« Ce sera une bataille de
mois, peut-être d’années,
mais ils reviendront »
Fidel Castro, Juillet 2001.
Je me souviens de ma première
échange il y a bien des années
avec un ami cubain sur le sort
des Cinq. J’affirmais que les
Etats-Unis ne les relâcheront
jamais. « Ils reviendront » me
répondit-il, en posant
délicatement la cafetière sur sa
vieille cuisinière et en
entamant la manœuvre délicate
qui consiste à l’allumer sans
faire exploser tout le quartier.
J’ai cru qu’il n’avait pas
écouté mon long exposé savant
sur la nature véritable du
pouvoir politique aux
Etats-Unis. J’allais remettre
une couche lorsqu’il réussit
enfin à allumer le gaz, qui
s’enflamma avec un « pouf ! »
caractéristique, se retourna et
répéta d’une voix calme : « ils
reviendront ». Puis, après une
pause, « tu prends du sucre ? ».
Voici une casse-tête pour les
médias : comment présenter une
déculottée en rase-campagne des
Etats-Unis comme un « geste
symbolique et fort » de son
président chouchou ? Facile :
omettez le contexte, oubliez
l’Histoire, opérez quelques
« ruptures narratives », faites
semblant d’informer aujourd’hui
sur ce que vous avez
soigneusement occulté hier, et
voilà le travail : le grotesque
« Prix Nobel de la Paix » aux
mille meurtres par drones vient
de marcher sur la lune. Même
qu’au prochain Halloween, il ne
manquera pas de gracier une
dinde. Eh ouais, il est comme
ça, le président super-cool des
Etats-Unis d’Amérique. Et il
faut bien ça pour laisser une
empreinte dans l’Histoire qui ne
soit pas celle d’une botte
militaire.
En vérité, le premier constat
est celui-ci : Cuba n’a cédé en
rien et obtenu sa première et
principale exigence, préalable à
toute « discussion » de quelque
niveau que ce soit : la
libération des 3 Cubains encore
en prison. Barack Obama laisse
entendre – et rien d’autre – que
plus rien ne sera comme avant
(sans oublier de bénir
l’ « Amérique » - entendez « les
Etats-Unis » - au passage).
Concrètement, voici un résumé
de l’accord Cuba/Etats-Unis.
Du côté des Etats-Unis
- Ouverture
diplomatique Les
Etats-Unis prendront des
mesures pour rétablir leurs
relations avec Cuba, rompues
en 1961. L’interdiction de
voyager (imposée aux
états-uniens par les EU)
reste en place, ainsi que
l’embargo, mais les effets
de l’embargo seront atténués
(de combien ?) et certaines
formes de voyage facilitées
(sans doute « des échanges
culturels » )
- Une ambassade à la
Havane (apparemment pas
l’inverse ? à confirmer)
Ceci reste objectif et n’a
pas été clairement affirmé.
- Libération des
« espions » cubains (les
guillemets sont de moi)
- Assouplissement des
restrictions aux voyages
Il sera plus facile pour un
états-unien de voyager à
Cuba ou d’obtenir un permis
pour y faire des affaires.
Selon CNN, les nouvelles
mesures n’autorisent
toujours pas le tourisme,
mais faciliteront les
voyages pour d’autres buts.
- Assouplissement des
interdits sur les banques
Les états-uniens pourront
utiliser des cartes de
crédit à Cuba.
- Relèvement du Plafond
d’envois d’argent Les
états-uniens pourront
envoyer désormais 2000
dollars / an à leurs
familles à Cuba.
- Importations de
cigares et alcools Les
(rares, donc) voyageurs US
pourront ramener aux
Etats-Unis des biens d’une
valeur de 400$ dont 100$
d’alcool et tabac. (les
dépenses autorisées pour un
états-unien égaré sur l’île
étaient limitées à 100$)
- Révision de certaines
sanctions (on ne parle
pas de levée) Le Secrétaire
d’Etat John Kerry a reçu
l’instruction de réexaminer
(revoir) le statut de Cuba
(par les US) comme Etat
« terroriste » (ô ironie).
Après cet examen, il
décidera si Cuba « mérite »
encore de figurer sur la
liste US des Etats
« terroristes ».
Du côté Cubain
- Libération d’Alan
Gross (arrêté sur l’île
en service commandé pour
l’agence de subversion
USAID)
- Libération de
prisonniers politiques
Cuba a libéré une liste de
53 « prisonniers
politiques » (les guillemets
sont de moi) fournie par les
Etats-Unis. CNN signale par
ailleurs qu’un prisonnier
emprisonné depuis 20 ans
pour espionnage a été
libéré, sans que l’on sache
toutefois s’il fait partie
des 53.
