Religion
Crises croisées
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Jeudi 14 avril 2016
On présente souvent le problème de la
présence musulmane en Occident comme un
problème de religions, de valeurs et de
cultures qu’il faudrait régler avec des
arguments théologiques, des mesures
légales ou encore l’affirmation de
certains principes et valeurs
indiscutables. On se trompe pourtant si
l’on ne prend pas en compte les tensions
psychologiques et l’environnement
émotionnel qui entourent et, parfois,
façonnent la rencontre entre l’Occident,
l’Europe et les musulmans et l’islam. Le
débat critique sur les systèmes de
pensée, les valeurs et les identités est
impératif et il doit être mené de façon
scrupuleuse, critique et approfondie
mais son omniprésence sur la scène
européenne cache d’autres préoccupations
dont il faut tenir compte, sauf à se
tromper d’objet.
Les sociétés occidentales en général
et les Européens en particulier
traversent une crise d’identité
multidimensionnelle et très profonde. Sa
première expression tient au double
phénomène de la mondialisation et de
l’émergence de l’union européenne,
au-delà de la référence de
l’État-Nation. Les anciens repères de
l’identité nationale, de la mémoire du
pays, des références culturelles
singulières semblent s’éroder : partout,
on sent des crispations, des retours à
des affirmations identitaires redéfinies
et structurantes, tantôt nationales,
tantôt régionales. À cela, s’ajoutent
les phénomènes migratoires, dont nous
avons parlé, qui intensifient le
sentiment d’être emporté et emprisonné
dans une logique irréversible : l’Europe
vieillit et a besoin d’immigrés pour
maintenir le pouvoir et l’équilibre de
son économie. Or, ces immigrés mettent à
mal l’homogénéité culturelle déjà
menacée par la globalisation de la
culture et des communications. La
quadrature du cercle : les besoins
économiques sont en contradiction avec
les résistances culturelles et ces
dernières ne seront forcément jamais
suffisamment fortes. C’est la seconde
dimension de la crise identitaire : les
assauts proviennent, ici, de l’extérieur
et ébranlent les repères traditionnels.
Mais ce n’est pas tout : on voit aussi
apparaître, à l’intérieur même des
sociétés, des citoyennes et des citoyens
d’un nouveau genre. Ils étaient
asiatiques, africains, turcs ou arabes
et les voilà devenus français,
britanniques, italiens, belges, suédois,
américains, canadiens, australiens, etc.
Leurs parents étaient hier isolés et
étaient venus pour gagner leur vie (et
sans doute s’en retourner) et voilà que
leurs enfants se sont de plus en plus
« intégrés » dans la société et qu’ils
sont de plus en plus visibles dans les
rues, dans les écoles, dans les
entreprises, dans l’administration, sur
les campus, etc. Ils sont visibles par
leur couleur, leur tenue vestimentaire
et leurs différences mais ils parlent la
langue du pays et sont bien français,
britanniques, italiens, belges, suédois,
etc. Leur présence, de l’intérieur,
bouscule les représentations et provoque
des crispations identitaires parfois
passionnées, allant de l’incompréhension
au rejet sectaire ou même raciste. Un
autre phénomène « de l’intérieur » est
apparu ces dernières années : non
seulement on a pu constater
l’augmentation de l’insécurité et de la
violence dans certaines régions, zones
ou cités à cause d’une mauvaise
intégration sociale, mais un phénomène
global menace les sécurités nationales.
De New York en septembre 2001 à Madrid
en mars 2004 ou à Londres en juillet
2005, voilà que la présence musulmane
importe, par l’intermédiaire de réseaux
islamistes extrémistes et violents, des
revendications internationales et s’en
prend à des citoyens innocents. Le
terrorisme frappe de l’intérieur puisque
la plupart des auteurs des attentats
sont soit nés et éduqués en Europe, soit
sont parfaitement imprégnés de la
culture occidentale. L’expérience de
cette violence achève de dessiner le
portrait de cette profonde crise
d’identité : mondialisation,
immigrations, nouvelles citoyennetés et
violences sociales et terroristes ont
des effets palpables sur la psychologie
collective des sociétés occidentales.
Les doutes et les peurs sont
visibles. Certains partis politiques
d’extrême-droite vont surfer sur ces
peurs et tenir des propos rassurants et
populistes en insistant sur la fibre
nationaliste, l’identité à retrouver et
à protéger, le refus des immigrés et la
stigmatisation du nouvel ennemi que
représente l’islam. Leurs rhétoriques
trouvent naturellement un écho dans les
populations qui doutent et tous les
partis doivent se positionner par
rapport à ces questions sensibles. Le
phénomène est transversal et provoque
des repositionnements stratégiques à
l’intérieur des anciennes familles
politiques : des tensions s’expriment, à
gauche comme à droite, entre ceux qui
refusent de répondre à la crise
identitaire par des discours
stigmatisants, sectaires ou racistes et
d’autres qui ne voient pas d’autres
moyens pour avoir un avenir politique
que de répondre à la peur des
populations. Les conférences, les débats
et les livres se multiplient : on
cherche partout à définir ce qu’est
l’identité française, britannique,
italienne, hollandaise, etc., quelles
sont les racines et les valeurs de
l’Europe, la viabilité ou non du
pluralisme culturel ou du
multiculturalisme, etc. Ces questions
révèlent les peurs autant que les
doutes.
On trouve les mêmes questionnements
parmi les musulmanes et les musulmans.
