondérante de la valeur d’usage sur la valeur d’échange ; la
reconnaissance de la dette écologique ; équité de genre ; équité
pour les peuples indigènes ; autocritique ; conviction qu’il
n’existe pas de recettes toutes faites ; la conviction que le
socialisme du XXIe siècle n’est ni unique, ni statique ; rejet
des dogmes et des fondamentalismes. Nous proposons un « mieux
vivre » avec un objectif : un plus grand bien-être pour les
pauvres de la planète ; une nouvelle conception du développement
mais pour réaliser le socialisme du XXIe siècle, nous devons
approfondir certaines de nos initiatives et avancer dans notre
intégration avec la Banque du Sud, le Fonds monétaire du Sud,
PetroSur, Unasur, avec la création d’une monnaie régionale, le
SUCRE. D’avantage d’intégration, c’est davantage de garantie
pour nos processus d’échange et de progrès. Il faut remplacer
définitivement l’Organisation des Etats américains (OEA) dont le
siège se trouve à Washington par une autre instance ! L’OEA n’a
pas expulsé le Chili de Pinochet mais a expulsé Cuba avec Fidel
Castro. Il est temps de changer l’OEA. Le néolibéralisme est
entré dans un processus d’effondrement et beaucoup
d’organisations internationales sont entrées avec le
néolibéralisme dans ce processus. Le Forum social mondial fait
partie de la solution dont le monde a besoin.
2) Fernando Lugo, Paraguay
L’Amérique latine est en train de changer et ce changement nous
affecte nous également. Nous avons appris des mouvements
sociaux. Je me souviens des journées en omnibus pour aller
depuis le Paraguay jusqu’au Forum social mondial de Porto Alegre
et plus tard au Forum de Caracas. Nous sommes allés apprendre,
écouter, nous imprégner de la volonté de changement du mouvement
populaire, du mouvement social, du mouvement paysan, du
mouvement indigène. Grâce au mouvement social, l’Amérique latine
expérimente aujourd’hui ces moments de changement.
Cette époque exige de nous un
effort créatif pour la construction d’une société plus juste et
plus fraternelle. Nos pays doivent s’intégrer davantage pour
défendre les décisions que nous prenons en faveur de nos
peuples.
Et je ne m’en irais pas
tranquille de Belém si nous ne disions pas ici que nous voulons
trouver une solutions juste avec le Brésil sur la question du
barrage d’Itaipú. Nous ne pensons pas qu’un traité léonin signé
au moment de la dictature dans nos deux pays puisse demeurer en
vigueur. Nos amis brésiliens ne peuvent pas nous dire que nos
revendications de changement dans le traité ne sont pas justes.
Il doit être un traité d’égal à égal et ne peut être inégal.
C’est notre conception de l’intégration.
Je vous demande que vous
travailliez également à l’intégration des mouvements sociaux de
l’Amérique du Sud. Pour que certaines injustices historiques
prennent fin. Je pense par exemple qu’il est injuste que la
Bolivie n’ait aucun accès à la mer et ce que je dis pour la
Bolivie est valable également pour le Paraguay.
L’intégration, je le répète,
requiert de la créativité dans les initiatives pour la
construction d’une Amérique du Sud plus juste et plus solidaire
dans laquelle les vieilles injustices prennent fin. Parfois, on
me dit que je dois être patient ce à quoi je réponds qu’en
Amérique latine après tant de temps de souffrance et d’injustice
ce que nous devons avoir c’est de l’impatience. Parce que nous
sommes impatients de mettre enfin sur pied l’Amérique latine que
nous voulons.
Nous avons besoin de l’appui
de tous les mouvements sociaux et de toute la gauche au niveau
mondial qui est ici représentée dans le Forum social mondial. Et
nous voudrions remercier le Forum de tout ce qu’il a apporté car
ici nous nous sommes nourris des idées, des programmes et des
analyses pour proposer le changement dans notre pays.
3) Evo Morales, Bolivie
J’en étais venu à penser que vous m’aviez oublié car auparavant
j’étais venu au Forum et vous m’aviez invité mais depuis que je
suis président, vous ne m’avez plus invité. Et je pensais que
cela ne vous intéressait plus. C’est pourquoi je vous remercie
de cette invitation car ça fait des années que je l’attends.
C’est ici que se trouvent
ceux qui m’ont formé car dans les Forums j’ai appris et compris.
Si nous sommes arrivés à la présidence c’est en partie grâce au
Forum social mondial. C’est d’ici que nous tenons nos idées, que
nous établissons des contacts et des réseaux. C’est pourquoi je
vous remercie et je veux me solidariser avec le mouvement des
sans-terre et avec le mouvement indigène du Brésil, de
l’Amazonie et de toute l’Amérique.
Je demande également l’appui
de tous les mouvements de gauche à notre processus. Nous pouvons
commettre des erreurs et nous sommes disposés à rectifier et à
débattre pour améliorer notre processus de progrès. Mais la
droite veut mettre fin à ce processus. En Bolivie, il y a des
groupes qui n’acceptent pas le fait que j’ai été élu et les
changements en cours ; ce sont des groupes racistes.
