LE CRI DES PEUPLES
Coronavirus : la Chine a fait gagner du
temps à l’Occident, mais nos dirigeants
l’ont dilapidé
Ian Johnson
Jeudi 19 mars 2020 Pourquoi tant
de pays ont-ils passivement observé
l’épidémie se développer pendant des
semaines comme si elle ne les concernait
pas ?
Par Ian Johnson,
écrivain basé à Pékin, auteur de
l’ouvrage récent “Les âmes de la
Chine : le retour de la religion après
Mao”
Source :
New York Times, le 13 mars 2020
Traduction :
lecridespeuples.fr
LONDRES – Lorsque
mon vol Pékin-Londres a atterri il y a
près de deux semaines, je savais ce que
je devais faire : me mettre directement
en quarantaine.
Je vis en Chine, où
un blocage spectaculaire depuis fin
janvier a clairement fait comprendre que
tous les résidents, même vivant bien
au-delà de l’épicentre de l’épidémie à
Wuhan, étaient pris dans le tourbillon
d’une crise sanitaire mondiale. Le
processus d’embarquement à Pékin a été
le dernier rappel de cet état d’urgence
sanitaire : deux contrôles de
température obligatoires et une
déclaration de santé électronique pour
laquelle j’ai dû fournir une adresse
e-mail et deux numéros de téléphone.
Mais alors que
l’avion approchait de Londres, un
sentiment d’irréalité s’est installé. La
compagnie aérienne a distribué une
feuille imprimée à bon marché qui ne
nous conseillait d’appeler la hotline du
Service de Santé National (NHS) que si
nous nous sentions mal. À l’arrivée, il
n’y avait pas de contrôle de température
ni de déclaration de santé, ce qui
signifie que les responsables
britanniques n’auraient eu aucun moyen
aisé de nous suivre si l’un de nous
avait débarqué avec le Covid-19. Au lieu
de cela, nous avons juste quitté
l’avion, enlevé nos masques faciaux
(obligatoires pour tous en Chine) et
disparu dans la ville.
Depuis lors,
l’Europe et les États-Unis ont été
convulsés par la propagation rapide du
coronavirus en leur propre sein.
L’Italie est désormais en confinement et
les cas se multiplient rapidement aux
États-Unis. Les marchés boursiers se
sont effondrés. Mercredi, l’Organisation
mondiale de la santé a officiellement
annoncé ce que tout le monde savait déjà
: il s’agit d’une pandémie. Peut-être
qu’au moment où vous lirez ces lignes,
les bilans de santé et les déclarations
des aéroports seront finalement
obligatoires dans des endroits comme
Londres.
Mais cela ne
changera pas le fait que depuis des
semaines, l’attitude envers l’épidémie
de coronavirus aux États-Unis et dans
une grande partie de l’Europe a été
étrange, sinon carrément passive : les
gouvernements de ces régions ont laissé
passer leur meilleure chance pour
contenir la propagation du virus. Ayant
déjà vu une sorte de déni initial en
Chine, je ressens un sentiment de déjà
vu. Mais alors que la Chine a dû faire
face à une violente surprise soudaine,
les gouvernements occidentaux ont été
mis en demeure depuis des semaines.
C’est comme si
l’expérience de la Chine n’avait pas
averti les pays occidentaux des dangers
de l’inaction. Au lieu de cela, de
nombreux gouvernements semblent avoir
imité certaines des pires mesures mises
en place par la Chine, tout en fermant
souvent les yeux sur les meilleurs
d’entre elles, ou sur ses succès.
Les étrangers
semblent vouloir considérer les
expériences chinoises comme uniques.
J’imagine qu’il y a plusieurs raisons à
cela, y compris l’idée réconfortante que
la Chine est loin, arriérée et qu’une
épidémie là-bas ne pourrait sûrement pas
vraiment se propager si loin et si vite
ici. Plus que tout, cependant, je pense
que les étrangers, en particulier en
Occident, se fixent sur le système
politique autoritaire de la Chine, ce
qui leur fait ignorer la valeur et la
pertinence possibles de ses décisions
pour eux.
