|
Le
contrôle des dégâts : Noam Chomsky et le conflit israélo-israélien
1ère partie
Jeffrey Blankfort*
Alors que les États-Unis s’enfoncent dans le bourbier irakien
et soutiennent la campagne israélienne de destruction en
Palestine et au Liban, une polémique se développe aux États-Unis
sur les liens exacts entre l’impérialisme US et l’expantionnisme
sioniste. Soudainement la pensée de Noam Chomsky, qui s’est
longtemps imposée comme référence à la gauche états-unienne,
ne fonctionne plus. Pour le journaliste Jeffrey Blankfort,
c’est le moment de remettre en cause ce monstre sacré. Nous
publions ici, en trois parties, sa longue étude des limites de
la pensée de Noam Chomsky.
« Dans un
article du New York Times (daté du 19 avril
2003), la journaliste Emily Eakin relatait un colloque de l’Université
de Chicago, convoqué afin d’évaluer (de manière générale)
l’impact des théories (politiques). Lors de l’une des
sessions de ce colloque, à laquelle participait une brochette de
superstars des sciences humaines, un étudiant demanda :
« À quoi bon la théorie, dès lors que nous admettons de
fait que les actions de Noam Chomsky sont plus importantes pour le
monde que tous les écrits des théoriciens critiques réunis ? »
(John Spayde, éditorialiste en chef, UTNE Reader,
novembre-décembre 2004.)
Noam Chomsky est le contempteur
des aventures impériales de l’Amérique le plus en vue, et ce
depuis plus de trente ans. C’est là sans doute le seul point
qui fasse l’unanimité tant de ses partisans loyaux (qui sont légion)
que de ses détracteurs tout aussi passionnés, bien que beaucoup
moins nombreux. Sa prépondérance en la matière est si
extraordinaire, si totalement dénuée de précédent qu’on
aurait bien du mal à trouver un concurrent qui lui arrive à la
cheville. C’est là une consécration considérable, surtout
pour quelqu’un qui a parfois été qualifié d’« icône,
à son corps défendant »… [1]
Depuis qu’on parle de lui, en dépit
de son profil bas et de son élocution monocorde, Chomsky est tout
ce que vous voudrez, sauf un grand timide. À y regarder de plus
près, toutefois, il s’avère qu’il doit moins sa position éminente
à son érudition qu’à sa production intellectuelle en tant que
telle, qui compte des dizaines d’ouvrages – trente, ces trente
dernières années – ainsi que des centaines de discours et
d’interviews.
Dans le domaine des relations
entre les États-Unis, Israël et la Palestine, avec Chomsky,
c’est d’un véritable tsunami virtuel dont il s’agit, qui déferle
tel une énorme vague sur les travaux authentiquement
universitaires qui contredisent ses positions politiques sur le
Moyen-Orient. À savoir, nommément : qu’Israël servirait
d’atout stratégique aux États-Unis et que le lobby israélien
(au premier rang duquel, l’Aipac) se réduirait à un groupe de
pression semblable à tous les autres groupes de pression, mis à
part le fait qu’il chercherait à modifier la politique américaine
au Moyen-Orient. À l’appui de ces deux axiomes – je le démontrerai
– Chomsky ne produit que des preuves extraordinairement
sommaires. Quant aux éléments qui risqueraient de saper sa théorie,
il les élimine, purement et simplement…
Néanmoins, Chomsky a réussi à
fonder une pensée. Il s’est acquis l’adhésion presque
religieuse de milliers d’adeptes dans le monde entier. En même
temps, il est devenu l’objet par prédilection de la haine des
gens qui soutiennent et justifient le programme politique mondial
des États-Unis, leur « agenda global », ainsi que la
domination de leur jeune supplétif – Israël – sur les
Palestiniens. Qui d’autre que Chomsky pourrait se vanter de
l’existence de blogs entièrement consacrés aux attaques contre
son auguste personne ?
Ce qui est généralement moins
connu, c’est le fait qu’il avoue lui-même avoir été, depuis
sa plus tendre enfance, sioniste (dans l’une des toutes premières
acceptions de ce qualificatif, c’est-à-dire qu’il était
favorable à la création d’un foyer juif en Palestine - d’un
État binational, et non pas d’un État exclusivement juif) et
que, comme il l’écrivit voici une trentaine d’années :
« Sans doute mon histoire personnelle déforme-t-elle
la représentation que je me fais de ce problème [2]… »
Il est par conséquent absolument essentiel de prendre la mesure
du degré atteint par cette distorsion si l’on veut comprendre
les positions absolument stupéfiantes que Chomsky a adoptées en
réaction au conflit israélo-palestinien…
Étant données la constance et la
perversité des attaques portées contre Chomsky par ses détracteurs
« de droite », on marche sur des œufs quand on
envisage de l’attaquer et que l’on est « de gauche ».
Dénoncer de graves erreurs dans l’analyse et dans la recension
de l’histoire opérées par Chomsky, c’est encourir presque à
coup sûr l’opprobre de ceux qui pourraient – à l’extrême
rigueur – être d’accord avec la nature de cette critique,
mais qui sont devenus tellement jaloux de la réputation de
Chomsky, depuis tant d’années – souvent en raison d’une
amitié personnelle – que non seulement ils n’ont jamais mis
en cause publiquement la moindre erreur substantielle de sa part,
ni factuelle, ni interprétative, mais ils ont même violemment
rejeté les tentatives d’autres personnes en ce sens, qu’ils
n’ont pas manqué de qualifier de « vengeances
personnelles » …
Chomsky lui-même n’est pas plus
enclin que ses fans à admettre une quelconque critique à son
endroit. Comme l’a dit un de ses contempteurs, « son
attitude vis-à-vis de ceux qui ne sont pas d’accord avec lui
est, dans une très large mesure, une attitude de pur mépris. La
seule raison pour laquelle ces contestataires seraient incapables
de voir que ce qu’il dit est la vérité toute pure, c’est
qu’il ne pourrait s’agir, d’une manière ou d’une autre,
que de gens moralement déficients. » [3]
Bien que j’aie déjà reproché
à Chomsky de minimiser l’influence du lobby pro-israélien sur
la politique moyen-orientale de Washington [4],
j’ai hésité à rédiger une critique de l’ensemble de son
approche pour les raisons indiquées. Néanmoins, j’étais
convaincu qu’ironiquement, tout en ayant fourni ce qui est sans
doute la documentation la plus complète sur les crimes d’Israël,
il avait en même temps paralysé – sinon délibérément saboté
– le développement d’un quelconque effort sérieux pour
mettre un terme à ces crimes et pour bâtir un mouvement efficace
au service de la cause palestinienne.
