Actualité
Multiplicité et unité des violences
islamophobes
De quoi Claude Sinké est-il le nom ?
Saïd Bouamama
Dimanche 3 novembre 2019
L’ancien militaire et ex-candidat du FN
dans les Landes, Claude Sinké, a avoué
être l’auteur des tirs contre la mosquée
de Bayonne ayant grièvement blessé deux
fidèles. Fan d’Éric Zemmour, il
s’estimait selon un de ses post facebook,
en « guerre contre les islamistes ». La
plupart des articles de presse centrent
leurs analyses sur la question de sa
santé mentale et/ou de son passé au
Front National. Peu abordent celle du
lien avec le contexte de banalisation de
l’islamophobie qui se déploie depuis
plusieurs décennies et de son
accélération depuis la rentrée[i].
De quoi Claude Sinké est-il le
nom ?
Deux grilles de
lecture qui n’épuisent pas la question
Claude Sinké sera
l’objet d’un examen psychiatrique et nul
doute que l’on mettra à jour des
incohérences et/ou des fragilités et/ou
des troubles et/ou déséquilibre
psychologiques. Le diagnostic pourra
même conclure sans étonnement à une
décompensation psychotique avec ses
sorties du réel et ses bouffées
délirantes. Rappelons que pour Freud la
psychose répond à la définition suivante
: « le fait pour un sujet d’échapper à
des contraintes contextuelles
inacceptables ou impossibles à intégrer,
en créant une nouvelle réalité qu’il est
le seul à percevoir et qui le protège
tout en l’enfermant[ii]. » Autrement dit
la psychose a un sens et une fonction.
Le sujet croit réellement à l’existence
d’un problème qui le menace (lui, sa
famille, son groupe social, sa société,
etc.) et l’acte posé a pour fonction de
résoudre ce « problème » ou au moins de
se protéger en agissant. En s’attaquant
violemment à une mosquée et à ses
fidèles, Claude Sinké a ainsi expliqué
qu’il voulait « venger la destruction de
Notre-Dame de Paris » qui était selon
lui imputable à la communauté musulmane.
Au-delà du cas
Sinké, il convient d’expliquer pourquoi
l’idée d’une communauté musulmane
dangereuse, « inacceptable », «
impossible à intégrer », « menaçante »,
etc., se répand dans notre société
suffisamment pour devenir obsessive pour
une partie des citoyens. Les cibles des
obsessions nous en disent ainsi autant
sur le sujet que sur la société dans
laquelle il vit. Comment dès lors ne pas
faire le lien avec plus de trois
décennies de construction politique et
médiatique de l’islam et des musulmans
comme problème ? Depuis ladite « affaire
de Creil » en 1989 la récurrence des
polémiques agressives sur les marqueurs
d’une appartenance à la religion
musulmane (cultuelles, vestimentaires ou
alimentaires) ne cesse d’augmenter. Ces
polémiques empruntent les
logiques de la dramatisation et de
l’angoisse. La recherche de l’audimat
médiatique pousse fréquemment ces
logiques dans des dimensions
paroxystiques. La compétence d’un
chroniqueur se mesure désormais à sa
capacité à accroître le sentiment d’une
urgence à réagir face à un danger qui
menacerait toutes les institutions et «
acquis de la république » : la laïcité,
l’école, le droit des femmes, les
hôpitaux, etc.
L’introduction des
champs sémantiques de l’identité dans le
débat accroit encore le sentiment d’un
péril appelant une réponse ferme et
déterminée. Nous devons cette
introduction dans le débat politique
national à Nicholas Sarkozy en 2007 et
sa caution « scientifique » à la
démographe Michèle Tribalat. Ayant déjà
introduit dans son livre « Faire France
» la notion de « français de souche »,
Tribalat introduit le concept
d’autochtonie dans son article au
journal Le Monde du 14 octobre 2011.