Jusqu’à récemment,
une histoire dominante était que
l’épidémie en Chine était devenue
incontrôlable parce que les autorités
avaient réprimé les premiers lanceurs
d’alerte fin décembre, permettant au
virus de se propager. Lorsque la Chine a
mis en place un verrouillage draconien
et des mesures de quarantaine en
janvier, certains médias dominants
étrangers n’ont pas simplement critiqué
le programme comme étant excessif ; ils
ont décrit l’ensemble de l’exercice
comme étant complètement insensé, le
contraire de ce qu’il fallait faire
(pour atteindre la pseudo-immunité de
groupe ?) ou essentiellement inutile. La
Chine a obtenu des éloges à demi-mot
pour ses deux hôpitaux construits en un
peu plus d’une semaine [en France,
félicitons la décision-choc de Macron de
faire intervenir l’armée pour créer un
hôpital de campagne qui pourra
accueillir… seulement 30 personnes !
Cocorico !], mais même l’ébahissement
face à cet exploit était teinté d’un
sentiment que quelque chose de néfaste
était à l’œuvre, réminiscent des heures
les plus sombres de notre histoire… Et
lorsque des abris de quarantaine ont été
mis en place pour accueillir les
personnes infectées afin qu’elles ne
transmettent pas la maladie aux membres
de leur foyer, l’effort a été décrit
comme dystopique ou, au mieux,
chaotique. [Condamner les familles à
être contaminées, ce que fait le
gouvernement français en confinant à
domicile les gens présentant des
symptômes et en refusant de les dépister
malgré les recommandations de l’OMS, est
certainement plus louable…]
M’opposer à ces
interprétations me rend un peu mal à
l’aise. Je me rends compte que les
autorités chinoises ont probablement
dissimulé le problème fin décembre et
début janvier via une série de décisions
désastreuses. Et je sais que maintenant,
les dirigeants chinois veulent vendre
leurs méthodes brutales comme
exemplaires. Le Président Xi Jinping a
effectué sa première visite à Wuhan
mardi, signe implicite de réussite.
Même si le virus
tuait des dizaines de personnes par
jour, la propagande gouvernementale
vantait le modèle chinois, tout en
ridiculisant les efforts des États-Unis
pour lutter contre les catastrophes
naturelles. Maintenant que d’autres
parties du monde souffrent, la Chine
fait des efforts bien connus pour offrir
de l’aide, en envoyant des équipes en
Iran, en Italie (et en France) pour
livrer des fournitures et offrir des
conseils. Et elle a imposé des
interdictions de voyager à partir de
certaines destinations touchées par des
infections, une mesure que Pékin avait
jugée excessive lorsque la Chine en a
été victime.
Pourtant, il serait
insensé de croire que les décisions de
la Chine reposent principalement sur un
autoritarisme brut. Il n’est pas
nécessaire de défendre chacune des
mesures de Pékin pour des raisons
médicales ; ce sont des questions dont
les professionnels de la santé
pourraient débattre dans les années à
venir. Mais il convient de reconnaître
que tous les échecs de la Chine ne sont
pas propres à son système politique, et
que certaines de ses politiques étaient
motivées par un souci sérieux du bien
public et exécutées par une fonction
publique hautement compétente.
Par exemple, avant
de condamner la décision des autorités
chinoises au début du mois de janvier de
rejeter la menace d’une épidémie
imminente, rappelez-vous qu’à cette
époque, le coronavirus n’avait encore
causé aucun décès. Comparez cela avec,
disons, les États-Unis (ou la France)
aujourd’hui : bien qu’ayant eu une libre
circulation de l’information pendant des
semaines et vu des milliers de décès en
Chine comme preuve, certaines parties de
l’establishment politique américain, y
compris à la Maison Blanche, ont poussé
à minimiser le risque via une campagne
de désinformation. [la Chine a confiné
60 millions de personnes lorsque 400
nouveaux cas ont été diagnostiqués en un
jour, quand la France a attendu de
dépasser le millier de cas]
Et si vous pensez
qu’il est trop facile de critiquer le
Président Trump, souvenez-vous de mon
expérience à l’aéroport de Londres. Ou
pensez à la décision prise par
l’Allemagne plus tôt cette semaine
d’organiser un événement sportif de
masse au milieu de sa zone d’épidémie.
