Pour
consulter la première partie de cette étude : cliquez
ici : « Le
contrôle des dégâts : Noam Chomsky et le conflit israélo-israélien »
Jusqu’ici, j’ai traité
largement des opinions exprimées par Chomsky (dans la presse
ou lors de conférences). Ses travaux universitaires,
malheureusement, présentent les mêmes failles. Elles ont été
décrites succinctement par Bruce Sharp sur un site ouèbe qui
examine ses écrits antérieurs sur le génocide au Cambodge.
Chomsky, écrit Sharp,
« n’évalue
pas toutes les sources avant de déterminer lesquelles résistent
à un examen sérieux. En lieu et place, il examine une poignée
de récits, jusqu’à ce qu’il en trouve un qui corresponde
à son idée préétablie de ce que doit être la vérité ;
il n’extrapole pas ses théories de données vérifiées et
avérées. En lieu et place, il réunit (ce qu’il appelle)
des « preuves » de manière sélective, et
uniquement des « preuves » qui étaient ses théories.
Tout le reste, il le laisse tomber. » [1]
« Les
omissions de Chomsky », écrit Sharp, « découlent
précisément du même type de biais irréfléchi qu’il
passe son temps à moquer dans la presse consensuelle. Les événements
censés corroborer sa théorie sont tenus de remplir des
conditions de crédibilité bien inférieures à celles
(impossibles) auxquelles sont soumis les événements qui la démentiraient.
» [2]
Ces reproches ne sont pas
adressés au seul Chomsky, bien entendu. Mais, étant donnés
son prestige et sa crédibilité d’universitaire, ils sont
particulièrement graves, le concernant. Ce que Sharp a
diagnostiqué fait de Chomsky moins un historien qu’un
procureur général.
Il est certain que les
questions relatives à l’action visant à garantir une
solution juste du conflit israélo-palestinien sont complexes
et controversées. Mais elles n’en doivent pas moins, au
contraire, être examinées et débattues sérieusement et
honnêtement. Tout le monde toutefois, ne participe pas à ce
débat sur un pied d’égalité avec tous les autres. Il
revient en particulier aux Palestiniens eux-mêmes de trancher
la question du droit au retour des réfugiés palestiniens, et
non aux Israéliens, ni à Washington, ni au «
consensus international » si cher à Chomsky…
Un autre problème intimement
lié à celui que nous venons d’évoquer – à savoir :
celui du choix : « un seul État
contre deux États » – est plus complexe encore.
À son sujet, les Palestiniens eux-mêmes sont partagés. Bien
que je sois partisan de la solution à un seul État, je
n’ai pas l’intention de développer in extenso mon
argumentation en sa faveur ici ; je me contenterai de
l’exposer brièvement afin de donner au lecteur la présentation
qu’en fait Chomsky. Toutefois, la prépondérance du
discours sioniste étant ce qu’elle est, ni l’une ni
l’autre de ces deux problématiques [la question des réfugiés
et celle de savoir si’il faut un Éta binational ou deux États
mononationaux.] n’a la capacité de mobiliser un nombre
significatif d’États-uniens pour leur cause respective, mis
à part ceux qui ont un intérêt personnel dans la solution
qui sera éventuellement apportée à l’une ou à l’autre.
Deux questions, en revanche,
ont cette capacité mobilisatrice. Elles sont d’ailleurs
intimement liées entre elles. Ces deux questions, les voici :
1) La nécessité de fermer le
robinet qui fait se déverser en Israël un flot continu de
dollars provenant des contribuables états-uniens. Au vu des
coupes budgétaires drastiques affectant la santé, l’éducation
et les retraites, dans l’ensemble des États-Unis, il existe
déjà un public tout trouvé qui serait sensible à la nécessité
de mettre un terme à cette aide, qui a franchi récemment le
seuil des 100 milliards de dollars. Cette mesure devrait
impliquer l’arrêt des investissements tant publics que privés
en Israël, dans des compagnies israéliennes, ou dans des
compagnies états-uniennes faisant des affaires en Israël (ce
qui a déjà été entrepris, de manière certes extrêmement
limitée). Autrement dit : il s’agit d’imposer ces
fameuses sanctions, que Chomsky déplore tellement ;
2) Dénoncer et contrer la
mainmise du lobby pro-israélien sur le Congrès ainsi que son
contrôle sur la politique moyen-orientale des États-Unis,
dont tous les observateurs politiques à Washington et
ailleurs dans le monde reconnaissent qu’il s’agit d’une
donnée objective. Oups : « tous
les observateurs », sauf, bien sûr, Chomsky !
Certes, à l’occasion,
celui-ci mentionne bien que la majorité des États-uniens
sont plus que réticents en ce qui concerne l’aide militaire
prodiguée à Israël par leur pays, mais sans plus. La
fixation que fait Chomsky sur les pilotes israéliens aux
commandes d’hélicoptères – certes, mais d’hélicoptères
« américains » – , en
plus de reléguer la puissance de déflagration de la question
des aides et du lobby dans les marges du discours politique,
est un élément fondamental pour sa pensée, en ceci
qu’elle sape les fondements mêmes de son analyse, selon
laquelle :
1) Israël serait
essentiellement un pays client des États-Unis, lequel État
client ne serait soutenu par Washington que sur la base de ses
« services », de sa nature
d’« atout stratégique » [3]
et de « flic en patrouille » [4] [5]
pour les intérêts états-uniens au Moyen-Orient, mais aussi
ailleurs dans le monde ;
2) L’attitude «
réjectionniste » des États-Unis, adoptée par les
gouvernements états-uniens successifs, qui s’opposent à la
création d’un État palestinien, serait l’obstacle
essentiel bloquant la mise en application d’une «
solution à deux États ». De surcroît, Chomsky
voudrait nous faire croire que la politique états-unienne, en
dépit d’occasionnelles apparences du contraire,
soutiendrait « l’intégration
progressive des territoires occupés à l’intérieur d’Israël
» [6] ;
3) Enfin, l’influence du
lobby pro-israélien serait « exagérée
» par ses détracteurs, et elle serait plus un
facteur qui ferait occasionnellement pencher de tel ou tel côté
le fléau de la balance, qu’un facteur décisif et
totalement indépendant de la conjoncture… De plus, ceci
ouvrirait le débat concernant la capacité d’une pression
idéologique de trouver une traduction concrète – en
comparaison avec le pouvoir réel [7].