J’exagère ? À peine :
beaucoup de déclarations de Chomsky ont démontré sa détermination
à prémunir Israël et les Israéliens contre les sanctions ou
les inconvénients majeurs qu’ils auraient dû encourir en
raison de leurs transgressions absolument phénoménales de ce que
devrait être un comportement humain décent, que Chomsky a lui-même
documentées passionnément depuis des années. C’est là une
des contradictions manifestes dans son action : il voudrait
nous faire croire que l’occupation et les agissements extrêmement
brutaux d’Israël contre les Palestiniens, ses invasions, ses
quarante années de guerre non-déclarée contre le Liban et le
fait qu’il ait armé des régimes assassins en Amérique
centrale et en Afrique durant la Guerre froide, auraient été le
fait d’un État client au service exclusif des intérêts
nationaux américains. Du point de vue de Chomsky, voilà qui
absoudrait Israël de toute responsabilité. Cette pétition de
principe est hélas une partie constitutive de la doctrine
chomskienne officielle.
Il m’a semblé essentiel de procéder
à une étude critique de son œuvre, après avoir pris
connaissance d’une interview qu’il a accordée en mai dernier
à Christopher J. Lee de la revue Safundi : The
Journal of South African and American Comparative Studies
[Revue des études comparatistes d’Afrique du Sud et d’Amérique],
disponible en ligne sur le site ouèbe Znet [5].
Tout à fait naturellement, la
discussion aborda la question de l’apartheid et la question fut
posée à Chomsky de savoir s’il considérait que ce terme
s’appliquait (ou non) aux Palestiniens soumis à la domination
israélienne. Il répondit :
« Je
n’utilise pas moi-même ce terme, pour être franc. De même que
je n’utilise pas [fréquemment] le terme « empire »,
parce que ce sont là, tout simplement, des termes provocateurs…
Je pense qu’il faut s’en tenir à la description de la
situation, sans la comparer à d’autres. »
Tout lecteur familier de Chomsky
reconnaîtra qu’il n’est pas avare de termes incendiaires, et
que comparer une situation historique avec une autre situation
historique fait partie depuis fort longtemps de son modus
operandi… Sa réponse, en l’occurrence, était troublante.
Beaucoup d’universitaires et de journalistes israéliens, comme
Ilan Pappe, Tanya Reinhart et Amira Hass ont décrit la situation
des Palestiniens en la qualifiant de régime d’apartheid.
Monseigneur Desmond Tutu a fait de même et, l’an dernier, le
quotidien israélien Ha’aretz indiquait que
le professeur de droit sud-africain John Dugard, rapporteur spécial
des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans
les territoires palestiniens occupés et ancien membre de la
Commission Vérité et Réconciliation de son pays avait écrit
dans un rapport
adressé à l’Assemblée générale de l’Onu « qu’il
régnait dans les territoires (palestiniens occupés par Israël) »
un « régime d’apartheid bien pire que
celui qui existait jadis en Afrique du Sud. » [6]
Chomsky a expliqué son désaccord :
« L’apartheid
était un système particulier, et une situation particulièrement
infâme… Ce terme n’est évoqué qu’afin d’agiter un
chiffon rouge, alors qu’on peut très bien se contenter de décrire,
tout simplement, la situation (telle qu’elle est)… »
Sa réticence à qualifier le
contrôle exercé par Israël sur les Palestiniens d’« apartheid »,
car cela pourrait être perçu comme « l’agitation d’un
chiffon rouge », de même que le fait de qualifier ce
qualificatif de « provocation », voilà qui était, en
soi, un chiffon rouge, et qui soulevait des questions qui auraient
dû être posées par l’intervieweur, notamment celle de savoir
qui, au juste, serait provoqué par le « chiffon rouge »
que serait censée représenter toute référence à l’« apartheid »
dans le cas d’Israël, et quelles objections Chomsky pourrait
bien élever contre cela ?
Il y eut un échange encore plus dérangeant,
plus tard, au cours de la même interview, quand on demanda à
Chomsky si des sanctions pourraient être imposées à Israël,
comme ce fut le cas pour l’Afrique du Sud ? Il répondit :
« Les
sanctions, cela cause du tort à la population. On ne peut imposer
de sanctions tant que la population ne les exige pas elle-même.
C’est une question morale. Aussi, le plus important, dans le cas
d’Israël, c’est ceci : la population (israélienne) réclame-t-elle
des sanctions ? Eh bien, à l’évidence, la réponse est :
“non !” »
À l’évidence :
“non”… Mais est-il acceptable de prendre une décision de
cette nature sur la base de ce que veut (ou ne veut pas) une
majorité d’Israéliens ? Israël, que je sache, n’est
pas une dictature dont la population serait tétanisée par la
peur et ne saurait par conséquent être tenue responsable des
agissements de son gouvernement. Israël a une presse très
largement indépendante et très vivante, et une « armée
populaire » dans laquelle tous les juifs israéliens (mis à
part les ultra-orthodoxes) sont tenus de servir et qui fait
l’objet, de la part de l’opinion publique israélienne, d’un
révérence quasi religieuse. Au fil des années, à la manière démocratique
qui leur est propre, la majorité des Israéliens a constamment
soutenu et participé aux actions de son gouvernement contre les
Palestiniens et les Libanais ; des agissements qui non
seulement étaient et sont racistes, mais qui violaient – et
continuer à violer – les Conventions de Genève.
Chomsky a clarifié sa position :
« Ainsi,
appeler ici à des sanctions, alors que la majorité de la
population ne comprend pas ce que vous faites, est tactiquement
absurde – même si ces sanctions étaient moralement justifiées,
ce que je ne pense (d’ailleurs) pas. Le pays auquel on
imposerait des sanctions ne les réclame pas. »
L’intervieweur, Lee, stupéfait
par cette réponse – on le comprend – lui demanda alors :
« Les
Palestiniens n’appellent pas à des sanctions ? »
Chomsky : « Mais
les sanctions ne seraient pas appliquées aux Palestiniens (que je
sache ? !) ; elles seraient imposées aux Israéliens !… »
Lee : « Exact !…
[Donc, ce que vous voulez dire, c’est que] les Israéliens
n’appellent pas à des sanctions… »
Cette réponse perturba aussi
l’analyste politique palestinien Omar Barghouthi, lequel, tout
en reconnaissant (avec tact) en Chomsky un « éminent
soutien de la cause palestinienne », n’y alla pas par
quatre chemins, pour faire un sort aux arguties chomskyennes :
« De tous
les arguments anti-boycott, celui-ci reflète soit une naïveté
stupéfiante, soit une malhonnêteté intellectuelle délibérée.
