Madaniya
La bataille de la modernité du Monde
arabe
René Naba
Vendredi 26 décembre 2014
Paris – Par trois
fois en un siècle, le Monde arabe a
perdu la bataille de la modernité et du
décollage économique, perpétuant
durablement sa sujétion :
-
Au XIX me siècle, sous Mohamad Ali,
à l’époque de l’essor de
l’industrie manufacturière.
-
Au moment de l’indépendance des pays
arabes, à l’époque de la guerre
froide soviéto américaine et des
conflits inter-arabes subséquents à
l’instrumentalisation de l’Islam
comme arme de combat contre le
nationalisme arabe.
-
Pendant le dernier quart du XX me
siècle, à la faveur du boom
pétrolier qui transforma précocement
bon nombre de jeunes pétromonarchies
en «état rentier» dispendieux.
A l’image du Monde
arabe, la confrérie des Frères
Musulmans, a, par trois fois, raté sa
course vers le pouvoir, la première
fois, sous la Monarchie, la deuxième
fois, sous Gamal Abdel Nasser, en 1953,
la troisième fois, sous Abdel Fattah
Sissi, son successeur militaire, en
2013, soixante plus tard, le ratage le
plus douloureux en ce qu’il a été le
fait de l’Arabie saoudite, son
incubateur absolu pendant près d’un
demi-siècle.
En 86 ans
d’existence, malgré revers et déboires,
souvent de son fait et du fait de ses
alliés, la plus importante et la plus
ancienne formation trans-arabe, fondée
en 1928, paraît laminée en ce qu’elle
n’a jamais conçu un projet de société
autre que la propulsion de l’interdit
comme mode de gouvernement,
corrélativement à l’enfouissement du
corps et surtout de l’esprit.
Plutôt que de
veiller au dépassement des clivages
ethnico religieux, les avatars de l’ère
Mohamad Morsi en Égypte ont déblayé la
voie à la proclamation d’un califat
nouveau, sur les rives de l’Euphrate et
de la Mésopotamie, faisant planer le
risque d’anéantissement de l’unique
mouvement de résistance nationale
sunnite du Monde arabe, qui plus est de
sensibilité des Frères Musulmans, le
Hamas, miraculeusement rescapé de
l’enfer israélien par la bravoure des
défenseurs de Gaza et le soutien
exclusif des renégats de l’Islam –
l’Iran la Syrie et le Hezbollah – le
plus important camouflet infligé à la
sphère sunnite.
Principal vecteur
d’accompagnement de la stratégie
américaine en vue de la soumission du
Monde arabe à l’ordre atlantiste, la
confrérie, aura été, de surcroît, la
matrice de la totalité des déclinaisons
dégénératives du djihadisme planétaire
d’Al Qaida à Da’ech. Fonctionnant selon
un mode opératoire unique fondé sur
l’articulation de l’international sur le
local, la source exclusive de son
impulsion, -particulièrement leur
articulation sur le camp pro occidental
au Liban, notamment les phalangistes,
les milices chrétiennes libanaises-,
ainsi que de leur propagande
outrancièrement fantaisiste, à l’origine
de leur discrédit durable, sa connivence
souterraine sur le plan opérationnel
avec les groupements takfiristes, lors
de la bataille de Syrie (2011-2014), a
frappé de caducité le discours novateur
de son programme politique en ce que sa
duplicité en le dévoilant, l’a dévoyé,
le fourvoyant face à son ultime
excroissance pathologique.
Par leurs errances
et leurs déviances, sur fond de
démagogie inépuisable, les Frères
Musulmans auront affligé le Monde arabe
d’un handicap aussi lourd que les
adversaires dont ils se voulaient le
substitut.
L’histoire
retiendra que les Frères Musulmans
auront été poignardés par un état se
réclamant de la même religiosité
rigoriste qu’eux, et non par des
nationalistes républicains qu’ils ont
éperdument combattu. L’histoire
retiendra aussi que les Frères Musulmans
auront été les plus parfaits idiots
utiles de la stratégie atlantiste dans
l’espace arabe, au détriment de leur
propre cause et de la cause de l’Islam
qu’ils sont supposés promouvoir.
Mohamad Morsi,
premier président néo-islamiste
démocratiquement élu du plus grand pays
arabe, l’Égypte, auparavant accrédité
sécurité nationale américaine pour le
compte de la NASA, c’est à dire un
homme qui prône l’Islam comme référence
absolue, son univers indépassable, qui
consent néanmoins à prêter serment de
loyauté et de fidélité aux États Unis,
Bourhane Ghalioune, salarié français de
l’administration française, premier
président de l’opposition off shore
syrienne, de même que sa porte-parole
Basma Kodmani…, Akila, la secrétaire
particulière de Tareq Aziz, ancien
ministre irakien des Affaires étrangères
pendant trente ans, qui convole avec le
naufrageur de l’Irak, Paul Bremer, sans
la moindre requête en grâce pour son
ancien mentor en longue détention et
cancéreux, une dame de la grande
bourgeoisie libyenne en positionnement
embedded avec Paul Wolfowitz, le
naufrageur du Moyen orient pour le
compte d’Israël…. la caste
intellectuelle arabe de la diaspora
occidentale pâtit lourdement d’un
phénomène de désorientation, la marque
typique de l’acculturation, sur fond
d’une décompression psychologique et
d’une déperdition intellectuelle morale.
