Moscou et Washington entendent refonder
les relations internationales
Thierry Meyssan
A New
York, Barack Obama et Vladimir Poutine
sont convenus d’un processus de paix
pour l’ensemble de l’Afrique du Nord et
du Proche-Orient. Tiendront-ils
promesse ?
Lundi 5 octobre 2015
Alors que les médias atlantistes
sont malades, atteints d’une soudaine
poussée de fièvre anti-Russes, Thierry
Meyssan interprète l’action militaire de
Moscou en Syrie comme le premier pas
d’une révision complète des relations
internationales. Selon lui, ce qui se
joue en Syrie n’est pas de savoir si la
Russie sauvera la République arabe
syrienne des jihadistes, mais si son
armée pourra partiellement remplacer
celle des États-Unis dans la région afin
d’en garantir la sécurité. S’appuyant
sur un document interne du Conseil de
sécurité, il affirme que Vladimir
Poutine et Barack Obama agissent de
concert face aux faucons libéraux et aux
néo-conservateurs états-uniens.
La Russie se hâte lentement aux Nations
unies. Ses dirigeants sont convaincus
que les groupes terroristes islamistes
ont été encouragés par la CIA depuis les
années cinquante, mais qu’ils menacent
aujourd’hui non seulement la stabilité
de la région, mais les intérêts des
États-Unis eux-mêmes. Comme l’avait
expliqué Vladimir Poutine l’an dernier
au Club de Valdaï, il est donc
souhaitable de travailler ensemble à
résoudre le problème actuel.
Cependant, les dirigeants russes sont
également convaincus que Washington
n’écoute ses partenaires que lorsque
ceux-ci sont forts. La Douma a donc
débattu d’une intervention militaire
contre les groupes terroristes en Syrie
et a donné son accord. Il s’agit de la
seconde intervention extérieure de la
Fédération de Russie depuis sa création,
en 1991 —la première étant la guerre
d’Ossétie du Sud, en 2008—.
Immédiatement, l’armée russe a fait
décoller ses bombardiers de Lattaquié et
a détruit des installations d’Al-Qaïda
et d’Ahrar Al-Sham.
Le choix de ces cibles visait à la
fois
à
contraindre les autres puissances à
clarifier leur politique face à ces
groupes terroristes ;
à
adresser un message à la Turquie dont
les officiers encadrent actuellement
Ahrar Al-Sham ;
enfin
à montrer qu’aucun groupe terroriste ne
sera épargné.
Cette intervention manifeste la
volonté russe de jouer un rôle au
Moyen-Orient, non pas contre les
États-Unis, mais avec eux. Loin de
défier le président Obama, la Russie
entend au contraire lui fournir
l’assistance militaire qui lui fait
défaut alors que le Pentagone est devenu
le champ clos d’affrontements internes.
Qui soutient les
groupes terroristes ?
Il est devenu commun d’admettre que
les jihadistes en Syrie sont armés et
financés par des puissances étrangères.
Cependant, aucun État n’assume
publiquement un tel soutien. Les
réactions à l’opération de police russe
anti-terroriste en Syrie ont mis en
évidence les contradictions de nombreux
intervenants.
Ainsi, le ministre français des
Affaires étrangères, Laurent Fabius, a
déclaré qu’« Une coalition [autour de la
Russie] dont les bases mêmes
interdiraient tout rassemblement des
Syriens contre les terroristes,
alimenterait en réalité la propagande de
Daech et renforcerait son pouvoir
d’attraction ». Ce faisant, il a admis
que l’objectif de la France et de ses
alliés en Syrie —Turquie et Arabie
saoudite— n’était pas de lutter contre
Daesh, mais contre la vision russe des
relations internationales.
Le président de la Commission
sénatoriale des Forces armées, John
McCain, a affirmé qu’Ahrar Al-Sham
comprenait des éléments qui avaient été
formés et armés par les États-Unis. Par
conséquent, selon lui, l’attaque russe
contre les terroristes est une agression
contre les États-Unis. Dans la même
logique, il a préconiser de livrer des
missiles sol-air aux jihadistes afin
qu’ils abattent les avions russes.
Un message à la
Turquie
Sachant que le groupe Ahrar Al-Sham,
autrefois sponsorisé par le Koweït, est
actuellement largement financé et
encadré par des officiers de l’armée
turque, ces bombardements adressaient
une mise en garde au président Recep
Tayyip Erdoğan.