Allons-nous juger si nous devons appliquer (ou non) des sanctions
à une puissance coloniale en fonction de l’opinion de la
majorité du peuple oppresseur ? S’il vous plaît, que
quelqu’un me dise si on en a encore quoi que ce soit à cirer,
du peuple opprimé ? » [7]
Apparemment, pour Chomsky, ça
n’est pas le cas. Mais on n’avait encore pas tout vu, en matière
d’absurdités :
« De plus,
ces sanctions sont inutiles. Nous devrions appeler à des
sanctions contre les États-Unis, alors là : d’accord !
Si les États-Unis arrêtaient leur soutien massif à cette
politique, elle deviendrait rapidement une chose du passé. Dans
ce cas, vous n’auriez nul besoin d’imposer de quelconques
sanctions à Israël. Ce serait comme imposer des sanctions à la
Pologne soumise aux Russes, en raison de ce que font les Polonais.
Ce serait totalement absurde. Dans le cas présent, les Russes,
c’est nous [= les États-uniens, ndt] »
Primo : que veut dire Chomsky
lorsqu’il affirme que « ces sanctions sont
inutiles » ? Il savait certainement, au moment où
il répondait à ce journaliste, qu’Israël, en construisant une
muraille de huit mètres de hauteur qualifiée à juste titre de
« Mur de l’Apartheid », accélérait
la confiscation de nouvelles terres palestiniennes et poursuivait
son nettoyage ethnique entrepris bien avant 1947. Et que la seule
chose qui pouvait arrêter cela, c’était la pression de
l’opinion publique.
Secundo : s’il y avait un
soutien considérable à des sanctions contre les États-Unis et
si ces sanctions étaient possibles, les appliquer ne violerait-il
pas les standards définis par Chomsky pour une telle opération ?
Ne venait-il pas de dire qu’il fallait que la majorité de la
population y soit favorable ? Apparemment, il n’a pas les mêmes
critères que pour les Israéliens, quand c’est des Américains
qu’il s’agit. Quant aux souhaits des Palestiniens, n’en
parlons pas !…
Et enfin, alors qu’il venait de
déclarer au journaliste qu’il n’aimait pas comparer, que
vient donc faire là son allusion à la relation entre la Pologne
et l’ex-URSS (la « Russie », en chomskien dans le
texte), qu’il met dans la même catégorie que celle existant
entre Israël et les États-Unis ? Il faisait allusion à la
mise en application de sanctions par l’administration Reagan
contre la Pologne, en 1981, après que ce pays du bloc de l’Est
eut instauré la loi martiale en réaction à la montée en
puissance du mouvement Solidarnosc. Le rôle joué par l’URSS
dans cette décision a certes fait l’objet de débats. Il est néanmoins
évident qu’il n’existe aucun fondement sérieux pour une
telle comparaison.
Rétrospectivement, toutefois,
elle n’avait rien de surprenant. Dans les années 1980, Chomsky
mettait les relations israélo-américaines dans la même catégorie
que les relations américano-salvadoriennes, à l’époque où
l’administration Reagan soutenait un gouvernement fantoche au
Salvador contre la guérilla du FMLN. Nullement embarrassé
d’avoir proféré une telle ineptie, Chomsky la répète [8].
Déjà, à l’époque, il faisait montre d’une détermination
sans faille à faire retomber sur les États-Unis la responsabilité
des agissements israéliens. Le faire observer, ça n’est en
rien prendre la défense ni des États-Unis ni de leur histoire
infamante de criminalité planétaire – totalement indéfendable
– mais c’est tout simplement dévoiler les profondes failles
inhérentes à la représentation que Chomsky se fait du monde.
Au cas où quelque chose
m’aurait échappé, j’ai écrit à Chomsky, pour lui demander
de bien vouloir expliciter ce que les relations polono-soviétiques
avaient en commun avec les relations israélo-américaines ?
Il refusa de répondre sur ce point. Mais, au sujet de mes
interrogations sur sa tendance à toujours esquiver
l’incrimination d’Israël, il me répondit, en revanche :
« Je
n’endosse pas non plus les tentatives d’accuser d’autres que
nous [dont Israël] de ce que nous faisons. C’est mesquin,
c’est lâche. C’est, certes, expédient… Mais moi, je ne
marche pas dans ce genre de combine. C’est précisément cela,
l’enjeu. Et rien d’autre [9]. »
Ah bon ? Incriminer Israël,
c’est « mesquin, lâche et expédient » ?
Son désir premier serait-il de protéger Israël et les Israéliens
contre toute contrariété ? Voilà qui n’est pas très
clair, dans cette réponse que Chomsky m’a apportée, en privé.
Mais ses efforts publics visant à saboter le programme de désinvestissement
en train d’éclore sur les campus universitaires ne laissent pas
de place au doute quant à ceux vers qui vont ses sympathies.
Chomsky s’oppose au boycott des investissements
en Israël
Au cours d’un dialogue avec le
lectorat du Washington Post, Chomsky a été
interpellé par un lecteur :
« Pourquoi
avez-vous signé une pétition demandant au MIT [Massachusetts
Institute of Technology] de boycotter les investissements en Israël,
puisque vous avez donné depuis lors une interview dans laquelle
vous déclarez votre opposition à de tels boycotts des
investissements ? Quelle était – ou quelle est
aujourd’hui – votre position sur les propositions de boycott
de ces investissements ? »
Réponse de Chomsky :
« Comme cela
est parfaitement connu, à Cambridge, de toutes les personnes
impliquées, j’ai été l’opposant le plus farouche à cette pétition
exigeant le désinvestissement et, de fait, j’ai refusé de la
signer tant qu’elle ne serait pas profondément modifiée, selon
des principes dont vous pouvez prendre connaissance si vous le
souhaitez. La partie consacrée au “désinvestissement” a été
réduite à trois mots totalement dépourvus de signification, qui
n’avaient rien à voir avec l’objet principal de la pétition.