La démographe opère cette
innovation en titrant son article «
l’Islam reste une menace[iii] ». Le
contexte d’angoisse et d’urgence étant
posé, elle développe ensuite l’idée
d’une religion étrangère :
C’est pourquoi
l’islam est souvent présenté comme
faisant partie intégrante des racines et
de l’histoire de la France. Sa présence
ne serait, en fait, que la reprise d’une
histoire ancienne. C’est un argument
d’autorité bien risqué, car il se réfère
à des temps où la chrétienté, que l’on
n’appelait pas encore l’Occident, a été
acculée à la retraite, sous la force des
armes. En réalité, cela fait plusieurs
siècles que l’Europe a renversé ce
rapport de forces. L’islam avait, jusque
récemment, disparu des pays d’Europe
occidentale. En France, la
presque-totalité des musulmans sont des
immigrés ou des enfants d’immigrés. Le
développement de l’islam y est donc lié
à l’immigration étrangère. On pourrait
en dire autant de la plupart des autres
pays d’Europe occidentale. L’islam y est
bien une nouveauté.
Outre le fait que
la colonisation a eu comme effet depuis
plus d’un siècle d’enraciner en France
les musulmans et l’islam, l’argumentaire
de Tribalat construit l’islam comme une
religion étrangère, une foi d’étrangers
(quand bien même il serait juridiquement
français). Il met
surtout en opposition cette religion et
l’autochtonie, la première menaçant de
faire disparaître la seconde. La thèse
du « grand remplacement peut on le voit
se couvrir d’un habit de
pseudo-scientificité. L’auteure n’hésite
pas pour ce faire à utiliser son statut
de démographe : « L’islam bénéficie
d’une dynamique démographique plus
favorable que le catholicisme : un taux
de rétention élevé de la religion
parentale, une endogamie religieuse
forte, une fécondité plus élevée et une
immigration qui va sans doute perdurer.
»
Dans un excellent
article l’anthropologue Laurent Bazin a
mis en évidence le cap idéologique et
politique franchit par Tribalat avec
cette théorisation :
« De quoi est donc
faite cette autochtonie ? L’idée est
amenée par l’auteure en préambule pour
définir l’islam comme extérieur à
l’espace français et européen : l’islam,
argumente-t-elle, n’est pas « autochtone
» en Europe, il a été amené par les
immigrants. Le texte se termine sur
l’affirmation que l’islam affecte bel et
bien « nos » modes de vie, et qu’il
dégrade d’ores et déjà la république et
la démocratie, par des pressions qui
restreignent la liberté d’expression.
L’ensemble de l’article est parcouru de
part en part par un « nous », toujours
opposé aux musulmans qu’il exclut ; un «
nous » comme schème itératif, qui tisse
un lien entre la population autochtone
et la république, excluant les
musulmans. La population autochtone
n’est donc plus définie ici comme étant
des « Français de souche » – à l’instar
de la catégorie « ethnique » qu’elle
revendiquait dans
Faire France – mais elle est définie
doublement par opposition à l’islam et
par son lien avec la république et la
démocratie[iv]. »
La comparaison avec
des processus similaire d’introduction
du concept d’autochtonie dans le débat
politique en Ouzbékistan et en Côte
d’Ivoire qu’effectue Bazin est
particulièrement éclairante des enjeux
actuels. Nous sommes ni plus, ni moins
en présence d’une affirmation d’une «
Francité » (comparable à l’idéologie de
l’ivoirité qui a justifié la chasse
violente à l’étranger en Côte d’Ivoire)
menacée par un ennemi
hier étranger mais devenue aujourd’hui
de l’intérieur. Propulsée par la droite,
cautionnée par Tribalat, l’idée d’une
menace et d’un péril musulman sort dès
lors du périmètre d’extrême-droite dans
laquelle elle était jusque-là cantonnée.