Sur ces trois points,
innombrables sont les preuves contraires apportées par des
universitaires incontestés, spécialistes de la question.
Preuves contraires dont Chomsky a manifestement connaissance
(d’ailleurs, il les cite, quand cela le sert…), mais
qu’il choisit délibérément d’ignorer. Dans les limites
qui sont celles de cet article, je n’en évoquerai que
quelques-unes.
La théorie fumeuse de l’«
atout stratégique »
L’argument de Chomsky, selon
qui le soutien américain à Israël serait motivé par la
valeur d’« atout stratégique »
qui serait propre à ce pays a été explicité avec une
particulière clarté par Chomsky, en 1983, dans son ouvrage Le
Triangle fatal, et il a été repris par lui dans ses
interviews et ses articles jusqu’au moment où l’URSS
cessa de représenter une menace, et où il dut trouver de
nouvelles justifications.
Depuis la fin des années
1950, le gouvernement états-unien a été amené à soutenir
de plus en plus la thèse selon laquelle un Israël puissant
représenterait un « atout stratégique
» pour les États-Unis, en leur servant de rempart
contre les menaces représentées par les mouvements
nationalistes arabes radicaux, susceptibles d’obtenir le
soutien de l’URSS [8].
La pauvreté des «
preuves » que Chomsky invoque à l’appui de cette
(hypo)thèse aurait dû depuis fort longtemps faire se lever
bien des sourcils… Un élément qu’il ne cesse
d’invoquer, c’est un Mémorandum du
Conseil national de Sécurité, de janvier 1958, lequel,
d’après Chomsky, avait « conclu
qu’un corollaire logique de [notre] opposition au
nationalisme arabe croissant » consisterait à
« soutenir Israël, en tant qu’unique
puissance pro-occidentale à subsister au Moyen-Orient ». [9]
Sur un point d’une telle importance, on s’attendrait tout
de même à ce qu’il soit en mesure de nous ressortir
quelque chose de plus frais… Or, il se trouve que cette même
année 1958, en réplique à l’insurrection anti-britannique
victorieuse en Irak et aux trouble nationalistes au Liban,
Eisenhower expédia les Marines dans ces deux pays, afin d’y
défendre des intérêts états-uniens prétendument menacés.
Apparemment, le recours à des troupes israéliennes n’a
jamais été envisagé ?…
Les seuls «
services » rendus par Israël, auxquels Chomsky
fait allusion, furent la défaite de l’Égypte en 1967 [10],
défaite motivée à l’évidence par les intérêts propres
à Israël, ainsi que le rôle qu’Israël aurait joué afin
de dissuader le gouvernement syrien de venir en aide aux
Palestiniens confrontés aux massacres du roi de Jordanie, en
septembre 1970. Et c’est tout !… Dans ce dernier cas,
Israël n’a nullement eu besoin des États-Unis pour mettre
son armée en état d’alerte afin de contrer ce qui a été
improprement considéré (pas par Chomsky, soyons juste…)
comme une tentative de prise de contrôle du pouvoir en
Jordanie par l’OLP [11].
Ce que Chomsky et ceux qui répètent
ses analyses tels des perroquets ignorent (ce qui n’a rien
d’étonnant, car il n’en parle jamais !), ce sont
d’autres facteurs, qui ont joué un rôle dans la déroute
de l’OLP en Jordanie, notamment les dissensions internes, le
refus de l’armée de l’air syrienne – alors sous le
commandement de Hafez al-Assad (pas particulièrement un ami
de l’OLP…) – de lui accorder une couverture aérienne et
l’avantage stratégique dont jouissait l’armée
jordanienne, très majoritairement composée de Bédouins.
C’est Henry Kissinger qui
exagéra le rôle d’Israël dans l’issue de cette
confrontation, tout comme il exagéra son potentiel d’«
atout » américain dans la Guerre froide [12]
et – ironiquement – c’est donc la position de Kissinger
que Chomsky a ainsi sanctuarisée, en l’élevant au statut
de « fait » historique !
Un autre facteur, dans
l’argumentation « atout historique »
est généralement négligé, comme le fait observer Camille
Mansour :
« Ces
luttes d’influence, se produisant dans l’entourage géographique
d’Israël, sont souvent liées (et, dans le cas de la crise
jordanienne, elles l’étaient assurément) au conflit israélo-arabe
lui-même : pour les États-uniens, Israël était dans
la situation paradoxale de représenter un atout, en réduisant
les menaces pesant sur lui-même et en même temps sur les intérêts
américains – menace, toutefois, dont Israël était
susceptible d’être lui-même à l’origine, en raison de
l’état de belligérance avec les Arabes qui le caractérise.