J’ai pensé que ces trois mots, qui ne voulaient rien dire,
devaient être supprimés, eux aussi… Au sujet de votre dernière
question, j’étais et je reste toujours fermement opposé, sans
aucune exception, à ce genre de mesure, si toutefois je comprends
bien le sens de votre question. Qu’on m’explique
[d’ailleurs] comment quelqu’un pourrait-il bien “boycotter
les investissements en Israël” » [10]
Je ferai la supposition que
Chomsky a très bien compris ce à quoi son interlocuteur avait
fait allusion, à savoir : aux investissements américains
dans des entreprises israéliennes et dans les Bons de l’État
israélien, que financent les syndicats de travailleurs américains
et que beaucoup d’États et d’universités des États-Unis ont
acquis, à hauteur de plusieurs centaines de millions de dollars.
Ces achats obligent à l’évidence ces institutions à exercer
un lobbying sur le Congrès afin de s’assurer que l’économie
israélienne sera bien, quoi qu’il arrive, maintenue la tête
hors de l’eau. Mais ça, Chomsky n’en parle pas… Il n’en
est nullement question, par ailleurs, dans ses ouvrages…
L’intervenant faisait référence
à un discours que Chomsky avait prononcé au département
d’anthropologie de Harvard, peu après que le MIT et les
diverses facultés d’Harvard eurent publié une déclaration
commune sur le désinvestissement. Cela fut rapporté (non sans
jubilation) dans la revue Harvard Crimson par
le pro-israélien militant David Weinfeld, sous le titre :
« Le cadeau de Chomsky » :
« Le
professeur de linguistique au MIT Noam Chomsky vient de faire le
plus beau cadeau de Hanoukkah à tous les opposants à la campagne
de désinvestissement lancée contre Israël. En signant la pétition
du MIT et d’Harvard appelant au désinvestissement, voici
plusieurs mois, puis en dénonçant ledit désinvestissement, le
25 novembre dernier à Harvard, Chomsky a complètement sabordé
la pétition en question… »
Au cours de sa dernière conférence
au département d’anthropologie de Harvard, Chomsky a déclaré :
« Je suis
opposé, comme je l’ai toujours été, depuis des années… de
fait, je suis même probablement le plus en vue des opposants,
depuis des années, aux campagnes de désinvestissement en Israël,
ainsi qu’aux campagnes de boycott universitaire à l’encontre
de ce pays… »
Il a invoqué l’argument selon
lequel un appel au désinvestissement reviendrait à « faire
un cadeau particulièrement bienvenu pour les partisans les plus
extrémistes de la violence américano-israélienne… Ce boycott
éclipse les points fondamentaux à l’ordre du jour et cela leur
permet de dévier la discussion vers des questions hors sujet,
comme l’antisémitisme, les libertés universitaires, etc… [11] »
Ici, l’on assiste à une des
tactiques auxquelles Chomsky recourt habituellement afin de réduire
ses rares opposants au silence : il a coutume de les accuser
d’apporter de l’eau au moulin des « partisans
les plus extrémistes de la violence américano-israélienne »…
Contacté par le Cornell
Daily Sun, qui préparait un article sur le mouvement de désinvestissement
au MIT/Harvard, Chomsky réitéra ses objections et, « bien
qu’il reconnût l’existence de cette pétition », écrivit
le journaliste, Chomsky a déclaré : « Je
n’ai connaissance d’aucun mouvement prônant le désinvestissement.
Je n’ai pratiquement eu aucun rapport, d’ailleurs, avec un
quelconque « mouvement », si ce n’est pour insister
auprès de lui sur le fait qu’il ne saurait être en aucun cas
question d’une campagne de désinvestissement. » [12]
Au moins, on ne peut pas lui
reprocher de manquer de constance… Après la première Conférence
annuelle Maryse Mikhaïl, à l’université de Toledo, le 4 mars
2001, on a demandé à Chomsky :
« Pensez-vous
que l’idée de faire campagne pour des désinvestissements en
Israël, de la même manière que cela fut préconisé et pratiqué
à l’encontre de l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid,
soit une bonne idée ? »
Chomsky répondit :
« Je considère,
à cet égard, que les États-Unis sont les premiers coupables,
dans ce problème et ce, depuis plus de trente ans. Pour nous [Américains],
prôner le désinvestissement en Israël, cela n’aurait vraiment
aucun sens… Ce que nous devons faire, c’est exercer des
pressions en vue d’obtenir des changements dans la politique américaine.
En revanche, il est tout à fait sensé de faire pression pour que
les États-Unis n’envoient pas d’hélicoptères d’assaut en
Israël, par exemple. En fait, il serait tout à fait indiqué
d’obtenir qu’un quotidien des États-Unis publie un reportage
sur le fait que ce genre de choses se produisent réellement. Ce
serait un bon début. Ensuite, il faudrait cesser d’envoyer des
armes, qui sont utilisées [par Israël] à des fins de répression.
Vous pouvez prendre des mesures telles celles-là ; c’est
possible. Mais je ne pense pas que le désinvestissement en Israël
ait grand sens, même si une telle politique était envisageable
(ce qui n’est d’ailleurs pas le cas).
Je pense que notre principale préoccupation, ce devrait être le
changement de la politique fondamentale des États-Unis, qui est
à l’origine de ce que nous constatons, depuis des décennies.
Et cela devrait être à notre portée. C’est ça, ce que nous
devrions pouvoir réaliser : changer la politique américaine… »
Examinons la réponse apportée
par Chomsky lors de cette soirée. Ayant exprimé tout de go son
opposition à l’exercice de pressions sur Israël via des désinvestissements,
il n’a fait aucune suggestion, comme le fait que les gens dans
l’assistance auraient pu contacter leurs représentants au Congrès
ou leurs sénateurs, au sujet de leur vote favorable aux aides à
destination d’Israël. Comme on le sait, des appels massifs
adressés au Congrès lui demandant d’arrêter certains
financements, que ce soit ceux destinés à la guerre au Vietnam,
ou ceux qui soutenaient les Contras au Nicaragua, ont représenté
un élément fondamental dans toute lutte d’ampleur nationale
contre la politique globale des États-Unis. Pourquoi ne serait-ce
pas le cas, en ce qui concerne la Palestine ? Au cas –
improbable – où Chomsky aurait un jour appelé à des actions
visant le Congrès, je n’en ai retrouvé nulle trace écrite.