Celui-ci a d’abord remplacé le prince
saoudien Bandar bin Sultan comme
coordinateur du terrorisme islamique
international. Puis, il a fait de la
Turquie le refuge des Frères musulmans,
en remplacement du Qatar. En décembre
2014, la Turquie avait signé un accord
gazier stratégique avec la Russie,
qu’elle avait finalement abandonné sous
la pression états-unienne.
Simultanément, la Turquie et l’Ukraine
ont créé une « Brigade islamique
internationale » pour combattre
l’« occupation russe de la Crimée ». Les
relations entre Ankara et Moscou se sont
donc subitement tendues [1].
Lors d’un déplacement à Moscou du
président Erdoğan, le 23 septembre, à
l’occasion de l’inauguration de la plus
grande mosquée d’Europe, son homologue
russe était parvenu à le convaincre
d’adoucir sa rhétorique contre la
République arabe syrienne, mais pas à
lui faire abandonner sa politique
d’agression.
De retour dans son pays, M. Erdoğan
s’était contenté de déclarer que le
départ du président el-Assad n’était
plus un préalable au règlement de la
crise syrienne. Trouvant cette avancée
insuffisante, la Russie avait alors
décerné des brevets de lutte anti-Daesh
au PKK, laissant entendre qu’elle
pourrait soutenir le parti kurde turc
contre son gouvernement.
Aucun groupe
terroriste ne sera épargné
En choisissant de frapper Al-Qaïda et
Ahrar Al-Sham, la Russie a déplacé le
débat de l’unanimité de façade contre
Daesh, à la cacophonie face à Al-Qaïda.
Si tout le monde admet aujourd’hui que
l’organisation fondée par Oussama ben
Laden est originellement une création
des États-Unis, chacun croit ou fait
semblant de croire qu’elle s’est
retournée contre son créateur et lui
infligé de terribles pertes le
11-Septembre 2001.
Or, Al-Qaïda a été l’allié de l’Otan
en Libye pour renverser la Jamahiriya et
assassiner Mouamar el-Kadhafi. Cette
réalité était si choquante pour le
général états-unien Carter Ham,
commandant de l’AfriCom, qu’il demanda à
être relevé de ses fonctions au profit
de l’Alliance atlantique.
En Syrie, la France et la Turquie
livrèrent des munitions à Al-Qaïda par
l’entremise de l’Armée syrienne libre
ainsi que l’atteste un document de
l’ASL, transmis le 14 juillet 2014 au
Conseil de sécurité des Nations unies [2].
Et actuellement, le général David
Petraeus, ancien directeur de la CIA, et
son ami John McCain appellent à soutenir
Al-Qaïda contre la République arabe
syrienne.
Le groupe Ahrar Al-Sham lui-même a
été constitué juste avant le début des
événements en Syrie, en mars 2011, par
des Frères musulmans dont certains
étaient des cadres d’Al-Qaïda. Au
passage, son existence démontre que,
contrairement aux propos du président
Hollande à la tribune de l’Onu, le
terrorisme en Syrie existait avant le
début de la guerre et n’en est donc pas
la conséquence, mais bien la cause comme
l’affirme le président el-Assad.
En définitive, quels que soient les
mensonges de l’Otan et les
contradictions qu’ils engendrent chez
les uns et les autres, les Russes
n’épargneront pas certains groupes en
fonction de leurs sponsors secrets, mais
bombarderont toutes les cibles liées aux
groupes terroristes listés par les
Nations unies (Al-Qaïda, Al-Nosra, Daesh).
Qui s’oppose
activement à l’intervention russe ?
Depuis le début du déploiement de
l’armée russe —et il n’est pas encore
débattu des troupes au sol à venir de
l’OTSC—, une vaste campagne de
désinformation est conduite dans le
monde pour accuser la Russie
d’encadrer
l’Armée arabe syrienne ;
de
bombarder non pas des groupes
terroristes, mais des populations
civiles « hostiles au régime » ;
de
préparer une vaste offensive avec les
Gardiens de la Révolution iranienne.
La propagande de guerre, qui était la
base et la caractéristique de la guerre
de 4ème génération coordonnée par l’Otan
de février 2011 à mars 2012, avait
progressivement diminuée. Alors que
pendant une année, on entendait chaque
jour une histoire imaginaire illustrant
les crimes supposés du « régime », la
propagande de guerre se limitait
désormais à quelques petits groupes ;
dont l’OSDH, une officine londonienne
des Frères musulmans à laquelle
s’abreuvent les médias atlantistes. Avec
un réflexe pavlovien, les médias
atlantistes reproduisent sans réfléchir
les mensonges les plus éhontés.