- Meilleur accès à
Internet Cuba autorisera
l’accès à Internet... (je
suppose dès que les câbles
et réseaux qui contournent
soigneusement l’île seront
construits) – Rappel,
jusqu’à nouvel ordre, toute
l’île de Cuba bénéficie
d’une bande passante
inférieure à celle d’une
seule université française,
la connexion actuelle
s’effectue principalement
via satellite à un coût
prohibitif. Le câble
sous-marin entre Cuba et le
Venezuela semble
opérationnel depuis le
milieu de l’année 2013 mais
ne suffit pas pour compenser
le manque d’infrastructures
sur l’île.
- Cuba autorisera le
retour des officiels de
l’ONU et de la Croix Rouge.
Ces deux derniers points,
annoncés tels quels par les
médias, mériteraient les
précisions et remises en
contexte habituelles. Il
s’agit probablement de
décisions prises dans le
passé par les autorités
cubaines en réaction à des
tentatives d’ingérence
directe ou de politiques de
deux poids deux mesures que
les Etats-Unis prétendaient
imposer à Cuba.
En résumé : Cuba a obtenu ce
qu’elle demandait depuis 15 ans,
le président des Etats-Unis a
concédé du bout des lèvres ce
que son pays refusait depuis 50
ans tout en admettant qu’il
s’agit d’un constat d’ « échec »
(pas d’une changement
d’attitude). Dans son allocution
(publiée en intégralité dans la
presse cubaine), voici une
phrase clé : « Nous allons
mettre fin à une approche qui
depuis des décennies n’a pas
réussi à répondre à nos
intérêts, et nous allons
commencer à normaliser nos
relations (avec Cuba) ».
Traduction : nos "intérêts"
n’ont pas changé. Notre
stratégie a été un échec.
Changeons de stratégie. Pour
servir les mêmes intérêts.
Les Cubains ne sont pas dupes
(selon mes derniers échanges) et
un changement de stratégie
signifie simplement un
ajustement de la
contre-stratégie de résistance.
Il serait injuste d’oublier
au passage les pays d’Amérique
latine qui ont fait front (quasi
unanimement et toutes tendances
politiques confondues) autour et
derrière Cuba. Merci à eux.
Un peu de
méta-analyse
Il faudra aussi s’attendre à
des tentatives spectaculaires de
la part des extrémistes de Miami
pour saboter ce qu’ils
considèrent comme des
« concessions à la dictature
castriste ». Car au-delà de leur
rhétorique totalement prévisible
(donc sans intérêt), leur
véritable angoisse réside sans
doute dans la crainte de perdre
leur emprise sur la politique
des Etats-Unis envers Cuba. Donc
leur propre « utilité », donc
leur pouvoir. Et c’est ici que
les choses deviennent
intéressantes.
Rappelons que la loi Helms-Burton
de 1996 fait obligation au
président des Etats-Unis en
exercice de « renverser le
régime cubain » et qu’il doit
présenter tous les 6 mois au
Congrès l’avancement du
« projet ».
Or, pour la première fois
depuis 50 ans, des mesures – qui
ne sont « spectaculaires » que
dans le contexte d’animosité
extrême dont les Etats-Unis ont
fait preuve jusqu’à présent -
semblent avoir été décidées sans
l’assentiment et même à la
surprise d’un lobby qui jusqu’à
présent contrôlait la politique
extérieure des Etats-Unis dans
ce domaine. Des centres de
pouvoir auraient donc décidé de
prendre les choses en main, au
grand dam d’un lobby souvent
qualifié du deuxième le plus
puissant des Etats-Unis.
Sur un certain terrain de la
politique internationale,
l’autoproclamé gendarme du monde
prend raclée sur raclée depuis
des années contre une équipe en
nette infériorité numérique,
mais faisant preuve d’une
technique redoutable. Il n’y a
donc rien d’étonnant à ce qu’un
changement de joueurs s’opère...
Mais n’oublions pas que, jusqu’à
preuve du contraire, le jeu,
lui, reste le même et il est
toujours aussi dangereux.
Ce qui ne nous empêchera pas
de souffler dans nos trompettes
en hurlant "Allez Cuba !".
Viktor Dedaj
Commentateur sportif à ses
heures.
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autorisée et même encouragée.
Merci de mentionner les sources.
Publié le 19 décembre 2014