Un naufrage humain.
La quête du savoir
technologique et l’accession à la
modernisation économique ne sauraient
être compatibles avec un autoritarisme
bureaucratique, monarchique ou
républicain, qu’il soit. De même que la
personnalisation du pouvoir ne saurait,
à elle seule, servir de panacées à tous
les maux de la société arabe, ni la
déclamation tenir lieu de substitut à
l’impérieuse nécessité d’une maîtrise
de la complexité de la modernité.
Ce qui implique une
nécessaire mais salutaire remise en
cause de la «culture de gouvernement»
dans les pays arabes. Ce qui présuppose
pour le pouvoir une refonte de ses
pratiques, «une révolution dans la
sphère culturelle», au sens où l’entend
Jacques Berque, c’est à dire
«l’action d’une société quand elle se
cherche un sens et une expression». Pour
l’intellectuel, un réinvestissement du
champ du débat par sa contribution à la
production des valeurs et au
développement de l’esprit critique. Pour
le citoyen, la conquête de nouveaux
espaces de liberté. Pour le Monde arabe,
la prise en compte de ses diverses
composantes, notamment ses minorités
culturelles et religieuses, et, surtout,
dernière et non la moindre des
conditions, le dépassement de ses
divisions.
En un mot, une
rupture avec la fatalité du déclin, tant
il est vrai qu’un réconciliation inter
arabe demeure le préalable indispensable
à toute re-mobilisation psychologique du
Monde arabe, en vue de son redressement
politique. Le préalable absolu à son
repositionnement international.
Sauf à se résoudre
à un déclin irrémédiable, les pays
arabes ne sauraient faire
l’économie dune réflexion approfondie de
leur approche stratégique des défis du
monde contemporain, car le plus grand
danger qui guette le Monde arabe au XXI
me siècle sera, non la modernité, mais
l’artifice de la modernité, l’amalgame
entre modernité et archaïsme, et, sous
couvert de synthèse, de mettre la
modernité au service de l’archaïsme,
mettre une technologie du XXI me siècle
au service d’une idéologie passéiste
pour le plus grand bénéfice des équipes
dirigeantes, avec en prime le risque
probable d’une plus grande régression
arabe.
Strategic Foresight
Group (SFG), chiffrait, quant à lui, à
douze mille milliards de dollars la
somme perdue du fait des guerres qui
ensanglantent l’ensemble du
Proche-Orient depuis 1991. Ce coût
englobant aussi bien les pertes humaines
que les dégâts infligés à l’écologie,
aux répercussions sur l’eau, le climat,
l’agriculture, en passant par la
croissance démographique, le chômage,
l’émigration, la hausse des loyers, le
prix du pétrole, voire même l’éducation.
Ce chiffre ne tient pas compte des
débours pétro monarchiques en vue de la
déstabilisation du monde arabe à la
faveur du mal nommé «printemps arabe»,
et du coût de la reconstruction tant de
la Syrie, que de la Libye, que de
l’Égypte que de l’Irak, de l’ordre de
500 milliards de dollars.
Plus de cinquante
experts d’Israël, des territoires
palestiniens, d’Irak, du Liban, de
Jordanie, d’Égypte, du Qatar, du Koweït
et de la Ligue arabe ont participé à
cette étude menée par ce groupe de
réflexion basé en Inde et soutenu par la
Suisse, la Norvège, le Qatar et la
Turquie. Le rapport de 170 pages, publié
en 2010, pointe par exemple les
centaines de milliers d’heures de
travail perdues par les Palestiniens aux
check points (barrages israéliens). Il
révèle aussi que 91% des Israéliens
vivent dans un perpétuel sentiment de
peur et d’insécurité.
Sauf à entraîner le
Monde arabe dans un déclin irrémédiable,
une claire rupture avec la logique de la
vassalité s’impose, alors que la scène
internationale s’achemine vers un choc
entre le leader en devenir (la Chine) et
la puissance déclinante (les
États-Unis), impliquant une vaste
redistribution des cartes géopolitiques
à l’échelle planétaire.
Sauf à vouloir
provoquer l’exode final des chrétiens
arabes, le leadership chrétien libanais,
en particulier maronite, serait avisé de
se vivre non comme la pointe avancée de
l’Occident en terre arabe, mais plutôt
comme exerçant son pouvoir
symboliquement par délégation des autres
communautés chrétiennes du monde arabe,
et de prendre la mesure du fait que ses
options se répercutent d’une manière ou
d’une autre sur ses coreligionnaires.
