The Guardian
Le Venezuela montre que les
manifestations peuvent aussi être une
défense des privilèges
Seumas Milne
Mercredi 16 avril 2014
Note :
C’est pour ses révélations sur le
système mondial de la NSA que le
Pulitzer a été décerné au journal The
Guardian (Londres) parce qu’¨exemple
distingué de service public en tant que
quotidien d’information¨. The Guardian
vient aussi de sauver l’honneur du
journalisme occidental au sujet du
Venezuela. Alors que ses confrères sont
restés enchaînés au fond de la Caverne
de Platon, il a dépêché un envoyé
spécial sur place, rappelant l’époque
glorieuse où informer était synonyme
d’enquêter. Journaliste à The Economist
avant de devenir chroniqueur et
rédacteur associé au Guardian, Seumas
Milne a effectué des reportages au
Moyen-Orient, en Asie du Sud, en Russie,
en Europe de l’Est et en Amérique
Latine. Il est l’auteur d’un livre à
succès sur la grêve
des mineurs anglais de 1984–5 British
intitulé
L’ennemi
intérieur : la guerre secrète contre les
mineurs, fruit d’une enquête sur les
agissements du
MI5 et
de la
Special Branch dans
ce conflit.
De l’Ukraine à la Thaïlande et
de l’Egypte au Venezuela, des
protestations à grande échelle
visaient – et dans certains cas ont
réussi – à renverser des
gouvernements. Dans certains pays
les protestations de masse étaient
conduites par des organisations de
travailleurs contestant l’austérité
et le pouvoir des entreprises
privées. Dans d’autres cas des
troubles où prédominent la classe
moyenne ont servi de levier pour
restaurer des élites évincées.
Parfois, en l’absence d’organisation
politique, les deux peuvent se
chevaucher. Mais quel que soit le
secteur qu’elles représentent, elles se
ressemblent toutes… à la télévision. Et
les manifestations de rue ont été
tellement efficaces pour faire tomber
des gouvernements ces 25 dernières
années que les pouvoirs globaux se sont
ruées en force sur le marché de la
protestation.
Depuis le renversement du
gouvernement élu Mossadegh en Iran dans
les années 1950, pour lequel la CIA et
le MI6 ont payé des manifestants
anti-gouvernementaux, les États-Unis et
leurs alliés ont dominé le champ : en
finançant des "révolutions de couleur",
en fondant des ONGs affiliées, en
formant des activistes étudiants, en
alimentant les réseaux sociaux de la
protestation pour dénoncer – ou ignorer
– les répressions policières selon leur
convenance.
Après une période où ils se vantaient
de promouvoir la démocratie, voici
qu’ils reviennent à leur méthodes
anti-démocratiques. Prenez le Venezuela
qui, ces deux derniers mois a été en
proie à des manifestations
anti-gouvernementales visant à renverser
le gouvernement socialiste de Nicolas
Maduro, élu l’année dernière pour
succéder à Hugo Chávez .
L’opposition de droite vénézuélienne
a depuis longtemps un problème avec le
système démocratique. Après avoir perdu
18 des 19 élections ou référendums
depuis que Chávez a été élu la première
fois en 1998 –
dans un processus électoral décrit par
l’ancien président américain Jimmy
Carter comme "le meilleur du monde"
– ses espoirs s’étaient ravivés en avril
2013 à la suite de la mort de Chavez,
lorsque le candidat de l’opposition de
droite n’avait perdu que de 1,5 % face à
Maduro. Mais en décembre 2013, les
élections municipales dans tout le pays
rendirent à la coalition chaviste une
avance de 10 points.
Le mois suivant, des dirigeants
d’opposition liés aux États-Unis– parmi
lesquels certains sont impliqués dans le
coup d’État contre Chávez en 2002 – ont
relancé une campagne pour chasser Maduro,
appelant leurs militants à “allumer
les rues au feu du combat". Avec le
haut niveau de l’inflation, la
criminalité violente et les pénuries de
certains produits de base, il y en avait
plus qu’assez pour alimenter la campagne
– et les manifestants ont répondu à
l’appel, de manière littérale.
Pendant huit semaines, ils ont
incendié des universités, des édifices
publics, des arrêts de bus, et prés de
39 personnes ont été tuées. Malgré les
déclarations du secrétaire d’État John
Kerry pour qui le gouvernement
vénézuélien mène une "campagne de
terreur" contre ses citoyens, les
preuves indiquent que la majorité a été
assassinée par des militants de
l’opposition, et parmi ces victimes on
compte huit membres des forces de
sécurité et trois motards égorgés par
des filins d’acier tendus aux barrages
de rue. Quatre militants d’opposition
ont été tués par la police, faits qui
ont entraîné l’arrestation de plusieurs
membres des forces de l’ordre (1).
Ce qu’on dépeint comme
¨protestations pacifiques¨ a toutes les
marques d’une rébellion
anti-démocratique, ancrée dans des
privilèges de classe et dans le racisme.
Confinée à l’extrême aux zones riches et
blanches de classe moyenne, ces
manifestations ont rapidement tourné aux
incendies et aux combats rituels avec la
police, tandis que d’autres secteurs de
l’opposition ont accepté de participer
aux dialogues de paix.