Les militants pour [la paix au]
Moyen-Orient, par la suite, marchant sous la bannière de Chomsky,
ont continué à contribuer à ce que des membres du Congrès –
des Démocrates libéraux, en particulier – n’aient aucun prix
à acquitter pour leur vote en faveur de textes législatifs qui
ont fourni à Israël des milliards de dollars et les armes
qu’il a utilisées pour massacrer les Palestiniens, confisquer
leurs terres et agrandir leurs colonies illégales. C’est cela
qui a eu un effet dévastateur pour les Palestiniens, et non pas
les quelques dizaines de résolutions du Conseil de sécurité dépourvues
de signification réprimandant Israël, mais auxquelles les États-Unis
ont opposé leur veto. Mais qui, aux yeux de Chomsky, auraient la
vertu de valider la position qui est la sienne, à savoir que :
ce seraient les États-Unis qui seraient le principal coupable…
Ce que Chomsky a suggéré à ce
public – à savoir : obtenir qu’un journal évoque les
« ventes » [les guillemets sont importants, ndt] d’hélicoptères
à Israël – aurait dû amener ceux qui n’étaient pas encore
fascinés par sa présence charismatique à hocher la tête. Quant
à l’affirmation selon laquelle « changer la politique américaine »
serait « à notre portée »… Si Israël est bien un
atout pour les États-Unis, comme il le soutient, comment Chomsky
suggère-t-il que ce changement soit amené ? Mis à part le
conseil d’écrire au rédacteur en chef de votre journal local,
Chomsky ne suggère rien du tout…
Chomsky dédouane Israël de ses crimes
L’an dernier, Noah Cohen a eu la
témérité de défier l’opposition de Chomsky à la fois à une
solution à « un seul État » et
à la mise en application du droit au retour des réfugiés
palestiniens. Chomsky défendit son propre « réalisme
» et railla Cohen en le qualifiant de « participant
à un séminaire d’intellectuels non-engagés venus de la planète
Mars… », sans oublier d’ajouter que « ceux
qui adoptent ce genre de position ne font que servir la cause des
faucons extrémistes en Israël et aux États-Unis, et
qu’apporter encore plus de misère aux Palestiniens, qui – eux
– souffrent. » [13]
Notez, là encore, comment Chomsky
accuse ceux qui ne sont pas d’accord avec lui de porter du tort
aux Palestiniens. Ceci inclut évidemment les Palestiniens eux-mêmes,
qui refusent de renoncer à leur droit au retour ! Leur
crime, aux yeux de Chomsky, c’est de s’opposer à ce qu’il
qualifie, de manière élogieuse, de « consensus
international », dont le soutien constitue – à ses
yeux – une « authentique plaidoirie ». [14]
« La tâche
fondamentale », dit-il, « consiste
à faire en sorte que les opinions et les attitudes d’une grande
majorité des citoyens américains soient représentées dans
l’arène politique. Comparée aux autres tâches auxquelles les
militants sont confrontés, celle-ci est, depuis fort longtemps,
relativement simple ». [15]
Simple ? Qui, de Chomsky ou
des gens que le critiquent, avons-nous envie de demander, est sur
la planète Mars ? !
Bien entendu, comme nous l’avons
déjà noté, Chomsky ne formule aucune suggestion quant à la
manière d’obtenir un tel résultat !…
Bien qu’il ne s’en vante pas
publiquement, Chomsky a bel et bien signé une pétition exigeant
la suspension de l’aide militaire à Israël. Mais cette pétition
eut très peu de succès et Sustain, l’association qui en était
à l’origine, fit d’ailleurs pratiquement tout pour ne pas la
populariser. Mais ce n’est pas là le genre de reproche que
Chomsky irait formuler dans ses bouquins, ni ses interviews. Comme
je le lui faisais observer, il répondit :
« C’est
totalement faux. J’ai toujours soutenu l’appel de Human Rights
Watch et d’autres associations, à arrêter l’ « aide »
à Israël tant que ce pays ne respecterait pas les droits de
l’homme. J’ai tout fait afin de faire savoir que la majorité
des Américains étaient en faveur de l’arrêt de toute aide à
Israël tant qu’il n’accepterait pas d’entamer des négociations
sérieuses (ce sur quoi je suis d’accord avec eux)… » [16].
Étant donné la nature et le résultat
sans surprise aucune desdites « négociations
sérieuses », et étant donné le rapport des forces
caractérisant le face-à-face israélo-palestinien, cette
exigence ne représentait en rien un problème pour Israël, comme
Oslo et ce qui s’ensuivit allaient amplement nous en apporter la
démonstration… L’affirmation de Chomsky, selon laquelle il
aurait soutenu l’appel de HRW à suspendre toute aide à Israël
est toutefois le pur produit de sa fertile imagination ! Ceci
m’a été confirmé par un responsable de HRW, qui a expliqué
que cette organisation s’était contentée de demander que les
fonds (d’aide) dépensés dans les territoires occupés soient déduits
de la dernière allocation en date de garanties de prêts (états-uniens) [17].
On le voit : c’est très loin d’être la même chose.
Ayant fait remarquer ceci à Chomsky, il répliqua :
« Pour
prendre un seul exemple… Prenons [le rapport] de HRW intitulé
« Les interrogatoires de Palestiniens des territoires occupés
par Israël » [Israel’s Interrogation of Palestinians from
the Occupied Territories], page XV, qui énonce que la loi américaine
interdit la fourniture de toute aide militaire ou économique à
Israël, en raison de son recours systématique à la torture. [18] »
À mon objection que cela ne
constituait pas précisément ce qu’on pourrait qualifier à
proprement parler une « campagne »,
Chomsky répondit, très jésuitiquement :
« Qualifier
certains actes d’illégaux constitue un fondement suffisant pour
pouvoir servir de référence à un appel à mettre un terme aux
dits actes. Si vous préférez ne pas vous joindre au HRW, et à
moi-même, afin de qualifier d’illégale cette aide, ce qui
implique qu’elle doit cesser, libre à vous…Votre
argumentation n’est pas très impressionnante… [19]. »
Je laisse au lecteur le soin de décider
si qualifier d’illégale l’aide états-unienne à Israël,
dans un unique et obscur document, équivaut au lancement d’une
campagne à grande échelle pour y mettre fin ! ?