» [13]
Cette opinion fut confirmée,
par la suite, par Stephen Hillman, ancien membre de la
Commission sénatoriale (états-unienne) des relations extérieures,
qui écrivit :
« Le
service qu’Israël est censé fournir aux États-Unis – en
faisant obstacle à la pénétration soviétique au
Moyen-Orient – est un service rendu nécessaire au premier
chef par l’existence même d’Israël, mais sans lequel les
Arabes seraient beaucoup moins réceptifs à l’influence
soviétique… Il est exact qu’Israël fournit aux États-Unis
une information militaire et des renseignements précieux, et
il est concevable… que les États-Unis puissent avoir besoin
de bases navales ou aériennes sur le territoire israélien.
Ces atouts, en eux-mêmes… ne semblent toutefois pas suffire
à justifier le fait que les États-Unis aient dépensé,
depuis la fondation d’Israël en 1948 jusqu’à nos jours
– en 1980 – presque 31 milliards de dollars en aide
militaire et plus de 5,5 milliards de dollars en soutien économique,
ce qui fait d’Israël – de très loin – le premier bénéficiaire
des aides économiques extérieures accordées par les États-Unis
» [14]
Chomsky était tout à fait au
courant des travaux de Tillman, qu’il cite fréquemment dans
son Triangle fatal. Mais la citation
ci-dessus, curieusement, n’y figure pas. Plus à son goût,
sans doute, il lui préféra un commentaire de l’ex-sénateur
Henry « Scoop » Jackson, démocrate,
de l’État de Washington, que Chomsky intégra au Triangle
fatal, et qu’il reprit, depuis lors, dans tous ses
ouvrages, interviews et conférences sur le conflit israélo-palestinien.
D’après ce Jackson,
La tâche impartie à Israël
consistait à « inhiber et contenir les
éléments irresponsables et radicaux dans certains pays
arabes… lesquels, s’ils avaient été laissés libres
d’agir à leur guise, auraient représenté une grave menace
pour nos principaux approvisionnements pétroliers dans le
Golfe persique ». [15].
Il faisait ainsi allusion à l’«
alliance tacite entre Israël, l’Iran (du temps du Shah) et
l’Arabie saoudite », bien qu’il n’existe
aucune preuve que l’un quelconque de ces trois pays ait
jamais joué un tel rôle. La première administration Bush
ayant considéré que les ressources pétrolières de cette région
étaient menacées par l’invasion du Koweït par l’Irak,
en 1991, elle agit d’elle-même, et fit tout son possible
afin de dissuader Israël de participer aux opérations. Mais
cela ne dissuade nullement Chomsky de continuer à nous
raconter sempiternellement le même conte pour enfants…
La raison pour laquelle
Chomsky est persuadé que nous devons accorder foi à
l’opinion de Jackson, c’est le fait qu’il s’agissait
de « l’expert le plus en vue, au Sénat
américain, sur la question pétrolière », écrit-il
dans son Triangle fatal, à la page 535,
ainsi que « l’expert du Sénat en
matières moyen-orientale et pétrolière », dans Vers
une nouvelle guerre froide [Toward a New Cold War], à la
page 315, ou encore du « spécialiste
le plus en vue au Sénat en matière de Moyen-Orient et de
questions pétrolières » (dans The
New Intifada, ainsi que dans Middle East
Illusions, page 179), d’« éminent
spécialiste ès questions pétrolières », dans Deterring
Democracy, page 55) ; de « spécialiste
le plus en vue au Sénat dans les questions du Moyen-Orient et
du pétrole » (dans Pirates and
Emperors, page 165) et enfin de «
personnage influent concerné par le Moyen-Orient »
(dans Hegemony or Survival, page 165).
Si j’insiste sur les
descriptions élogieuses données de Jackson par Chomsky,
c’est parce qu’elles sont très caractéristiques, de par
leur nature trompeuse. La seule chose qui aurait à la rigueur
pu faire passer Jackson pour un expert en matière de pétrole,
c’est peut-être le fait qu’il ait dirigé une enquête
sur les pratiques pétrolières aux États-Unis, à l’époque
où il était président de la Commission de l’Intérieur (=
Commission de l’Environnement Ndt.) au Sénat.
Mis à part le fait d’être
connu comme le « sénateur nommé par
Boeing » en reconnaissance des nombreux contrats
qu’il a obtenu pour cette firme tandis qu’il présidait la
Commission des Armées du Sénat, le principal legs de Jackson
est sans doute sa participation à la rédaction de
l’amendement Jackson–Vanik, lequel conditionnait le succès
des négociations entre l’URSS et les États-Unis (en vue de
la fin de la Guerre froide) à l’ouverture par l’URSS des
portes à l’émigration juive. On comprendra que cela ait
fait de lui le chouchou du lobby pro-israélien et des juifs
américains, de manière générale, qui lui assurèrent 523
778 dollars (soit 24,9 %) en contributions de campagnes électorales,
durant cinq ans. [16]
Faucon farouchement opposé à toute détente et partisans
acharné de la Guerre froide, il fut « pratiquement
le dernier démocrate, au Sénat, à soutenir… la guerre
[au Vietnam] » [17].
Plus récemment, il a été célébré en tant que patron, au
Congrès, des néocons ayant donné à Richard Perle le signal
du départ sur sa piste vers l’enfer.
Grâce au soutien à la fois
d’Israël et du complexe militaro-industriel états-unien,
les efforts de Jackson ne passèrent pas inaperçus auprès du
très influent Jinsa [Jewish Institute for Security Affairs],
principal promoteur de l’intégration entre les industries
états-unienne et israélienne de l’armement, depuis 1976.