Il restera au parti
socialiste à apporter sa pierre à
l’édifice par le biais du thème de la «
défense des valeurs républicaines » dans
le contexte de peur suscitée par les
attentats terroristes. Manuel Valls et
François Hollande et plus largement tous
ceux qui ont repris le discours de «
valeurs républicaines » comme n’étant
pas des acquis de luttes sociales mais
des caractéristiques identitaires d’une
pseudo-francité essentialisée d’une part
et comme étant menacées par le «
communautarisme » et/ou l’islam d’autre
part, importent à « gauche » la logique
d’opposition d’un «
eux » identitaire menaçant un « nous »
tout aussi identitaire. La logique
identitariste de l’extrême-droite se
déploie désormais dans un spectre allant
jusqu’au « Printemps républicain » et
parfois au-delà. C’est cette logique qui
explique que la cible des obsessions et,
des passages à l’acte qu’elles suscitent
et susciterons inévitablement, soit la
figure du musulman. Celui-ci est en
effet au sein de cette logique le
porteur du « communautarisme » menaçant
ces « valeurs républicaines » et plus
particulièrement la « laïcité » :
« L’islam
incarnerait dès lors une menace pour l’
« ordre républicain ». Les
attentats qu’a connus la France en 2015
n’en seraient que la confirmation : le
passage à l’acte de djihadistes français
sur le territoire national serait la
conséquence directe, du « laxisme » à
l’égard du « communautarisme » rampant
qui gangrénerait les banlieues[v] »
résument les chercheurs Julien Talpin,
Julien O’Miel et Frank Frégosi.
Ce qui fait la
nouveauté de notre séquence historique
n’est pas l’expression du vieux racisme
d’extrême-droite hiérarchisant
l’humanité et en déshumanisant une ou
plusieurs de ses composantes mais
l’extension de sa logique sous un vernis
de respectabilité (de défense de la
Laïcité, de la République et des droits
des femmes) à un spectre politique
beaucoup plus large.
La fonction
d’autorisation
Dans l’avant-propos
à mon livre sur « l’identité nationale »
datant de 2011, j’insiste sur la notion
de « verrou idéologique ». Les appels
incessants que nous avons aujourd’hui à
« casser les tabous » à propos de
l’immigration, de l’islam, des quartiers
populaires, etc., à « rompre avec le
politiquement correct », à « parler vrai
», etc., ne sont rien de moins qu’une
tentative de re-légitimer la parole
raciste. Ces appels reflètent sur le
plan des idées la transformation du
rapport des forces entre classes
sociales qui caractérise l’offensive
ultralibérale actuelle. Le verrou
idéologique qui a été brisé peut se
résumer comme suit :
La prétention de
l’Etat à définir une identité nationale
a, à juste titre, été considérée depuis
1945 comme appartenant à une logique de
pensée fascisante et à une pratique
étatique assumant et revendiquant une
xénophobie d’Etat. Il y a donc une
dimension de rupture dans l’introduction
officielle de l’identité nationale comme
prérogative de l’appareil d’Etat. Il ne
faut jamais sous-estimer les effets de
l’éclatement d’un verrou idéologique
quand bien même celui-ci se limiterait à
la sphère symbolique. La disparition
d’un verrou idéologique libère et
autorise, invite et incite, légitime et
rend utilisable, des termes et des
concepts, des logiques de pensées et des
modes de raisonnement, jusque-là
prohibés par l’état du rapport
des forces. Un tel processus est en
œuvre, bien entendu, autant dans
l’éclatement de « verrous réactionnaires
» que dans l’éclatement
de « verrous humanistes et
démocratiques[vi].