La crise identitaire est une réalité qui
se conjugue également dans de multiples
dimensions. Sur un plan global, les
interrogations sont multiples et
profondes : face à la globalisation, à
la culture mondialisée perçue comme une
occidentalisation, le monde musulman
traverse une crise profonde. Les
sociétés majoritairement musulmanes sont
le plus souvent à la traîne sur le plan
économique, elles ne présentent, la
plupart du temps, aucune garantie
démocratique et, quand elles sont
riches, elles ne contribuent à aucun
progrès intellectuel et/ou scientifique.
Tout se passe comme si le monde
musulman, se percevant comme dominé,
n’avait pas les moyens de ses
prétentions. L’expérience de l’exil
économique va ajouter à ce sentiment
présent mais diffus la dimension
concrète des tensions et des
contradictions. La peur de perdre sa
religion et sa culture au cœur des
sociétés occidentales a provoqué des
attitudes naturelles de renfermement sur
soi et d’isolement. Tous les immigrés
ont vécu cette expérience sur le plan
culturel, mais, avec les musulmans, le
phénomène s’est doublé de
questionnements religieux souvent mêlés
aux considérations culturelles. Les
premières générations, d’origine sociale
modeste en Europe, ont vécu (et
continuent de vivre) des tensions
profondes : le sentiment de perte
vis-à-vis de la culture et des coutumes
d’origine, le tiraillement entre deux
langues, l’environnement occidental si
sécularisé et se référant si peu aux
valeurs religieuses, les relations et la
communication avec ses propres enfants
baignés dans l’environnement occidental,
etc. La crise d’identité traverse les
générations. Ici aussi il s’agit de
peurs et de souffrances : la peur de la
dépossession de soi, de la perte de
repères, de la colonisation de l’intime
et des contradictions du quotidien avec
le lot de souffrances personnelles et
psychologiques que cette expérience
implique.
Il ne faut pas manquer d’ajouter à
cela les conséquences directes du climat
de tension qui s’est installé en
Occident et en Europe. Les crises à
répétition et qui s’accélèrent : de
l’affaire Rushdie à celle du « foulard
islamique », des attentats terroristes
aux caricatures danoises ou aux propos
du Pape, la liste s’allonge et chaque
pays a de plus son lot
d’instrumentalisations politiques, de
faits divers sensationnalistes et
d’anecdotes croustillantes rapportées
par les medias. Un sentiment de
stigmatisation et de pression permanente
habite de nombreux musulmans qui
ressentent ces critiques et cette
obsession du « problème de l’islam et
des musulmans » comme autant
d’agressions, de déni de droit et
d’expressions parfois clairement
racistes et islamophobes. Ils le
ressentent tous les jours : il n’est pas
facile d’être un musulman visible
aujourd’hui en Occident. Dans une telle
atmosphère, la crise de confiance est
inévitable : d’aucuns ont décidé de
s’isoler, pensant qu’il n’y avait rien à
espérer d’une société qui les rejetait ;
d’autres ont décidé de devenir
invisibles en disparaissant dans la
masse, et d’autres enfin se sont engagés
à faire face et à ouvrir des espaces de
rencontres et de dialogues. Entre
l’image médiatique de l’islam et des
musulmans essentiellement négative, les
discours populistes et sectaires de
certains partis, les peurs et les
réticences qui habitent les concitoyens
européens et, de surcroît, la crise de
confiance et les doutes qui s’emparent
des musulmans eux-mêmes, le défi est de
taille.
Il faut tenir compte de cette donnée
psychologique en entamant cette
discussion : les gens ont peur, ils sont
habités de tensions et de doutes qui
produisent parfois des réactions
passionnées, émotives, voire tout à fait
incontrôlées et excessives. Les effets
de ces crises croisées sont partout
visibles : sous le coup de l’émotion, on
écoute moins, une surdité s’installe ;
les réflexions sont de moins en moins
élaborées et nuancées, elles s’expriment
sur le mode binaire et la nuance est
perçue comme une ambiguïté. Les
anecdotes que l’on essentialise servent
de justification aux jugements
définitifs de l’autre (les comportements
d’un(e) tel(le) représentent toute
« sa » société ou « sa » communauté).
Les grandes thèses philosophiques ou
politiques seront sans effet si l’on ne
tient pas compte des conséquences
réelles et parfois dévastatrices des
tensions psychologiques, de la perte de
confiance, de la peur, de l’émotivité,
de la surdité, de la pensée binaire ou
de l’« anecdotisme » essentialiste qui
nous sert de preuve indiscutable et
définitive pour rejeter ou condamner. À
contre-courant de ces phénomènes (qui,
encore une fois, touchent tous les
acteurs de la même façon), nous avons
besoin d’une démarche éducative qui
s’appuie sur une pédagogie qui tienne
compte de l’état psychologique des
femmes et des hommes sans les
culpabiliser (ni les stigmatiser) et qui
s’efforce d’expliquer, de nuancer et de
réfléchir en miroir. À l’évolution de la
peur et du doute, il faut répondre par
une révolution de confiance en soi et en
l’autre : à la surdité et au rejet
émotifs, il faut répondre par l’empathie
intellectuelle qui oblige à mettre à
distance ses émotions négatives et à en
faire la critique constructive. Démarche
longue, exigeante, dialectique et
forcément de terrain : elle ne peut se
réaliser que dans la proximité et
exigera au moins une cinquantaine
d’années d’accoutumance. C’est long… et
pourtant si peu sur l’échelle de
l’Histoire.
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