En premier lieu, on utilisa une vidéo de
l’Armée arabe syrienne dans laquelle on
entend des voix en russe pour faire
croire que les Syriens étaient encadrés
par des officiers russes. En réalité, la
voix correspond à un échange par
talkie-walkie entre jihadistes. Yuri
Artamonov a démonté cette erreur
d’interprétation en étudiant la bande
sonore [3].
Puis, ce fut un déferlement d’images et
de vidéos sur les victimes civiles des
bombardements russes. Des images et des
vidéos diffusées durant le débat à la
Douma, c’est-à-dire avant les
bombardements.
Enfin, on présente la présence de
combattants iraniens en Syrie comme la
préparation d’une vaste contre-offensive
du « régime » et de ses alliés contre
les « rebelles ». En réalité, après la
chute de Palmyre, des Forces iraniennes
ont été autorisées par les États-Unis à
s’impliquer en Syrie, mais leur nombre
reste inférieur à 5 000, ce qui est très
insuffisant pour mener une
contre-offensive dans un territoire
immense. Quant aux rebelles armés, nous
avons déjà signalé qu’ils sont tous liés
soit à al-Qaïda, soit à Daesh.
Reste à prouver qui organise cette
campagne d’intoxication et pourquoi.
S’il n’est pas possible de trouver la
solution en ne pensant qu’à la Syrie, la
réponse est claire lorsqu’on replace ce
théâtre de guerre dans le contexte de la
refondation des relations
internationales.
La proposition russe
au Conseil de sécurité
La Russie a proposé que le Conseil de
sécurité étudie durant tout le mois
d’octobre la manière de lutter contre le
terrorisme non seulement en Syrie, mais
dans l’ensemble de l’Afrique du Nord et
du Proche-Orient [4].
À l’évidence, Moscou et Washington
sont convenus d’appliquer aujourd’hui
l’accord qu’ils avaient conclu en 2012
—et que Clinton, Petraeus, Allen,
Feltman, Hollande et Fabius ont
saboté— : se partager les
responsabilités dans le monde arabe.
Cependant, la Russie ne souhaite pas
s’engager sur des sables mouvants et
appelle d’abord à assainissement du
terrain.
Rappelons la base de cet accord : les
États-Unis pourront retirer une partie
de leurs troupes stationnées dans la
région lorsque la Russie se portera
garante de la sécurité d’Israël [5].
La Russie pose comme condition à ce
nouveau partage du monde le passage d’un
système impérialiste, tel que celui de
Yalta, à un système fondé sur le droit
international en général et la Charte
des Nations unies en particulier. Elle
condamne donc à l’avance « l’ingérence
dans les affaires intérieures d’États
souverains, le recours à la force sans
l’autorisation du Conseil de sécurité et
la livraison d’armes à des acteurs non
étatiques extrémistes ».
Que l’on ne s’y trompe pas, cette
solution suppose l’application des
résolutions du Conseil de sécurité, y
compris celles concernant Israël, la
mise en œuvre de l’Initiative de paix
arabe et du Plan d’action global commun
concernant le programme nucléaire
iranien, la création de mécanismes de
contrôle du respect par les États de
l’ensemble de ces textes, et enfin la
lutte globale contre l’idéologie des
Frères musulmans.
À retenir :
Malgré
le lourd contentieux qui les oppose
(déploiement du bouclier
anti-missiles, renversement du
régime en Ukraine, tentative de
juger Vladimir Poutine devant un
Tribunal international), le Kremlin
considère qu’il peut aider
l’administration Obama à constater
l’inefficacité de sa politique et à
revenir au droit international.
Ce
n’est qu’à cette condition que la
Russie est prête à partager la
responsabilité de la sécurité de
l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient
avec les États-Unis, y compris la
sécurité d’Israël.
Les
bombardements russes en Syrie ne
sont pas dirigés contre les alliés
des États-Unis, mais constituent une
aide militaire au président Obama
qui, depuis un an, n’est pas obéi
par la Coalition anti-Daesh.
La
Russie espère conduire les
États-Unis à une conférence de paix
régionale visant à appliquer les
résolutions du Conseil de sécurité
—y compris le retrait d’Israël sur
les frontières de 1967—,
l’Initiative de paix arabe et le
Plan d’action global commun
concernant le programme nucléaire
iranien.
Pour
vaincre définitivement le terrorisme
islamique, il convient d’en
combattre la cause : l’idéologie
matérialiste des Frères musulmans.
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