Que ce soit sous la
forme du discours sur les « valeurs de
la République » définies comme
caractéristiques d’une Francité
essentialisée ou sous la forme de la
thèse du « grand remplacement », c’est
bien « d’identité nationale » dont il
est question. C’est pourquoi on ne peut
réduire la montée de l’islamophobie
actuelle comme relevant uniquement d’une
logique de bouc-émissaire
conjoncturelle. Cette dimension existe
indubitablement comme en témoigne les
moments des polémiques qui coïncident
quasi-systématiquement avec des luttes
sociales importantes mettant en
difficulté les gouvernements. Si
l’islamophobie comme diversion est bien
une réalité, elle ne peut se réduire à
cette dimension. Plusieurs décennies de
polémiques libérant la parole raciste
ont ajouté au « bouc émissaire » la
qualité d’ «ennemi
de l’intérieur ». La seule
réponse à un « ennemi de l’intérieur »
est la guerre totale et c’est
effectivement ce que comprennent de plus
en plus de Claude Sinké.
Dans ce passage du
« bouc émissaire » à « l’ennemi de
l’intérieur » le moment législatif revêt
une place essentielle. La loi n’étant
que l’expression d’un rapport des forces
sociales, ce moment souligne des
basculements stratégiques. La loi sur
les signes religieux à l’école de 2004
et celle de 2010 interdisant la
dissimulation du visage dans l’espace
public accréditent l’idée d’un problème
et d’un danger qui menaceraient la
laïcité en France. Ce
danger supposé désigne officiellement
ainsi un ennemi à combattre à tout prix.
Depuis la loi de 2004 nous assistons de
fait à une inflation de demandes
législatives visant à élargir la sphère
des interdictions (piscines, hôpitaux,
sorties scolaires, espaces publics,
etc.). La loi de 2004 apparaît ainsi
comme la matrice de la guerre contre l’«
ennemi de l’intérieur » qu’il s’agit de
cantonner de plus en plus.
L’extrême-droite a parfaitement saisie
cette fonction matricielle et ne prive
pas d’appeler à la cohérence avec elle
en exigeant un élargissement de la
sphère des interdictions vestimentaires.
Pour des raisons
multiples que nous avons déjà exposées
ailleurs la « gauche » a non seulement
été incapable de s’opposer à ces lois
mais en a accepté la logique et les a
approuvées. Ce faisant, elle autorisait,
consciemment pour certaines de ses
composantes et piégées idéologiquement
pour d’autres, le déploiement de la
construction de « l’ennemi de
l’intérieur. C’est pourquoi l’abrogation
de ces lois reste une revendication à
porter même si le rapport des forces
actuel rend cet objectif inaccessible à
court terme. Il n’y
aura pas de recul significatif de la
logique de l’ « ennemi intérieur » tant
que subsistera la matrice législative
qui l’autorise. Tous les faux débats qui
ont marqués la dernière décennie (procès
contre le terme d’islamophobie, refus
indigné du concept de « racisme d’Etat
», confusion entretenue entre la
dénonciation de l’islamophobie et le
droit de critiquer l’islam, déni de
l’existence même de l’islamophobie en
France, etc.) soulignent l’ampleur des
obstacles idéologiques à une reprise de
l’initiative antiraciste conséquente. Ce
n’est pas la force de l’adversaire seule
qui détermine l’issue d’un combat
idéologique mais aussi les confusions,
contradictions et reniements que l’on
porte.
Les
violences islamophobes
L’attentat contre
la mosquée de Bayonne ne survient pas
subitement sans signes annonciateurs.
Depuis de nombreuses années des
associations, des collectifs et des
victimes de l’islamophobie dénoncent sa
banalisation. Ils sont en retour accusés
de victimisation quand ce n’est pas
d’avoir une stratégie visant à faire
taire toute critique de l’Islam et/ou à
intimider un contradicteur. Dès 2003,
Caroline Fourest et Fiammietta Venner
formalisent dans leur livre « tirs
croisés[vii] » cet argumentaire de
silenciation. Résumant leur livre pour
leur revue « Prochoix » elles expliquent
: « Le mot “islamophobie” a été pensé
par les islamistes pour piéger le débat
et détourner l’antiracisme au profit de
leur lutte contre le blasphème. Il est
urgent de ne plus l’employer pour
combattre à nouveau le racisme et non la
critique laïque de l’islam[viii]. » En
dépit de travaux attestant de
l’utilisation du terme dès le début du
siècle dernier[ix], l’argumentaire de
silenciation est repris par Éric Zemmour,
Pascal Bruckner, Régis Debray, Manuel
Valls, etc. Il reste
à passer le cap d’une critique du terme
à la négation explicite de la réalité.