C’est, là encore, un élément clé du lobby israélien que
Chomsky n’a jamais cité. En 1982, cet institut créa un
prix, intitulé Prix Henry M. «
Scoop » Jackson Distinguished Service Award [Prix
« pour service rendu »], que
Jackson fut le premier à se voir décerner. Le dernier impétrant
en date n’étant autre que son protégé, Richard Perle.
Eût Chomsky indiqué les
orientations du faucon pro-israélien Jackson, cela aurait
certainement soulevé des questions au sujet de la crédibilité
de ce sénateur, au cas où cela ne l’aurait pas totalement
discrédité…
Mis à part une petite poignée
d’admirateurs loyalistes qui semblent déterminés à faire
écho au moindre de ses propos, la vision qu’a Chomsky des
relations états-uno-israéliennes n’a pas le même succès
auprès de ses collègues universitaires, y compris auprès de
ceux, parmi eux, qui partagent pourtant sa vision du monde.
Tout en veillant à ne pas citer nommément Chomsky, c’est
bien à la théorie de celui-ci que faisait par exemple
allusion le professeur Ian Lustick, interviewé en 2001 par
Shibley Talhomi :
« Les
États-Unis sont assez puissants et assez riches pour pouvoir
traiter une crise majeure, quand il s’en produit, comme
l’invasion du Koweït par l’Irak, qui fut manifestement
une crise d’une extraordinaire gravité. Mais la grosse
question, concernant ce qui concerne les motifs des États-Unis,
au plan intérieur, a trait aux raisons de l’engagement américain
en faveur d’Israël. C’est véritablement cela, la
question essentielle. Et vous avez, à ce sujet, plusieurs
explications en concurrence les unes avec les autres. Très
longtemps, il y a eu une opinion selon laquelle l’engagement
américain en faveur d’Israël était un corollaire des intérêts
stratégiques des États-Unis, à savoir qu’essentiellement,
les États-Unis voyaient dans Israël un instrument au service
de leurs intérêts stratégiques et, plus largement, un
instrument leur servant à contenir l’URSS durant la Guerre
froide et depuis lors, à assurer la régularité de leurs
approvisionnements pétroliers, à réduire le terrorisme, etc… »
En cette matière, la vérité,
c’est que cette théorie ne tient pas, car si Israël, dans
certains cas, a été stratégiquement très utile (pour les
États-Unis), il n’a pas été considéré stratégiquement
important dans d’autres cas. Mais il y a sans doute quelque
chose de plus important encore : durant la plus grande
partie de la Guerre froide, les bureaucrates – les
bureaucraties de l’exécutif, de la Défense, des Affaires
étrangères…) n’ont pas considéré qu’Israël fût un
atout stratégique, et certains, parmi eux, virent même en
lui un handicap. On le voit, cet argument ne fait donc pas
l’affaire… [18]
Que cet argument ait été
valide, ou non, que durant la Guerre froide les États-Unis
aient pu voir en Israël un allié fiable contre des régimes
soutenus par l’URSS dans certains pays arabes ; cet
argument s’est évanoui aussi rapidement que l’URSS elle-même.
Quand Afif Safiyéh, délégué de la Palestine au Royaume-Uni
et auprès du Saint-Siège s’est rendu aux États-Unis,
juste après l’effondrement de l’URSS, il a été surpris
de constater :
« que,
dans les cercles pro-israéliens… la préoccupation
dominante concernait la perte d’un « ennemi »,
avec ce que cela pouvait comporter pour la « raison d’être »
(en français dans le texte, ndt) et pour l’utilité d’Israël
pour la politique étrangère états-unienne, en tant que
bastion stratégique destiné à contenir l’expansionnisme
soviétique. C’est précisément à cette période que la
construction idéologique d’une menace planétaire de
remplacement – le péril islamique – débuta. » [19]
L’effondrement de l’URSS
força non seulement le lobby pro-israélien, mais Chomsky
lui-même, tout aussi bien, à rechercher fiévreusement une
nouvelle raison afin de justifier la poursuite du soutien états-unien
– le lobby, pour le perpétuer, et Chomsky pour le justifier
– et de la relation privilégiée états-uno-israélienne.
Chomsky trouva cette nouvelle
raison dans une déclaration d’un ancien chef des services
israéliens de renseignement, Shlomo Gazit. L’argument de la
guerre froide, sur lequel Chomsky se fondait jusqu’alors,
voici que Chomsky le trouvait soudain « hautement
trompeur », lui préférant « l’analyse…
faite par Gazit », lequel écrivit, après
l’effondrement de l’Union soviétique, que :
« La
principale mission d’Israël n’a absolument pas changé,
et elle reste d’une importance cruciale. Sa situation, au
centre du Moyen-Orient arabo-musulman, prédestine Israël à
être un gardien dévoué de la stabilité dans tous les pays
qui l’entourent. Son rôle est de protéger les régimes en
place, c’est-à-dire de prévenir ou d’arrêter les
processus de radicalisation et de bloquer l’expansion du zèle
religieux fondamentaliste ». [20]
« Ce à
quoi nous pouvons ajouter », écrit Chomsky dans la
préface à la nouvelle édition de son Triangle
fatal, « qu’Israël fait le sale
boulot dont les États-Unis ne veulent à aucun prix se
charger eux-mêmes, en raison de l’opposition populaire et
d’autres inconvénients. » [21]
Chomsky écrit ceci comme si
nous étions encore dans les années 1970 ou 1980 ; il
n’y a apparemment aucune limite au «
sale boulot » dont les États-Unis sont disposés
à se charger par eux-mêmes, par les temps qui courent !