Trois ans auparavant, Chomsky
avait très clairement précisé sa position :
« Très
pratique, pour les États-Unis et de manière générale pour l’Occident,
de blâmer Israël, et en particulier Sharon… Mais c’est
injuste et c’est malhonnête. Beaucoup des pires atrocités de
Sharon ont été perpétrées sous des gouvernements
travaillistes. En tant que criminel de guerre, Pérès talonne
Sharon de très près. De plus, la responsabilité première [en]
incombe à Washington et, cela, depuis trente ans. C’est vrai en
ce qui concerne le cadre diplomatique général, et c’est vrai
aussi en ce qui concerne certains agissements circonstanciés.
Israël peut [certes] agir à l’intérieur des limites définies
par ses maîtres, à Washington, mais très rarement au-delà. [20] »
Même si ce genre de déclaration
a de quoi réjouir les yeux et les oreilles des pro-israéliens
« de gauche », il devrait être évident pour tout le
monde que cette façon qu’a Chomsky de brandir la responsabilité
de l’État juif en matière de respect des principes de
Nuremberg, ainsi que des Conventions de Genève, sert
manifestement les intérêts… d’Israël. (De plus, même si on
pourrait réunir un dossier accablant à l’encontre de Pérès,
celui-ci ne joue tout de même pas dans la même catégorie que
Sharon, en matière de crimes de guerre…).
La rationalisation des méfaits
criminels d’Israël, à laquelle procède Chomsky dans son Triangle
fatal [The Fatal Triangle] aurait dû tirer la sonnette
d’alarme, dès la parution de cet ouvrage, en 1983. Celui-ci, écrit
un an après l’invasion du Liban par Israël, et qui allait
devenir la Bible des militants de la cause moyen-orientale, ne
commence pourtant pas par des remontrances envers Israël aussi
dures que celles de la plupart de ses détracteurs :
« Dans la
guerre sémantique qui a été déclenchée à la suite de
l’invasion du Liban par Israël, en juin 1982, les contempteurs
des actions israéliennes ont fréquemment été accusés
d’hypocrisie. Si les raisons invoquées étaient spécieuses,
l’accusation elle-même n’était pas totalement infondée. Il
est manifestement hypocrite de condamner la construction de
colonies par Israël dans les territoires palestiniens occupés, dès
lors que c’est nous [les États-uniens] qui, en payant,
permettons qu’elles soient crées et / ou agrandies. Hypocrite,
encore, de condamner Israël parce qu’il attaque des objectifs
civils avec des bombes à fragmentation et des bombes au
phosphore, « afin d’obtenir le rendement maximum de tués
/ frappe ». Alors même que c’est nous qui fournissons ces
bombes aux Israéliens gratuitement, ou à prix d’ami, tout en
sachant très bien quelle utilisation en sera faite… Ou encore
de critiquer les bombardements israéliens « aveugles »
de zones densément peuplées ou encore d’autres « hauts
faits » militaires, alors que non seulement nous fournissons
ces moyens militaires en abondance, mais que nous sommes très
demandeurs de l’aide qu’Israël nous apporte, en retour, en
testant les armes dernier cri dans les conditions du champ de
bataille… D’une manière générale, c’est pure hypocrisie
que de critiquer l’usage qu’Israël fait de sa puissance, tout
en accueillant à bras ouverts les contributions de ce pays à la
réalisation par les États-Unis de leur objectif d’élimination
de menaces potentielles, d’origine très largement indigène,
pour l’hégémonie américaine au Moyen-Orient. [21] »
Je réponds ceci à Chomsky :
C’est Israël, qui voyait en l’OLP une menace, en 1982, et non
pas les États-Unis ! En particulier après que ladite OLP
eut respecté rigoureusement un cessez-le-feu avec Israël parrainé
par les États-Unis et, ce, onze mois durant ; ce qui, vous
l’avouerez, lui conférait une crédibilité ô combien
dangereuse, aux yeux d’Israël ! Ensuite, qui Chomsky désigne-t-il
par ce « nous » ? Peut-être s’agit-il du président
Reagan et de quelques membres du Congrès, qui ont manifesté une
certaine « préoccupation » après que les médias se
furent retrouvés dans l’impossibilité de dissimuler plus
longtemps le nombre des Palestiniens et des Libanais tués par
l’invasion israélienne, ni la destruction quasi totale du
Liban. Mais Chomsky ne le dit pas. Il ne peut s’agir de ceux qui
étaient descendus dans les rues afin de manifester contre
l’invasion israélienne. Les deux partis politiques (états-uniens)
[le parti républicain et le parti démocrate, ndt] s’étaient
livrés à une surenchère d’applaudissements au moment où Israël
avait lancé son agression et le syndicat
états-unien AFL-CIO avait fait de même, allant jusqu’à
payer un encart publicitaire, sur toute une page du New
York Times, proclamant : « Nous ne
sommes pas neutres : nous, nous soutenons Israël ! »
- placard financé par un lobbyiste israélien résidant sur Park
Avenue, dans un quartier ultra-chic. Au début, les médias étaient,
eux aussi, enthousiastes. Mais il est rare, néanmoins, de trouver
un éditorial qui soutienne l’aide états-unienne à Israël. Ce
sujet est très rarement évoqué – pour ainsi dire, jamais –
et c’est comme ça que le lobby pro-israélien aime bien la
presse : quand elle la ferme ! En écrivant ce qu’il
écrit, Chomsky ne serait-il pas, par hasard, en train de nous
fabriquer un épouvantail, afin de faire diversion ? Il
semble bien, hélas, que ce soit le cas…
Si nous adoptions la « logique »
de Chomsky, il serait injuste d’accuser des officiers et des
responsables politiques indonésiens, salvadoriens, guatémaltèques,
haïtiens ou philippins des atrocités perpétrées contre leurs
propres concitoyens, dès lors qu’ils étaient financés et
politiquement soutenus par les États-Unis !