Des
militants de droite installent une
“guillotine” dans un quartier riche, à
Caracas. La présence de certains civils
armés dans des manifestations de
l’opposition a déclenché une
diabolisation de tout motard de secteur
populaire ou de collectif sympathisant
du chavisme. C’est sur cette base qu’ont
été justifiés des dispositifs comme des
câbles d’acier tendus en travers
d’avenues ou de rues à une hauteur de
1,20m environ, et qui ont coûté la vie à
deux personnes. Cette guillotine
recommandée aux opposants par Angel
Vivas, général d’extrême-droite à la
retraite, est un instrument socialement
sélectif, les motos étant un moyen de
transport généralement utilisé par les
travailleurs de milieu populaire.
Le soutien au gouvernement, pendant
ce temps, reste solide dans le monde du
travail. Anacauna Marin, une activiste
locale du quartier populaire 23 de Enero
à Caracas, explique : "Historiquement
les manifestations étaient un moyen que
les pauvres utilisaient pour exiger une
amélioration de leurs conditions. Mais
ici ce sont les riches qui protestent et
les pauvres qui travaillent".
Dans ces circonstances il ne faut pas
être surpris si Maduro analyse les
événements comme une déstabilisation
soutenue par les USA dans le style
¨ukrainien¨, ainsi qu’il me l’a dit. La
réponse des États-Unis qui rejettent
comme ¨infondée¨ cette analyse, est
absurde. Les preuves de la subversion
états-unienne au Venezuela – depuis le
coup d’État de 2002 jusqu’aux câbles de
WikiLeaks éclairant les plans
états-uniens pour ¨pénétrer¨, ¨isoler¨
et ¨diviser¨ le gouvernement bolivarien,
sans oublier le financement à grande
échelle de groupes d’ opposition, sont
volumineuses.
Ce n’est pas seulement parce que le
Venezuela est assis sur les plus grandes
réserves pétrolières du monde (2) mais
aussi mais parce qu’il a dirigé la marée
progressiste qui a déferlé sur
l’Amérique latine au cours de la
dernière décennie : contestant la
domination des États-Unis , reprenant le
contrôle de ressources aux mains des
entreprises privées pour redistribuer
les richesses et le pouvoir. En dépit de
ses problèmes économiques actuels, les
réalisations du Venezuela
révolutionnaire sont incontestables.
Depuis qu’il a renationalisé le
secteur pétrolier, le Venezuela l’a
utilisé pour réduire de moitié la
pauvreté, et l’extrême pauvreté de 70%,
massifier la santé publique, le
logement, l’éducation et les droits des
femmes, augmenter les pensions et le
salaire minimum, établir des dizaines de
milliers de coopératives et
d’entreprises publiques, transférer des
ressources aux organisations de base de
la démocratie participative, et financer
des programmes de santé et de
développement à travers l’Amérique
latine et les Caraïbes.
Rien de surprenant donc si les
chavistes pro-Maduro gardent le soutien
de la majorité.
Pour le maintenir, le gouvernement
devra réduire les pénuries et
l’inflation – et il a les moyens de le
faire. L’envolée des prix s’est produite
après l’interruption de
l’approvisionnement en dollars du
secteur privé qui domine les
importations et l’offre de produits
alimentaires, et une grande proportion
des marchandises soumise au contrôle des
prix sort en contrebande du pays pour
être revendues en Colombie à des prix
beaucoup plus élevés.
De nouvelles mesures de contrôle des
changes ont déjà produit leurs effets.
Malgré tous ses problèmes, l’économie
vénézuélienne a continué à croître et le
chômage et la pauvreté à baisser (3). Le
Venezuela est très éloigné d’être le cas
désespéré dont rêvent ses ennemis. Mais
le risque existe que, les manifestations
s’essoufflant, des secteurs de
l’opposition augmentent le niveau des
violences pour compenser leurs défaites
électorales.
Le Venezuela et ses alliés
progressistes en Amérique Latine son
importants pour le reste du monde – non
parce qu’ils offrent un modèle politique
et social ¨à imiter¨ mais parce qu’ils
ont démontré qu’il y a de multiples
alternatives économiques et sociales à
la faillite néo-libérale dans laquelle
sont plongés l’Occident et ses alliés.
Leurs opposants espéraient qu’avec la
mort de Chavez se tarirait l’impulsion
du changement régional. La récente
élection de Michele Bachelet
(centre-gauche) au Chili et de
l’ex-dirigeant de la guérilla de gauche
Sánchez Cerén au Salvador indique que le
courant continue. Mais de puissants
intérêts sur place et à l’extérieur sont
determinés à le faire échouer – ce qui
signifie qu’on verra surgir d’ autres
manifestations ¨dans le style du
Venezuela.¨
Twitter: @SeumasMilne
Notes :
(1) parmi lesquels il faut
compter également des effectifs
policiers obéissant à des maires de
droite comme ceux de Polichacao (maire :
Ramon Muchacho) (NdT).
(2) La compagnie pétrolière
PDVSA
vient de découvrir dans l’axe
Zulia-Falcón un nouveau gisement de
l’ordre de 185 millones de barils de
pétrole et de 1,1 milliards de pieds
cube de gaz (1,1 TCF) (NdT).
(3) Voir
http://venezuelainfos.wordpress.com/2014/01/22/venezuela-laugmentation-du-salaire-et-la-baisse-du-chomage-continuent/
(NdT)
Original de cet article :
http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/apr/09/venezuela-protest-defence-privilege-maduro-elites
Traduction de l’anglais : Thierry
Deronne
Reçu de Thierry Deronne pour publication
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