De la part de Gazit, on devait bien entendu s’attendre à ce
qu’il évoque un bon prétexte pour maintenir l’aide états-unienne
à Israël. Mais : la stabilité ? ! ? A défaut
d’autre chose, la présence d’Israël dans la région a
toujours représenté un facteur de déstabilisation et à
deux reprises, en 1967, puis, à nouveau, en 1973, cette déstabilisation
fut à deux doigts de déclencher une guerre nucléaire (et
elle a bel et bien causé un embargo pétrolier arabe aux conséquences
économiques extrêmement coûteuses). Aux premiers jours de
la guerre d’Octobre, quand il s’avéra que l’armée israélienne
risquait d’être débordée, le ministre israélien de la Défense
Moshé Dayan paniqua, a-t-on rapporté, et il aurait brandi la
menace d’utiliser des armes nucléaires israéliennes contre
l’Égypte si les États-Unis ne mettaient pas immédiatement
en place un pont aérien afin d’acheminer en Israël des
armes conventionnelles. L’administration Nixon répondit
promptement à cette demande [Stephen Green, Living
by the Sword : Israel and the US in the Middle East,
Amana, Brattleboro, VT, 1988, p. 91. Seymour Hersh, The
Sampson Option, pp. 225ff, Avner Cohen, New
York Times, Oct. 6, 2003.]].
Comme le fait observer Camille
Mansour : « En demandant des armes
à Washington de manière aussi pressante, le gouvernement
israélien ne se comportait nullement en atout stratégique
des États-Unis, mais bien plutôt en protégé craignant –
sans doute de manière exagérée, mais tout de même – pour
sa propre survie. » [22]
Il convient de relever qu’il
a fallu attendre 1978, c’est-à-dire l’accession au
pouvoir de Menahem Begin (élu Premier ministre) pour voir
Israël se vendre en tant qu’« atout
pour les États-Unis ». Dans une interview publiée
dans le numéro de janvier 1991 du Journal of
Palestine Studies, le général israélien à la retraite
(aujourd’hui disparu) Matti Peled disait : « L’argument
selon lequel Israël serait un atout stratégique pour les États-Unis,
pour lesquels il servirait de porte-avion stratégique, n’a
jamais été autre chose que le pur produit de l’imagination
israélienne. Cette idée fut avancée pour la première fois
par le Premier ministre Begin afin de justifier les prêts
considérables accordés à Israël afin de lui permettre
d’acheter des systèmes d’armement américains… La crise
du Koweït a démontré que cet argument ne tenait absolument
pas… » « Les contrats
d’armement ont été utiles aux États-Unis »,
a-t-il conclu, « en ceci qu’ils ont
été à l’origine de ventes d’armes encore plus
importantes aux pays arabes alliés des États-Unis. »
En 1986, ainsi que les quatre
rééditions successives, jusqu’en 2003, de l’ouvrage
populaire de Chomsky, Pirats and Emperors,
comportaient une théorie à base d’«
atout stratégique » qui apparaissait bodybuildée
aux stéroïdes… Dans l’une de ces cinq références à un
Israël rendant ce type de service, il écrit :
« Les
États-Unis ont toujours cherché à maintenir la
confrontation militaire et à s’assurer qu’Israël
demeurait bien un « atout stratégique » pour eux.
De ce point de vue, il faut qu’Israël soit hautement
militarisé, technologiquement avancé, et il faut qu’il
soit un État paria, très éloigné de l’indépendance économique,
mis à part sa production en matière de hautes technologies
(souvent en coordination avec les États-Unis), terriblement dépendant
des États-Unis et, partant, satisfaisant leurs besoins, à
l’instar de « flic de service » et en tant qu’État
mercenaire, employé à d’autres fins américaines, ailleurs
dans le monde. [23]
»
Chomsky n’aurait pas pu être
plus dans l’erreur. Grâce au soutien politique des États-Unis,
Israël serait purement et simplement un «
pays paria » ? Mais Israël jouit du statut de
partenaire privilégié au sein de l’Union européenne, son
premier partenaire commercial, et son industrie de
l’armement, en dépit de son intégration progressive dans
son homologue états-unienne, est l’une des plus importantes
au monde, en concurrence avec les armes des États-Unis sur le
marché mondial. Israël est aussi un des centres majeurs pour
les industries états-uniennes des hautes technologies. Israël
est donc très loin, on le voit, d’être l’otage des
exigences états-uniennes, même si cette catégorisation est
bien ce que Chomsky tente, à l’évidence, de suggérer. De
plus, si les militaires et les fabricants d’armes israéliens
ont effectivement servi les intérêts états-uniens en Amérique
latine et en Afrique, des années 1960 au début des années
1980, ils l’ont fait en servant d’abord leurs intérêts
propres, et il se trouve, tout simplement, que cela s’est avéré
mutuellement profitable.
La soi-disant utilité d’Israël
pour les États-Unis a été niée, sous d’autres point de
vue. Harold Brown était secrétaire à la Défense sous Jimmy
Carter. Son homologue israélien ayant suggéré que les deux
pays établissent des plans afin de viser l’Union soviétique,
en cas de guerre, Brown dit alors à Seimour Hersh que
l’administration Carter
« ne
souhaitait pas être impliquée dans un conflit israélo-soviétique.