C’est ce que fait un Pascal Bruckner
dans son livre au titre évocateur : Un
Racisme imaginaire : islamophobie et
culpabilité[x]. Sous-estimée et
euphémisée au mieux, niée au pire,
l’islamophobie s’est largement banalisée
sans susciter de réactions
significatives.
Une telle
silenciation et une telle banalisation
n’a été possible et n’est explicable
qu’en prenant en compte une autre
dimension de notre réalité sociale : le
décalage ou la distance entre de
nombreuses forces politiques et
associations et la partie des classes
populaires héritière de l’immigration
postcoloniale (non prise en compte ou
sous-estimation des discriminations
systémiques à l’embauche ou au travail,
sur le marché du logement,
dans la scolarité ou la
formation, etc.; des violences
policières, des contrôles aux faciès et
des humiliations qui les accompagnent,
etc.). Ce décalage rend impossible la
saisie de la condition des noirs ou
arabo-berbères de France.
Il débouche sur une cécité
vis-à-vis de la réalité d’oppression
vécue et subie dont la silenciation et
la banalisation ci-dessus évoquées ne
sont qu’un des aspects.
Dès 2004 ce
décalage a conduit à ne pas saisir la
dimension d’humiliation et de violence
que constituait l’obligation pour des
jeunes filles de choisir
entre leur scolarité et leur
voile. Quel que soit le choix effectué,
il a eu un prix qui se mesure en
sentiment de négation et d’illégitimité.
Clamer comme le font beaucoup que la loi
a été un succès revient tout simplement
à occulter ces dégâts qui pour être
invisibilisés médiatiquement non sont
pas moins réels. Dans un excellent
article le chercheur Julien Beaugé tente
de restituer la subjectivité d’une jeune
fille confrontée à cette interdiction à
l’époque. Le témoignage recueillis plus
de dix ans plus tard est encore lourd de
la violence subie :
Eux, ils ne s’en
rendent pas compte […] ils croient que
c’est un petit truc comme ça que t’as
sur la tête. Tu l’enlève aussi
facilement qu’un chapeau. Je suis
désolée mais c’est pas pareil. Ça n’a
rien à voir. […] J’avais trop de la
gueule, je montrais que j’étais pas
intimidée ; […] Lorsqu’il me convoquait
c’était pour me mettre la pression et me
faire la morale. […] Je me souviens
qu’après ces entretiens, je sortais en
pleurant. […] En face de lui, je me
retenais pour pas lui montrer que son
jeu marchait. Je faisais la meuf forte
qui en avait rien à foutre, mais en
fait, ça soulait, surtout quand tu étais
traquée de partout[xi].
Le sentiment de
traque qu’évoque cette jeune fille est
une des premières formes qu’a prise la
violence islamophobe au début de notre
siècle. Toute une génération a grandi en
se voyant régulièrement l’objet de
discours médiatiques et politiques
stigmatisant. A l’âge particulier pour
la construction identitaire qu’est
l’adolescence, cette génération a été
confrontée à une mise en scène
récurrente dans laquelle elle occupait
les figures du danger, de
l’obscurantisme, de la menace. Au moment
où elle avait le plus besoin de calme et
de sérénité pour se construire, on lui a
imposé le bruit permanent accusateur et
l’injonction permanente à se justifier.
Les débats médiatiques polémiques
récurrents ont instaurés une violence
symbolique prégnante qui a marqué le
devenir-adulte de cette génération.