Nul doute que Pinochet fera appel
à maître Chomsky, comme avocat, pour sa défense, s’il doit être
jugé un jour…
Chomsky a invoqué une nouvelle
fois la responsabilité américaine dans les péchés d’Israël
dans son introduction à son ouvrage intitulé The
New Intifada, en relevant qu’en sa qualité de haute partie
contractante des Conventions de Genève, « il
appartient à Washington d’empêcher la colonisation et les
expropriations, les punitions collectives et toutes les autres
formes de violence [d’Israël]… Il en résulte que les États-Unis
commettent une violation explicite et extrême de leurs
obligations en leur qualité de signataires de ces conventions » [22].
J’aurais tendance à être
d’accord avec lui. Mais le refus d’agir des États-Unis représente-t-il
en quoi que ce soit une « violation » plus « extrême »
que les crimes réels et terriblement concrets perpétrés
aujourd’hui par un autre signataire desdites Conventions, à
savoir : Israël ? Chomsky aimerait bien nous le donner
à accroire.
Le mythe d’Israël gardien des puits de pétrole
Ce point a été éclairci, lors
d’une conférence de Chomsky à Oxford, en mai 2004, au cours de
laquelle il a évoqué l’assassinat, la semaine précédente, du
chef spirituel du Hamas par l’armée israélienne, tandis que
celui-ci sortait d’une mosquée de Gaza. « Cela
a fait l’objet de reportages, et cela a été présenté comme
un assassinat israélien ; ce qui n’est pas exact… »,
a dit Chomsky, qui a aussitôt précisé sa pensée :
« Shaïkh
Yassine a été tué par un hélicoptère américain, piloté par
un pilote israélien. Or, Israël ne produit pas d’hélicoptères.
Ce sont les États-Unis qui les leur envoie, tout en sachant très
bien que ces hélicoptères seront utilisés à des fins telle
celle-là. les États-Unis fournissent des armes à Israël, bien
qu’ils soient parfaitement au courant du fait que ces armes
seront utilisées à de telles fins par Israël, et non pour
assurer sa défense, au titre de laquelle elles ont pourtant été
exportées. »
Jusqu’à un certain point,
Chomsky a raison. Ce qui manque à son analyse, c’est le fait
qu’il ne fait pas la moindre allusion aux demandes émanant du
Congrès – demandes orchestrées par l’Aipac, le lobby
pro-israélien officiellement enregistré aux États-Unis – afin
de s’assurer que ceux-ci fournissent bien à Israël ces hélicoptères,
dont Israël pourra faire l’usage que ses généraux jugeront
approprié. (De fait, il n’y a pas la moindre allusion à l’Aipac
dans les nombreux ouvrages consacrés par Chomsky au conflit israélo-palestinien,
ce qui tient de l’exploit !) L’impression que le public
anglais de Chomsky retira de cette conférence, ce fut la
conclusion que l’assassinat de Cheïkh Yassine avait reçu le
feu vert de Washington…
Tandis que le recours répété
aux hélicoptères contre la résistance et la population civile
palestiniennes était un des aspects parmi les plus criminels de
la réponse apportée par Israël à l’Intifada, l’absolution
des Israéliens pour leur utilisation devenait une sorte
d’obsession chez Chomsky, comme le montrent son introduction à The
New Intifada [23]
et (sans doute a fortiori) son ouvrage Middle East
Illusions.
« Le 1er
octobre [au début de l’Intifada d’al-Aqçâ], les hélicoptères
militaires israéliens ou, plus précisément, les hélicoptères
militaires américains pilotés par des Israéliens, firent monter
l’escalade en flèche, avec la mort de deux Palestiniens à
Gaza… La livraison ininterrompue d’hélicoptères d’assaut
par les États-Unis à Israël, tout en sachant que ces armes étaient
utilisées contre les civils palestiniens, ainsi que le silence
des médias consensuels, ne sont qu’une illustration de notre piètre
attachement au principe selon lequel nous ne croirions pas en la
violence. Encore une fois, cela impartit deux tâches aux citoyens
honnêtes : la première (la plus importante) – faire
quelque chose à ce sujet ; la seconde – essayer de percer
à jour pour quelle(s) raison(s) une telle politique est-elle menée [24] ? »
Que faire ? Voilà ce que
Chomsky, encore une fois, ne dit pas. Mais il tente de nous dire
le « pourquoi »… :
« En
l’occurrence, les raisons fondamentales ne sont pas réellement
controversées… On sait depuis longtemps que la région du Golfe
renferme les principaux gisements énergétiques du monde… » [25].
Chomsky consacre ensuite deux
pages à nous expliquer l’importance du pétrole du Moyen-Orient
et les efforts déployés par les États-Unis pour s’en assurer
le contrôle. Il s’agit là, en l’occurrence, de
l’explication de base qu’il n’a cessé de répéter et de
republier, presque littéralement, depuis des années. Ce que cela
a à voir avec les Palestiniens, qui n’ont pas une goutte de pétrole,
ou avec la manière dont un Etat croupion palestinien mettrait en
danger les intérêts des États-Unis dans cette région du monde,
voilà ce à quoi il n’est pas répondu. Mais, après ces deux
pages, le lecteur aura oublié que la question ait même
simplement été soulevée… Dans son explication, Chomsky ne
fait pas la moindre allusion au lobby pro-israélien, ni non plus,
d’ailleurs, à de quelconques groupes de pression intérieurs
aux États-Unis…
Chomsky reconnaît certes que
« des secteurs majeurs du capitalisme américain,
dont certains éléments puissants ayant des intérêts au
Moyen-Orient [entendre : les grandes compagnies pétrolières !]
ont fait leur une « solution à deux États », en
partant du principe que :
« Les
tendances nationalistes radicales suscitées par la non-solution
du problème palestinien seraient réduites par l’instauration
d’un mini-état palestinien, qui serait contenu grâce à une
alliance militaire jordano-israélienne (éventuellement tacite),
survivrait en fonction du bon plaisir de ses voisins bien plus
puissant que lui et serait financé par les forces les plus
conservatrices et pro-américaines du monde arabe… Tel serait,
de fait, le résultat vraisemblable d’une « solution à
deux États ». [26] »
Un tel résultat aurait peu
d’effets sur la politique régionale arabe, en dehors de celui
de démoraliser les sympathisants du combat des Palestiniens dans
les pays voisins et dans l’ensemble du monde, ce qui serait une
évolution qui servirait, à l’évidence, les intérêts américains.