L’idée selon laquelle Israël représenterait un atout
stratégique me semble totalement folle. Les Israéliens
diraient : « Laissez-nous vous aider », puis
vous finiriez par devenir leur instrument. Les Israéliens ont
leurs propres impératifs de sécurité, de même que nous,
nous avons les nôtres. Ils ne sont pas identiques. » [24]
Le professeur Cheryl Rubenberg
a défié l’attitude mentale de Chomsky, sous un angle différent :
« Les
contraintes qui pèsent sur la diplomatie américaine au
Moyen-Orient, en raison de la relation (spéciale) états-uno-israélienne,
ont obéré la capacité de Washington d’obtenir des
relations pragmatiques, stables et constructives avec les pays
arabes, (pourtant) un préalable à la réalisation pleine et
entière des intérêts régionaux des États-Unis… Même
les régimes arabes qui ont entretenu des relations étroites
avec Washington, en dépit de l’union (fusionnelle) entre
les États-Unis et Israël, ont été contraints à ne pas
normaliser trop ouvertement ces liens par peur de
l’opposition interne qu’une affiliation desdits régimes
envers l’économie américaine n’aurait pas manqué de
susciter… »
Les intérêts états-uniens, tant du point de vue des grandes
firmes que du commerce extérieur, au Moyen-Orient ont été
obérés encore par d’autres facteurs… Pour ne citer
qu’un exemple parmi d’autres : en raison de la
pression que les organisations pro-israéliennes étaient en
mesure d’exercer sur le Congrès, un ensemble de lois
anti-boycott ont été adoptées (par les États-Unis) qui
limitent sévèrement le « business »
états-unien dans le monde arabe. En conséquence, les firmes
états-uniennes et l’économie des États-Unis subissent des
pertes annuelles estimées à 1 milliard de dollars. [25]
Cette législation
anti-boycott a été utilisée avec succès afin de poursuivre
des entreprises états-uniennes au fil des années, et elle
est aujourd’hui mobilisée par les membres pro-israéliens
du Congrès afin de tuer dans l’œuf les initiatives des
militants états-uniens quand ils mettent en place des
campagnes de boycott des produits israéliens. Dois-je préciser
quel camp choisit Chomsky, dans ces polémiques ?
De plus, Rubenberg, soulignant
un aspect souvent évoqué par d’autres auteurs, pose la
question suivante : « Comment Israël,
voué à mener des politiques qui garantissent, a priori, la
perpétuation de l’instabilité régionale (au Moyen-Orient)
pourrait-il être considéré comme un « atout pour les
intérêts des États-Unis » ? » [26]
En ce qui concerne l’ère
post-soviétique, Chomsky aurait pu solliciter le soutien du
pilier néocon Douglas Feith, pour illustrer sa cause. En
effet, à quelques variantes près, ces lignes du vice-secrétaire
d’État à la Défense, publiées par la revue juridique Harvard
Law Review au printemps 2004 auraient pu être écrites
par Chomsky lui-même :
« Pour
toutes sortes de raisons, Israël demeure stratégiquement
pertinent, même après l’effondrement de l’Union soviétique…
C’est la géographie même de cet État qui garantit la
permanence de son importance pour les États-Unis, même sans
présence soviétique. (En effet), le Moyen-Orient reste
important, pour les États-Unis, en tant que première source
des importations pétrolières américaines…
Israël a toujours été un allié loyal des États-Unis et,
grâce à sa puissance, Israël a toujours représenté une
Force [la majuscule est dans l’original, ndt] de
stabilisation dans une région par ailleurs volatile. Bien que
l’existence même d’Israël ait déclenché de nombreux
conflits au Moyen-Orient, du point de vue du gouvernement américain,
la destruction d’Israël, la seule démocratie de la région,
est stratégiquement inenvisageable. Opérant sur la base du
principe qu’Israël est là pour y rester et qu’il doit
perdurer, l’aide américaine à ce pays a rapporté aux États-Unis
d’énormes dividendes stratégiques. En créant un déséquilibre
des forces favorable à Israël, cette aide [américaine] a
dissuadé de nombreuses agressions militaires arabes et a évité
des situations – à savoir : une guerre totale entre
Israël et ses voisins – dans lesquelles les États-Unis
auraient sans doute été contraints à déployer des troupes
au Moyen-Orient… »
Ce dernier paragraphe est très
intéressant, vous ne trouvez pas ? Non seulement Feith
surenchérit sur les propos d’Hillman, de Mansour et de
Rutenberg, que nous avons déjà cité, selon lesquels
l’existence (même) d’Israël est la (principale) source
d’instabilité régionale (au Moyen-Orient), mais il suggère
l’idée qu’Israël a été justement récompensé
d’avoir éviter une énième guerre, que sa simple présence
n’aurait pas manqué de provoquer ! Si ça, ça n’est
pas de la tchuzpah ? ! ? [27]
La théorie « réjectionniste
»
« Dans
le monde réel », écrit Chomsky, «
le premier obstacle devant la « vision en émergence
» [à savoir : l’offre faite par la Ligue arabe
d’une paix globale et de la reconnaissance d’Israël en échange
du retrait des troupes israéliennes des territoires «
palestiniens » occupés] était et demeure le réjectionnisme
unilatéral des États-Unis ». [28]
[Par ce terme, Chomsky voudrait suggérer que les États-Unis
« rejetteraient » par
principe l’idée de la création d’un État palestinien.
Ndt]
Chomsky voudrait nous faire
croire que ce seraient au premier chef les États-Unis (et non
Israël) qui feraient obstacle à un règlement pacifique (à
défaut de juste) du conflit israélo-palestinien. Il omet,
toutefois, dans tous ses écrits prolifiques, de nous
expliquer pourquoi cette solution interfèrerait négativement
(en la gênant) avec la puissance états-unienne au
Moyen-Orient plutôt que de la renforcer, dès lors que l’État
palestinien évoqué (comme Chomsky le reconnaît fréquemment
par ailleurs) serait très faible et dépendrait dans une très
grande mesure d’Israël, des États-Unis et des autres pays
arabes, ne serait-ce que pour survivre économiquement ?