Si certains (et surtout certaines
car ce sont les femmes qui ont été les
plus exposées) ont pu grâce aux
ressources de leurs environnement
résister aux effets destructeurs de
cette violence, d’autres ont empruntés
les chemins de la dévalorisation de soi
et/ou de l’autodestruction. La non
perception et/ou la sous-estimation
et/ou l’euphémisation de ces effets
destructeurs est à elle seule un
indicateur de l’ampleur du décalage
ci-dessus évoqué.
A cette violence
symbolique se sont progressivement
ajoutées les micro-agressions dans la
vie quotidienne (dans le métro, dans la
rue, aux bureaux des diverses
administrations, etc.). Le concept de
micro-agression fait désormais l’objet
de nombreuses études. Il désigne « des
indignités quotidiennes, brèves et
banales, de nature verbale,
comportementale ou environnementale qui
communiquent, de façon intentionnelle ou
non-intentionnelle, des manquements de
respect ou des insultes à l’égard d’une
personne ou d’un groupe cible[xii] ». Si
chacune de ces micro-agressions est
insignifiante prise isolément, leur
récurrence ne l’est pas.
Regards, remarques désobligeantes
sur le port du foulard, bousculements
dans les transports publics, etc.,
ressurgissent à chaque polémique
médiatique sur l’islam, le port du
foulard, les attentats, la
déradicalisation, l’immigration, le
communautarisme, la laïcité, etc. Le
fond de l’air est ainsi devenu violent
pour les musulmans (et particulièrement
les musulmanes) de France.
La multiplication
des discriminations liées à
l’appartenance religieuse réelle et
supposée est la troisième force de
violence qui a connu un accroissement
exponentiel ces dernières décennies. Du
refus d’une location de vacance en
raison du port du foulard à celui de
s’inscrire à une brocante en passant par
l’interdiction de certains restaurant,
le même message d’une illégitimité de
présence fait désormais partie de la
quotidienneté des musulmans de France ou
supposés tel. Cette multiplication des
discriminations a été accompagnée par
une hausse des passages à l’acte contre
des lieux et des espaces liés au culte
musulman : dépôt de tête de porc devant
une mosquée, saccage de tombes
musulmanes, dépôts de charcuterie dans
les rayons halal des supermarchés, etc.
Le passage à l’acte
de Claude Sinké ne survient pas
brusquement dans un ciel serein. Il
signifie le passage d’un seuil
qualitatif dans un processus lent de
violences cumulatives s’étendant
désormais sur plusieurs décennies. La
banalisation de ces violences, leur
sous-estimation, leur euphémisation,
etc., par crainte de faire le jeu des «
islamistes », par peur des conséquences
électorales d’une prise de position, par
volonté de se protéger de l’accusation «
d’islamo-gauchistes », par peur que cela
détourne des véritables combats de
classe, etc., sont le terreau de ce
passage à l’acte et de ceux qui le
suivront si nous ne donnons pas à la
lutte contre l’islamophobie la place
correspondant à la gravité de la
situation.
Le fascisme n’est
pas un phénomène irrationnel et
imprévisible. Il est le résultat des
besoins d’un système de domination
économique dans certaines conditions
(crise économique, paupérisation et
précarisation massive, montée et
radicalisation des luttes sociales,
crise de légitimité de
l’idéologie dominante, etc.). Il prend
des formes différentes selon les
contextes historiques. Il prend les
contours liés à la réalité présente qui
lui assure l’efficacité la plus grande.
Il ne prendra donc pas les mêmes visages
que ceux qu’il a pris dans les années
30. L’islamophobie est indéniablement un
des visages clefs de la fascisation en
cour. Claude Sinké
est le nom de cette fascisation qui pour
ne pas être encore « le fascisme » en
annonce déjà la possibilité si notre
classe dominante en avait besoin pour
préserver ses intérêts sonnants et
trébuchants et si nous ne reprenons pas
l’initiative.