Sauf à considérer
la chrétienté comme relevant du
patrimoine exclusif de l’Occident, la
vocation première des chrétiens arabes
est d’être partie pleinement prenante au
combat national arabe pour la
restauration de la dignité et de la
souveraineté nationale de l’espace
arabe, et non comme le fer de lance du
combat pour leur soumission à l’ordre
américain, une fonction dévolue
traditionnellement à Israël dont ils
seraient à nouveau les supplétifs
déconsidérés. La démocratisation de la
vie arabe sera l’œuvre des Arabes ou ne
sera pas. En aucun cas elle ne devra se
faire à l’ombre des baïonnettes
américaines. En tout cas certainement
pas avec les chrétiens arabes dans le
rôle de contremaîtres.
L’histoire du Monde
arabe abonde de ces exemples de
« fusibles » magnifiés dans le
« martyr », victimes sacrificielles
d’une politique de puissance dont ils
auront été, les partenaires jamais, les
exécutants fidèles, toujours. Dans les
périodes de bouleversement
géostratégique, les dépassements de
seuil ne sauraient se franchir dans le
monde arabe sans déclencher des
répliques punitives.
Le Roi Abdallah 1er
de Jordanie, assassiné en 1948, le
premier ministre irakien Noury Saïd,
lynché par la population 10 ans après à
Bagdad, en 1958, ainsi que son compère
jordanien Wasfi Tall, tué en 1971, le
président égyptien Anouar Al-Sadate en
1981, le président libanais Bachir
Gemayel, dynamité à la veille de sa
prise du pouvoir en 1982, de même que
l’ancien premier ministre libanais Rafic
Hariri en 2005, l’ancien premier
ministre du Pakistan Benazir Bhutto en
2007, enfin, constituent à cet égard les
plus illustres témoins posthumes de
cette règle non écrite des lois de la
polémologie si particulière du
Moyen-Orient. Tel pourrait être
l’enseignement majeur de cette séquence
dont la victime principale aura été
l’espérance.
La plus grande
erreur de l’Occident est d’avoir
toujours voulu coexister avec des
«Arabes domestiqués» dans la plus grande
tradition coloniale.
De Nasser, comme
auparavant Mohamad Mossadegh en Iran, en
1953, l’Occident a réagi à l’émergence
de dirigeants nationalistes arabes ou
musulmans par leur diabolisation,
débouchant sur une radicalisation du
combat. Nasser comme Arafat ont été
comparés à Hitler, et, par mouvement
symétrique, le nationalisme a cédé la
place à l’islamisme, Nasser à Oussama
Ben Laden, Mossadegh à l’Imam Khomeiny,
guide suprême de la révolution islamique
iranienne, Arafat au Hamas et au Jihad
islamique et les fédayine, ces
combattants palestiniens politisés, aux
volontaires de la mort, ces désespérés
d’une vie sublimée par le sacrifice dans
la croyance en une foi idéologisée.
Pour avoir mené
dans toute sa rigueur une «Carbon
democracy», bafouant les plus hautes
valeurs démocratiques au profit des lois
implacables du marché, en alliance avec
les pays les plus répressifs et les plus
rétrogrades du Monde arabe, les pays
occidentaux ont été conduits à
rechercher des interlocuteurs non plus
de la stature de Gamal Abel Nasser ou de
Yasser Arafat, mais au delà, dans les
franges les plus extrêmes du radicalisme
islamique et au fur et à mesure que les
occasions se ratent, Cheikh Ahmad
Yassine et Abdel Aziz Rantissi, les deux
chefs historiques du mouvement islamique
palestinien Hamas, -tués au printemps
2004 par les assassinats extra
judiciaires du gouvernement d’Ariel
Sharon-, paraitront, rétrospectivement,
de bien raisonnables et respectable
partenaires.
Il est des
blessures qui s’ulcèrent avec le temps
au lieu de se cicatriser. L’histoire est
comptable des comportements désinvoltes
lourds toutefois de servitudes futures.
Une civilisation
qui s’avère incapable de résoudre les
problèmes que suscite son fonctionnement
est une civilisation décadente. Une
civilisation qui ruse avec ces principes
est une civilisation moribonde (Aimé
Césaire).
Cent ans après le
début de la première guerre mondiale et
des bouleversements stratégiques qui se
sont ensuivis au Moyen orient, de
l’accord Sykes Picot portant partage de
la zone en sphère d’influence
Franco-britannique, à la promesse
Balfour créant un «foyer national juif»
en Palestine, aux massacres des
Arméniens par la Turquie, premier
génocide du XX me siècle, il est temps
que les Arabes prennent conscience des
défis qui se posent à eux et d se donner
les moyens de les relever.
Bonne Année à tous
et merci de votre confiance.
ILLUSTRATION
Mounir Fatmi est un artiste marocain, né
en 1970 à Tanger. Les temps moderne,
une histoire de la machine – La chute,
2012
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Publié avec l'aimable autorisation de
René Naba
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