Réseau Voltaire
Le président Erdoğan parviendra-t-il
à priver 5 millions de Turcs
de leur nationalité ?
Thierry Meyssan
Réception
des juristes au Palais blanc.
Lundi 11 avril 2016
Au fur et à mesure, les déclarations du
président Erdoğan s’éloignent toujours
plus des valeurs universelles. Alors
qu’en Occident, on commence à émettre de
faibles critiques de ce qu’il est
convenu d’appeler la « dérive
autoritaire » d’Ankara, Thierry Meyssan
poursuit sa narration de l’instauration
d’une dictature fondée sur la suprématie
de l’ethnie turque et des « valeurs
islamistes ».
Le gouvernement turc
étant le recordman mondial de
l’incarcération d’officiers supérieurs,
d’avocats et de journalistes, on
attendait beaucoup du discours que le
président Recep Tayyip Erdoğan devait
prononcer, le 5 avril 2016 au Palais
blanc, à l’occasion de la Journée du
Droit.
M. Erdoğan a soufflé le chaud et le
froid devant un auditoire de juristes
silencieux. Selon lui, oui, les
structures professionnelles doivent être
pluralistes. Cependant cet objectif ne
pourra pas être atteint sans avoir
préalablement nettoyé l’Ordre des
avocats de l’influence de groupes
partisans, c’est-à-dire des opposants
politiques.
Les problèmes actuels du pays sont la
conséquence de la décadence des
« valeurs islamiques » et de
l’oppression étrangère dont il a
souffert, a-t-il poursuivi.
Tournant en dérision le Tribunal qui
a prononcé l’illégalité de la
construction du Palais blanc dans un
parc national classé, le président
Erdoğan a dénoncé les forces étrangères
qui ont organisé les manifestations du
parc Taksim Gezi, en 2013, au prétexte
de sauver des arbres qui devaient être
abattus pour construire un centre
commercial. Brocardant ses opposants, il
a tenu à rappeler devant son auditoire
médusé que, durant son mandat de maire
d’Istanbul, « il n’avait pas planté des
millions d’arbres » dans la ville,
« mais des milliards » (sic) [1]
et, de ce fait, n’avait de leçon à
recevoir de personne.
Le président a alors observé que les
ennemis de la Nation turque ne désarment
pas. Ils ont aujourd’hui pris le
contrôle d’un parti politique lié aux
terroristes. C’est pourquoi une
procédure sera lancée pour destituer de
leurs fonctions les élus de ce parti
indigne. Toutefois, les exclure du
Parlement ne suffira pas à relever la
Nation turque. Ce ne sera possible qu’en
privant de leur nationalité tous ceux
qui soutiennent ce parti et donc le
« terrorisme », conclut-il dans un froid
glacial.
Pour se maintenir au pouvoir, le
président Recep Tayyip Erdoğan a
grossièrement truqué les élections de
novembre 2015. Cependant, de nombreux
petits partis politiques se sont fédérés
au sein du HDP et ont obtenu plus de 5
millions de suffrages (soit 10 %). Ils
entendent promouvoir l’égalité en droit
pour tous les citoyens, quelle que soit
leur ethnie, leur religion, leur sexe ou
leur orientation sexuelle.
La destitution des élus et la
privation de citoyenneté de 5 millions
de citoyens contreviennent aux normes et
aux Traités internationaux. Pourtant,
aucune personnalité internationale n’a
réagi aux propos du « président » qui
visent, en pratique, à déchoir de leur
nationalité les Kurdes et les chrétiens.
C’est que l’Union européenne, obsédée
par sa haine de la République arabe
syrienne, a conclu un accord avec Ankara
à la fois pour financer la guerre et
pour maîtriser les flux de réfugiés
qu’elle provoque.
Réception
de la Police nationale —déjà épurée— au
Palais blanc.
Deux jours plus tard, le 7 avril, le
président Erdoğan recevait les
dirigeants de la Police nationale. Après
avoir prononcé l’éloge des Forces de
l’ordre et avoir dénoncé le mal que leur
ont fait les « institutions parallèles »
[c’est-à-dire les adeptes de son ancien
allié Fethullah Gülen], il a rappelé que
seule sa définition du « terrorisme »
est juste et acceptable ; une définition
qu’il s’est bien gardée d’expliciter,
mais qui désigne tous ceux qui refusent
la domination des Turcs ethniques.
« Tous ceux qui participent à ce
non-sens, en refusant d’appeler un
terroriste, un terroriste, sont
responsables de chaque goutte de sang
versée », a-t-il déclaré. Et de rappeler
que s’il n’avait pas lancé une
vigoureuse politique anti-terroriste
après l’attentat de Suruç du 20 juillet
2015, le terrorisme se serait répandu
dans le pays.
Surtout, comment ne pas reconnaître
la grandeur et la générosité de la
Turquie, une Nation à nulle autre
pareille, qui héberge 3 millions de
réfugiés ? Et de quel droit l’Union
européenne exige-t-elle qu’Ankara
applique l’accord conclu le 18 mars
alors que Bruxelles n’a toujours pas
rempli sa partie du contrat, la dispense
de visa Schengen pour les ressortissants
turcs ?
Cette fois, l’auditoire lui était
acquis. Nul n’a osé relever que
l’attentat de Suruç non seulement
n’était pas le fait du HDP, mais que
c’est celui-ci qui en était la cible.
Nul n’a osé remarquer que 3 milliards
d’euros versés pour 200 migrants
accueillis en retour, ce n’est pas
exactement un déséquilibre au détriment
de la Turquie.
À
retenir :
Le
président Erdoğan ne cache plus son
projet de domination de l’ethnie
turque et de création d’un 17ème
empire.
Poussé
par une logique raciale, il vient
d’ouvrir une procédure pour
destituer les parlementaires du
parti des minorités, le HDP. Il
envisage désormais de priver de leur
nationalité l’ensemble des électeurs
du HDP, soit 5 millions d’opposants.
Compte-tenu
de la passivité de l’Union
européenne, il tente de pousser son
avantage plus loin en suspendant
l’accord conclu le 18 mars jusqu’à
ce que Bruxelles exempte les
ressortissants turcs des visas
Schengen.
[1]
À titre de comparaison, on plante chaque
année en France —pays vaste et
exceptionnellement boisé— environ 80
millions d’arbres. En outre, M. Erdoğan
a affirmé avoir planté des « milliards »
d’arbres, non pas en tant que Premier
ministre, mais en tant que maire
d’Istanbul.
Thierry
Meyssan
Consultant politique,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la
conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage
en français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007). Compte
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