[i] Sans être
exhaustif rappelons les plus importants
: un « droit d’être islamophobe »
revendiqué par un orateur à l’université
d’été de la France Insoumise ;
un Éric Zemmour comparant islam
et nazisme ; un président Macron
appelant à une « société de vigilance »
visant à « repérer à l’école, au
travail, dans les lieux de culte, près
de chez soi les relâchements, les
déviations, ces petits gestes qui
signalent un éloignement d’avec les lois
et valeurs de la République » ;
un ministre de l’éducation
nationale Blanquer déclarant que « le
voile n’est pas souhaitable dans notre
société » après avoir critiqué
l’association des parents d’élèves FCPE
pour une de ses affiches défendant le
droit des femmes portant un foulard
d’accompagner leurs enfants lors des
sorties scolaires ; un élu du
Rassemblement National prenant
violemment à partie une femme portant le
foulard lors d’une sortie scolaire au
conseil régional de Franche Comté ; un
projet de loi des
Républicains portant sur «
l’interdiction du port de signes
religieux aux parents accompagnant des
sorties scolaires » débattu au Sénat ;
etc. Chacune de ces déclarations est,
bien entendu, l’objet de multiples
polémiques médiatiques et de sondages
demandant aux citoyens s’ils souhaitent
l’interdiction du port du foulard lors
des sorties scolaires, dans les lieux
publics, dans l’espace public, etc.
[ii] Robert
Neuburger, Préface à Sigmund Freud,
Névrose et psychose, Actes Sud, Paris,
[iii] Michèle
Tribalat, L’Islam reste une menace, Le
Monde du 14 octobre 2011,
https://www.lemonde.fr/idees/article/2011/10/13/l-islam-reste-une-menace_1587160_3232.html,
consulté le 29 octobre 20149 à 19 h 30.
[iv] Laurent Bazin,
Idéologies de l’identité nationale et
formes de citoyenneté. Une réflexion
comparative (Côte d’Ivoire, France,
Ouzbékistan), in Tolan J., El Annabi H.,
Lebdai B., Laurent F., Krause G. (eds) :
Enjeux identitaires
en mutations (Europe et bassin
méditerranéen). Bern, éd. Peter Lang,
2013, p. 2.
[v] Julien Talpin,
Julien O’Miel et Franck Frégosi, L’islam
et la cité. Engagements musulmans dans
les quartiers populaires, Presses
Universitaires du Septentrion, Lille,
2017, p. 16.
[vi] Saïd Bouamama,
La manipulation de l’identité nationale.
Du bouc émissaire à l’ennemi de
l’intérieur, Editions du Cygne, Paris,
2011, p. 5.
[vii] Caroline
Fourest et Fiammetta Venner, Tirs
croisés. La laïcité à l’épreuve des
intégrismes juif, chrétien et musulman,
Calmann-levy, Paris, 2003.
[viii] Caroline
Fourest et Fiammetta Venner,
Islamophobie ?, Prochoix, n° 26-27,
Automne-Hivers 2003,
[ix] Alain Gresh, A
propos de l’islamophobie. Plaidoyer en
faveur d’un concept controversé,
http://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Flmsi.net%2Farticle.php3%3Fid_article%3D224,
consulté le 30 octobre 2019 à 17 h 50 ou
encore
Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed,
Islamophobie. Comment les élites
françaises fabriquent le « problème
musulman », La Découverte, Paris, 2013.
[x] Pascal
Bruckner, Un racisme imaginaire :
islamophobie et culpabilité, Grasset,
Paris, 2017.
[xi] Julien Beaugé,
Résister au dévoilement à l’école. Une
lycéenne face à l’application de la loi
sur les signes religieux, in Julien
Talpin, Julien O’Miel et Franck Frégosi,
L’islam et la cité. Engagements
musulmans dans les quartiers populaires,
op. cit., p. 124.
[xii] Derald Wing
Sue, « Racial microaggressions in
everyday life: Implications for clinical
practice », American Psychologist, n°
62/4, 2007, p. 271-286.
Le dossier religion musulmane
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