Socrate, Platon et Aristote n’étaient pas neurologues et ne savaient rien du rôle de l’amygdale, des hormones ni de l’existence des synapses. Il en était de même des plus anciennes traditions asiatiques, africaines, hindouistes et bouddhiques. Les religions monothéistes n’ont pas non plus délivré leurs enseignements à partir des sciences. Les psychologues et psychanalystes de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe ont essayé de formuler des théories et d’établir des méthodologies à partir des expérimentations et des analyses menées sur leurs patients. Toutes ces approches font un constat commun et désirent atteindre un objectif similaire : que le message s’appuie sur des principes moraux, ou des aspirations à la libération intérieure, ou encore sur la volonté de parvenir à un équilibre psychologique, il s’agit toujours d’atteindre une maîtrise et de maintenir un contrôle sur soi, ses émotions et ses passions. Ces dernières échappent à notre emprise et le travail du philosophe, de l’initié, du croyant ou du patient est de prendre conscience de cette part d’indéterminé en lui, comprendre, autant que faire se peut, son mode de fonctionnement afin de mieux la maîtriser et atteindre ainsi l’harmonie intérieure. La « tempérance » socratique requiert un engagement déterminé de la raison qui, par l’introspection et l’ascèse (« connais-toi toi-même »), se donne les moyens de gagner le combat sur les passions nous enchaînant. Même la catharsis aristotélicienne a cette fonction : par le théâtre et la représentation, on cherche à agir sur la part non rationnelle du spectateur (l’affectif et l’émotionnel) afin d’influer, au-delà de sa raison consciente, sur cette dimension libre et parfois sauvage de l’individu. Que l’on se rallie à l’école dualiste des Hellènes opposant l’âme (ou l’esprit) au corps ou que l’on adhère aux théories monistes – exactement opposées – du physicalisme contemporain soutenant, avec Otto Neurath, que « le langage de la physique est le langage universel » (se référant également aux théories du philosophe-logicien Quine), dans tous les cas, l’expérience empirique et quotidienne révèle la même vérité : tout se passe comme s’il y avait de l’indéterminé, du nonconscient, du non-maîtrisé (physique, inconscient ou mental) qu’il faut garder à vue, surveiller et contrôler pour atteindre la paix intérieure et un certain bien-être. L’intuition est ancestrale, les vieux enseignements philosophiques, spirituels et religieux ainsi que les connaissances scientifiques modernes confirment cette vérité : notre nature, notre corps, notre cerveau sont traversés de tensions, de conflits de pouvoir et d’autorité, et nous sommes ballottés entre une conscience limitée qui sent sa liberté et des émotions libres et spontanées auxquelles nous nous savons enchaînés.
Nos émotions sont souvent belles, parfois destructrices. Elles sont notre spontanéité, elles semblent dire notre liberté. Pourtant, toutes les études contemporaines, de la neurologie à la psychologie et au marketing, nous prouvent que nos émotions sont cette expression de nous-mêmes que nous maîtrisons le moins, la part de nous-mêmes la plus vulnérable et, somme toute, la plus manipulable. La publicité, la musique, les atmosphères, les messages subliminaux et les films peuvent avoir un impact sur notre affectivité que nous ne maîtrisons pas car nous n’en sommes souvent pas conscients. Le « camp militaire » qui coordonne les instances de notre cerveau est assez vulnérable, en soi et de l’intérieur. Au demeurant, celui qui peut, de l’extérieur, en connaître et en maîtriser le fonctionnement et la psychologie peut en devenir, de fait, deux fois le maître. L’ère de la communication globale est aussi l’ère de l’émotivité globale : on assiste, de la mort de la princesse Diana aux événements sportifs et jusqu’aux réactions au tsunami asiatique dévastateur de décembre 2004, à des sortes de messes géantes qui rassemblent des millions d’individus dans les larmes, la joie ou le deuil. Des phénomènes planétaires, imprévisibles et incontrôlés,emportent et colonisent les consciences et les cœurs et personne ne peut prévoir quelle direction prendra l’effervescence populaire ni à quel dieu vont se livrer les foules passionnées. Sur le plan individuel comme sur le plan collectif, on mesure les risques de ces nouvelles « messes » de l’incontrôlé : comment donc gérer ses émotions ? Existe-t-il un moyen de demeurer spontané tout en étant raisonnable ?
Copyright Tariq Ramadan
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