Toutefois, cela entraverait l’expansion israélienne, chose
cruciale pour Israël, mais de peu d’importance aux yeux de
Washington. Par ailleurs, Chomsky ne voit pas cette contradiction,
pourtant flagrante, dans son argumentation : si le soutien à
Israël était effectivement fondé (comme il l’affirme) sur son
rôle de protection des ressources stratégiques américaines –
à savoir le pétrole – pourquoi ladite position ne jouit-elle
donc pas, par conséquent, du soutien des grands trusts pétroliers
ayant des « intérêts dans cette région » ?
Il est intéressant de se reporter
aux écrits antérieurs de Chomsky, afin de suivre l’évolution
de sa position. Le paragraphe suivant de Peace in
the Middle East, publié en 1974 et réédité avec des compléments
en 2003, ne se distingue pas vraiment de la bouillie libérale que
Chomsky étrille par ailleurs si souvent…
« Je
n’entrevois aucune manière, pour les Américains, de contribuer
à la recherche active de la paix. Il s’agit là du travail du
peuple de l’ancienne Palestine lui-même. Mais il est concevable
que les Américains puissent apporter quelque contribution à une
recherche passive de la paix en fournissant des canaux de
communication, en élargissant la portée des discussions et en
explorant des questions fondamentales de diverses manières qui ne
sont pas aussi facilement à la portée de ceux dont les vies
elles-mêmes sont directement menacées, dans l’immédiat. » [27]
Les lecteurs noteront, au milieu
du caractère extrêmement vague de ce paragraphe, de quelle manière
la suggestion, par Chomsky, que « la
recherche active de la paix » doit être laissée
« au peuple de l’ancienne Palestine »
est le reflet d’une phrase que nous avons entendue souvent dans
la bouche de Clinton et, depuis lors, de Georges le Second et de
Colin Powell, à savoir, nommément : « laisser
les négociations aux parties concernées ».
Ces propos ont été publiés un
an après la guerre d’Octobre 1973, à une époque où les États-Unis
étaient en train d’augmenter massivement leur aide, tant économique
que militaire, à Israël – fait que Chomsky souligne, dans
d’autres textes. Soulever une telle question dans un tel
contexte, toutefois, n’était manifestement pas pour lui à
l’ordre du jour, à l’époque.
Il est raisonnable de conclure, à
ce stade, que la manière qu’a Chomsky de tourner autour de la
question de l’aide états-unienne, son opposition aux désinvestissements
et aux sanctions, et au fait qu’Israël soit tenu pour
redevable, peuvent être attribuée plus à sa perspective
sioniste, quelle que soit la manière dont il la définisse, qu’à
son approche générale des événements historiques. Toutefois,
cela ne s’arrête pas là : l’examen d’un échantillon
de ses prodigieuses productions sur le conflit israélo-palestinien
révèlera des omissions historiques critiques et des points
aveugles, des événements malencontreusement mal interprétés et
une tendance à répéter ses erreurs, au point qu’elles sont
devenues des « faits non-controversés » pour des générations
successives de militants, qui les répètent, tels des dauphins
dressés. En somme, ce que Chomsky leur a légué, c’est un scénario
profondément gauchi, qu’il a réussi à leur fourguer et à
leur refourguer en le leur faisant prendre pour la réalité.
Les conséquences sont évidentes.
Ceux qui se sont fiés à
l’interprétation chomskyenne des relations états-uno-israéliennes
dans leur action en faveur de la cause palestinienne se sont
retrouvés totalement impuissants sur le plan fonctionnel. Il
n’existe tout simplement aucune preuve qu’une quelconque
activité qu’ils aient entreprise ait mis le moindre frein à la
détérioration ininterrompue de la situation des Palestiniens.
J’inclus à ceci, spécifiquement, les mouvements anti-guerre et
les mouvements de solidarité ainsi que leurs porte-parole en vue,
qui ont adopté les formulations de Chomsky en bloc. La part de
responsabilité, dans leur échec, qui devrait être déposée aux
pieds de Chomsky peut faire l’objet d’un débat. Le rôle
majeur joué par Chomsky dans cet échec est néanmoins
incontestable. Par ailleurs, Chomsky a rendu un inestimable
service à tous ceux qui, au sein du mouvement de solidarité,
avaient pour principale (et souvent unique) préoccupation de protéger
Israël contre tout blâme et toute sanction, et on sait combien
ils sont nombreux.
* Jeffrey
Blankfort
Journaliste juif états-unien, co-fondateur
du Labor Committee of the Middle East. Ancien directeur du Middle
East Labor Bulletin.
Traduit de l’anglais par
Marcel Charbonnier.
___________________________________________
[1]
Noam
Chomsky interviewed by Tim Halle, 1999.
[2]
Peace in the Middle East, Vintage, 1974 p.
49-51.
[3]
Mick
Hartley, January 10, 2004.
[4]
« Occupied Territory : Congress, the Lobby and Jewish
Responsibility », City Lights Review,
San Francisco, 1992, The Israel Lobby and the Left :
Uneasy Questions, Left Curve, Oakland, 2003.
[5]
Safundi, Znet, May 10, 2004.
[6]
Ha’aretz, August 24, 2004.
[7]
www.jihadunspun.org, Dec. 25, 2004.
[8]
Pirates and Emperors, South End Press.
Cambridge, 2002.
[9]
E-mail, 26 novembre 2004.
[10]
Washington Post, 26 novembre 2003.
[11]
Harvard Crimson, 2 décembre 2003.
[12]
Cornell Daily Sun, 12 avril 2004.
[13]
Znet, 26 juillet 2004.
[14]
Znet, 26 août 2004.
[15]
Ibid.
[16]
E-mail, 26 novembre 2004.
[17]
Leila Hull, HRW, e-mail, 27 novembre 2004.
[18]
E-mail, 25 novembre 2004.
[19]
E-mail, 26 novembre 2004.
[20]
Znet, 2 avril 2002.
[21]
The Fateful Triangle, South End, Boston, 1983,
pp. 1-2.
[22]
The New Intifada, Verso, London-New York, 2001
p. 18-19.
[23]
Ibid, p. 6.
[24]
Middle East Illusions, Rowman and Littlefield,
Lanham, MD, 2003, p.207.
[25]
Middle East Illusions, p. 209 Fateful
Triangle, pp. 17 ff.
[26]
The Fateful Triangle, pp 43-44.
[27]
Peace in the Middle East, p. 56.
|