En répétant ce néologisme
encore et toujours (parfois à plusieurs reprises sur une même
page), Chomsky a réussi à obtenir le résultat que la
qualification de « réjectionniste »
colle aux États-Unis comme un morceau de sparadrap dont ils
n’arriveraient plus à se débarrasser. Mais la seule chose
qu’en réalité, il soit parvenu à faire, c’est créer sa
propre définition (très personnelle) de ce terme, qui
n’est qu’un « épouvantail »
de plus, des entrailles duquel Chomsky est en mesure de nous
extraire à pleines poignées le rembourrage, en nous donnant
à accroire qu’il s’agirait de la réalité… Cette manip
a requis de sa part quelque habile tripatouillage et
l’ignorance impardonnable d’une information historique
facilement accessible, qui est que, depuis Richard Nixon, tous
les présidents états-uniens ont essayé (en vain)
d’obtenir d’Israël qu’il se retire des territoires
occupés en 1967. Comme nous le savons, aujourd’hui, après
toute cette série d’échecs, les efforts de la
Maison-Blanche à cet effet se réduisent à un suintement de
compte-gouttes.
Ces «
plans de paix » (puisque c’est ainsi qu’on les
avait baptisés) états-uniens n’auraient pas été mis en
œuvre au bénéfice des Palestiniens, mais afin de pacifier
la région, au profit des intérêts états-uniens, régionaux
et mondiaux, affectés négativement par la poursuite de
l’occupation israélienne, telle que nous l’avons décrite
plus haut. En vertu de ces « plans »,
les Palestiniens vivant en Cisjordanie se seraient
vraisemblablement retrouvés, une nouvelle fois, sous
souveraineté jordanienne, et les Palestiniens vivant dans la
bande de Gaza – sous souveraineté égyptienne. Mis à part
Camp David, dont Israël est ressorti grand gagnant, tous ces
plans ont été voués à l’échec :
« Mais
qu’est-il donc arrivé à tous ces gentils plans ? »
a demandé de manière rhétorique le journaliste et pacifiste
israélien Uri Avnery, avant de répondre lui-même :
« Les gouvernements israéliens
(successifs) ont mobilisé le pouvoir collectif des juifs états-uniens
– lesquels dominent le Congrès et les médias des États-Unis
dans une large mesure – contre eux. Confrontés à cette
opposition vigoureuse, tous les présidents – sans exception :
les grands présidents et les présidents minables, qu’ils
aient été footballeur ou star de Western – ont reculé,
l’un après l’autre. » [29]
L’origine de ce qualificatif
- « réjectionniste » - mérite
d’être connue. Chomsky l’a tiré de ce que les partisans
d’Israël – dont Chomsky lui-même – qualifiaient, dans
les années 1970 de « front du refus »
palestinien. C’est le terme qu’ils utilisaient pour
qualifier ces organisations de la résistance palestinienne,
comme le Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP),
le Front Démocratique pour la Libération de la Palestine
(FDLP) et d’autres groupes moins nombreux, qui rejetaient
l’existence d’Israël en tant qu’État juif et qui prônaient
la création d’un État démocratique et laïque s’étendant
sur toute la Palestine historique. On le sait, c’est là une
position à laquelle Chomsky était – et demeure –
fondamentalement opposé.
En 1975, Chomsky considérait
que la possibilité d’« un État démocratique
unitaire et laïque sur le territoire de la Palestine
mandataire… était un exercice de style futile. Il est
curieux que cet objectif soit défendu sous une forme ou sous
une autre par les plus extrêmes des antagonistes : l’OLP
et les éléments expansionnistes en Israël. Mais les
documents de la première (l’OLP) montrent que ce qu’elle
a en tête, c’est un Etat arabe qui garantirait aux juifs
leurs droits civiques, tandis que les déclarations des
partisans d’un Grand Israël ne laissent que peu de doute
sur le fait que leurs idées empruntent une voie parallèle à
celles des premiers : il suffit de substituer « juifs »
à « arabes ». » [30]
Le combat des Palestiniens, en
fait, n’est devenu légitime aux yeux de Chomsky qu’après
que ceux-ci aient accepté l’exigence états-uno—israélienne
que l’OLP reconnaisse la légitimité d’Israël à l’intérieur
de ses frontières de 1967. Le fait qu’il assimile le désir
des Palestiniens de recouvrer leur patrie perdue au programme
des colonisateurs israéliens les plus extrémistes en dit
long, également. Un autre morceau du puzzle vient rejoindre
sa place. Déjà, en 1974, il avait été extrêmement
explicite :
« Les
groupes palestiniens qui se sont renforcés ces dernières années
arguent du fait que cette injustice pourrait être corrigée
grâce à la création d’un État laïque et démocratique
sur l’ensemble de la Palestine. Toutefois, ils reconnaissent
franchement – de fait, ils y insistent, même – que cela
requerrait l’élimination des « institutions
politiques, militaires, sociales, syndicales et culturelles »
d’Israël, ce qui nécessiterait une lutte armée, qui ne
manquerait pas d’avoir pour effet… l’unification de tous
les éléments de la société israélienne, pour s’opposer
au combat armé visant ses institutions.