Heureusement avec l’appui des mouvements sociaux boliviens nous
avons pu avancer.
C’est non seulement la presse
de droite qui nous attaque mais aussi l’Eglise catholique, en
tout cas la hiérarchie de l’Eglise. Mais nous nous disons que
les services publics ne sont pas négociables, nous disons que la
défense de la vie et la lutte pour la paix ne sont pas
négociables comme ne l’est pas davantage la défense de
l’environnement et de la planète Terre.
Nous demandons des
changements et nous vous demandons de nous aider à avancer dans
ces changements. Mais nous disons également que pour changer la
société, chacun de nous doit commencer à changer en commençant
par lui-même. Si chacun de nous change, toute la société aura
changé.
4) Hugo Chávez, Venezuela
Je voudrais commencer en citant Fidel Castro qui est comme notre
père à tous. En parlant du Forum 2001, Fidel disait que ce Forum
est l’expression des générations émergentes ». Et le sous
commandant Marcos qui en plus d’être révolutionnaire est aussi
un poète a dit que « Le Forum est comme un nid de rêves ».
Lorsque ces Forums ont
commencé j’étais président depuis deux ans, exactement depuis le
2 février 1999, ça en sera d’ailleurs le dixième anniversaire
dans quelques jours. Le peuple venezuelién s’était déjà soulevé
en 1989 contre le néolibéralisme. Ca a été un des premiers
peuples dont le sang a été versé pour empêcher l’imposition de
modèle néolibéral néfaste.
La vie du Forum jusqu’à
présent a coïncidé avec les deux mandats du président américain
Georges Bush, un personnage abominable qui devrait être jugé par
le Tribunal pénal international pour crimes de guerre et crimes
contre l’humanité.
Avec le nouveau président des
Etats-Unis, Barack Obama, nous sommes dans l’expectative, nous
observons ses agissements et ceux de son gouvernement qui a pour
l’instant un grave problème interne avec la crise économique et
financière. Une crise dont on peut seulement sortir par la voie
du socialisme. A l’occasion d’un précédent Forum où j’avais été
invité à Porto Alegre, j’ai pour la première fois déclaré le
caractère socialiste de la révolution bolivarienne. Le
socialisme est la seule voie pour sortir de cette crise, de ce
« crack parfait » pour construire une économie plus juste et
plus solidaire.
Nous demandons le respect à
Obama car il a mal commencé et il fait des déclarations en
disant que « Chávez est un obstacle ». Mais je répète que nous
sommes dans l’expectative, nous verrons comment il se comporte
sans préjugés de notre part. Nous applaudissons la fermeture de
Guantanamo mais il pourrait faire plus, il pourrait rendre le
territoire de la base à Cuba et au peuple cubain ou du moins
commencer le retrait des troupes de la base, la démilitariser.
Ce serait un signe positif, un signe de bon voisinage avec toute
l’Amérique latine.
Ici un monde nouveau est en
train de naître. Que celui qui ai des yeux vienne pour le voir !
L’Utopie de Thomas More – Bolivar le disait déjà – est ici en
Amérique latine ; l’utopie d’un monde meilleur, d’un nouveau
monde est en train de naître ici. Mais comme un bébé, elle a
besoin de protection et de soutien. Et le Venezuela est disposé
à apporter son soutien aux processus de transformation sociale
en cours et à travailler pour la consolidation de tous les
processus d’intégration de l’Amérique du Sud car seule
l’intégration des pays, des peuples et des mouvements sociaux
nous rendra plus forts, plus résistants et plus progressistes. »
Enfin l’intervention de Joao
Pedro Stedile, du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre
(MST) a fait office de conclusion.
Les gouvernements de la
gauche latino-américaine ici représentés doivent faire davantage
de changements structurels qui est ce dont leurs peuples ont
besoin. Parler de « transformation sociale » et « processus de
changement » est très bien mais cela ne doit pas être que des
discours. Il doit y avoir des changements structurels pour ne
pas faire marche arrière. Il faut nationaliser la banque. L’Etat
doit prendre le contrôle de tous les mécanismes financiers.
Il faut construire une
monnaie sud-américaine que nous proposons d’appeler « maïs » qui
est le symbole de la souveraineté alimentaire historique des
peuples originaires.
Il faut réaliser une
véritable réforme agraire pour garantir la souveraineté
alimentaire de nos peuples avec une agriculture d’un nouveau
type respectueuse de l’environnement et non orientée
exclusivement vers l’exportation.
Il faut construire un nouveau
modèle économique. Il faut démocratiser les moyens de
communication. Les mouvements sociaux appuieront toujours les
gouvernements de la vraie gauche sud-américaine que s’engagent
et avancent dans la mise en œuvre de ces changements structurels
indispensables pour construire le socialisme du XXIe siècle dont
nous avons tous besoin.
Traduction Virginie de
Romanet
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