Ou la décision du Japon de laisser les
gens quitter un bateau de croisière
infecté sans tests appropriés. [Et que
dire du maintien du premier tour des
municipales en France ?] Certains de ces
gouvernements font maintenant marche
arrière, essayant d’expliquer leurs
attitudes blasées, mais c’est des
semaines en retard.
Les dirigeants
chinois ont tâtonné au tout début, mais
en peu de temps, ils ont agi de manière
beaucoup plus décisive, efficace et
soucieuse du bien-être de la population
que de nombreux dirigeants
démocratiquement élus à ce jour.
Autoritaires ou non, ils veulent aussi
l’approbation du public. Les dirigeants
chinois ne sont peut-être pas confrontés
aux électeurs, mais eux aussi se
soucient de la légitimité, et cela
dépend aussi de leur performance.
Certains aspects de
la mise en quarantaine de la Chine (en
particulier lorsqu’ils entravaient les
personnes âgées et les handicapés au
niveau des soins médicaux) étaient
inutilement excessifs. Mais dans
l’ensemble, je ne pense pas que les
mesures soient impopulaires. Le
gouvernement a travaillé dur pour
inciter les gens à accepter la nécessité
de mesures sévères. Il a bombardé le
public avec des publications sur les
réseaux sociaux, des histoires, des
panneaux d’affichage, des émissions de
radio et des articles sur les risques
posés par le virus. Dans un parc de
Pékin, un enregistrement diffusé en
boucle exhortait les gens : « Lavez-vous
soigneusement les mains. Évitez de
rencontrer des amis. Gardez une distance
de sécurité. »
D’après mon
expérience (j’ai vécu en Chine des
semaines pendant la période la plus
sévère du blocage, et j’ai pu parler à
divers groupes mécontentes des élites),
les gens étaient frustrés, voire
exaspérés par les mesures de
confinement, mais ils les ont également
largement soutenues.
Et tandis que
certains en Occident se sont penchés sur
la façon dont le système chinois n’a pas
réussi à endiguer l’épidémie au début,
ils ignoraient les aspects qui
fonctionnaient. Il n’y a rien
d’autoritaire à vérifier les
températures dans les aéroports, à
imposer une distanciation sociale ou à
offrir des soins médicaux gratuits à
toute personne atteinte de Covid-19.
Toutes les sociétés
ouvertes n’ont pas tâtonné. Singapour,
Taïwan et peut-être assez tôt la Corée
du Sud ont réagi avec force, mais de
manière sensée, pour contenir le virus,
montrant le genre de bon sens qui semble
faire défaut dans de vastes étendues de
l’Occident. C’est peut-être parce que
ces pays sont suffisamment proches du
centre de l’épidémie que leurs
gouvernements ont pu reconnaître sa
gravité, tout en se méfiant des
mesures-massues de la Chine.
Mais trop de pays
plus éloignés sont restés impassibles,
observant pendant des semaines ce qui se
passait en Chine, puis ailleurs en Asie,
comme si cela ne les concernait pas.
Certains gouvernements ont hésité par
manque de volonté politique [préférant
sacrifier leur population que renoncer à
leur idéologie & se résigner à la
perspective d’un krach boursier qui
s’est tout de même produit]. Certains
semblent encore être la proie d’une
perception de la Chine comme l’éternel «
autre », dont l’expérience ne pourrait
peut-être pas nous concerner, et encore
moins donner des leçons, sinon en nous
montrant ce qu’il ne faut pas faire.
Voir notre dossier sur
le coronavirus.
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