Même si, contrairement à la
réalité des faits, les moyens proposés pouvaient réussir
– je répète et je souligne « même si, contrairement
à la réalité des faits » – ces
moyens impliqueraient la destruction par la force d’une société
unie, de son peuple et de ses institutions – ce qui est une
conséquence intolérable pour l’opinion civilisée,
qu’elle soit ou non de gauche. »
Apparemment, pour Chomsky,
l’« opinion civilisée »
excluait la totalité du monde arabe et la plus grande partie
du tiers-monde, qui avaient représenté suffisamment de monde
pour que l’Assemblée générale de l’Onu qualifie à une
majorité écrasante le sionisme de forme de racisme, en 1975.
Son « opinion civilisée »
n’a pas non plus vu dans l’expulsion des Palestiniens
« une conséquence intolérable »
de la création d’Israël en tant qu’État juif…
Mais voilà que, dans un
effort visant à le faire apparaître équitable, Chomsky établit
une équivalence entre le rejet d’un État palestinien avec
le rejet d’un État israélien juif, et qu’il déclare
« rejectionnistes » les États-Unis,
en se fondant sur le fait qu’ils n’ont pas préconisé la
création d’un État palestinien en Cisjordanie et dans la
bande de Gaza. Ceci lui permet d’ignorer l’objectif des États-Unis,
à savoir : obtenir d’Israël qu’il se retire
jusqu’à ses frontières d’avant 1967, de manière à améliorer
les relations des États-Unis avec la région du Moyen-Orient
et à renforcer la stabilité de leurs approvisionnements pétroliers.
Non seulement Chomsky fait des
États-Unis des « rejectionnistes » :
de plus, il classe la résolution 242 dans la même catégorie.
Tout en reconnaissant que cette résolution, adoptée cinq
mois après la guerre de 1967, entendait restaurer le statu
quo préexistant, « il est important de
garder présent à l’esprit le fait que la 242 est une résolution
strictement rejectionniste – j’utilise ici ce terme dans
son acception neutre, pour faire référence au rejet des
droits nationaux de l’un ou de l’autre des groupes
antagonistes dans l’ancienne Palestine, et non pas
uniquement au rejet des seuls droits des juifs, qui est son
usage raciste conventionnel. » [31]
Le recours par Chomsky au
terme « raciste » particulièrement
provocateur ici, toutefois, sert à maquiller le fait que, du
point de vue des Palestiniens, c’était Chomsky, qui était
le rejectionniste. Au début des années 1970, le mouvement
national palestinien n’appelait nullement à un État séparé
en Cisjordanie et à Gaza. Il appelait bel et bien, en
revanche, au retour sur les territoires dont 750 000 d’entre
eux avaient été expulsés ou dont ils avaient dû
s’enfuir, seulement une vingtaine d’années auparavant. Ce
n’est pas avant que l’OLP n’ait laissé tomber sa
revendication de ses droits nationaux dans la totalité de ce
qui avait été la Palestine, en faveur d’une entité
croupion au-delà de la Ligne verte (la frontière de 1967)
que les droits nationaux des Palestiniens – ou plutôt, ce
qu’il en restait – devinrent «
casher » aux yeux de Chomsky.
Jeffrey
Blankfort
Journaliste juif états-unien,
co-fondateur du Labor Committee of the Middle East. Ancien
directeur du Middle East Labor Bulletin.
[1]
http://www.mekong.net/cambodia/arch....
May 25, 1995…
[2]
ibid., May 27, 1995.
[3]
Fateful Triangle, p. 17 ff…
[4]
« cop on the beat ».
[5]
Pirates and Emperors, p. 117.
[6]
Fateful Triangle, p. xii.
[7]
Left Hook, Feb, 4, 2004.
[8]
The Fateful Triangle, p.20.
[9]
Ibid., p. 21 ; MEI, p. 176.
[10]
À une époque, il convient de le rappeler, où le principal
fournisseur d’armes à Israël était… la France (et non
les États-Unis !
[11]
Ibid, p.21, Hegemony or Survival, Henry
Holt, New York, p. 264.
[12]
Camille Mansour, Beyond Alliance : Israel
and US Foreign Policy, Columbia University, New York,
1994, p. 103-104.
[13]
Ibid., p. 103-104.
[14]
Seth Tillman, The United States and the Middle
East, Indiana Univ., Bloomington, 1982, pp. 52-53.
[15]
Fateful Triangle, p. 535.
[16]
A.F.K. Organski, The $36 Billion Bargain,
Columbia Univ., New York, 1990, p. 228.
[17]
Jim Lobe, « Chicken Hawks as Cheer Leaders », Foreign
Policy In Focus, www.fpif.org, 2002.
[18]
Harry Kreisler, US Foreign Policy and the
Search for Peace in the Middle East : Ian Lustick in
Conversation with Shibley Telhami, Anwar Sadat Chair for
Peace and Development, University of Maryland, College Park ;
Nov. 8, 2001.
[19]
Rome and its Belligerent Sparta,
www.bethlehemmedia.net/features.htm.
[20]
Fateful Triangle, p. xii ; Middle
East Illusions, p. 177.
[21]
Ibid., p. xiii.
[22]
Mansour, op. cit., p. 111.
[23]
Pirates and Emperors, op. cit.
[24]
Hersh, op.cit., p. 270.
[25]
Cheryl Rubenberg, Israel and the American
National Interest, Univ. of Illinois. Urbana and Chicago,
1986, pp.6-7.
[26]
Ibid., p. 330.
[27]
Tchuzpah : culot monstre, en hébreu.
[28]
Middle East Illusions, p. 229.
[29]
Ha’aretz, March 6, 1991.
[30]
Towards a New Cold War, Pantheon, New
York, 1982, p. 231.
[31]
The New Intifada, p. 10.