MADANIYA
Islam-aggiornamento : Rached Ghannouchi,
l’automne du patriarche 3/3
René Naba
Mercredi 15 février 2017
Rached
Ghannouchi a entrepris à 75 ans
l’aventure la plus périlleuse de son
existence, sans qu’il soit possible
d’établir avec certitude si ce coutumier
du triple Axel, trapéziste de haut vol,
a voulu se positionner en
révolutionnaire d’avant garde, en tirant
courageusement les leçons des déboires
essuyés par la confrérie des Frères
Musulmans depuis sa fondation il y a 88
ans, ou si ce caméléon de la vie
politique arabe fait une fois de plus la
preuve de son opportunisme bas de gamme.
Rached
Ghannouchi n’est donc pas, loin s’en
faut, l’initiateur du mouvement
d’aggiornamento. Mais sa démarche a eu
davantage de retentissement en raison de
la proximité culturelle de la Tunisie et
de la France, et au delà des pays
occidentaux, et de la position centrale
qu’occupe le dirigeant islamiste dans
l’échiquier politique tunisien.
Pour
audacieuse qu’elle soit, elle a
cependant été accueillie avec
scepticisme en Tunisie sans doute en
raison du fait que le parcours du
fondateur de la branche tunisienne des
Frères musulmans sent le souffre et que
ses convictions successives suscitent
réserve et méfiance.
Une
suspicion amplifiée par les jongleries
d’un segment djihadiste jumeau, Jabhat
An Nosra en Syrie, la branche syrienne
d’Al Qaida, qui s’est démarquée de
l’organisation mère pour complaire aux
occidentaux, tout en ne se démarquant
pas.
Ce
bigame traîne, en effet, tel un boulet,
un passé terroriste qui lui vaudra
l’emprisonnement en Tunisie et le refus
d’un visa au Canada.
En
trente ans d’exil, Rached Ghannouchi
modulera sa pensée politique en fonction
de la conjoncture, épousant l’ensemble
du spectre idéologique arabe au gré de
la fortune politique des dirigeants,
optant tour à tour, pour le nassérisme
égyptien, devenant par la suite adepte
de l’ayatollah Ruhollah Khomeiny (Iran),
puis de Hassan Al Tourabi (Soudan), dont
il épousera la sœur, pour jeter ensuite
son dévolu sur le turc Recep Tayeb
Erdogan, avant de se stabiliser sur le
Qatar, soit sept mutations, une moyenne
d’une mutation tous les quatre ans.
Mieux,
dans une exercice de haute voltige dont
il possède seul le secret, le chef du
parti islamiste tunisien An Nahda,
longtemps la bête noire des Occidentaux,
s’arrangera pour se voir distingué par
le magazine Foreign Policy, comme « l’un
des plus grands intellectuels de l’année
2011».
Parmi
ces 100 plus grands intellectuels
figurent une brochette de belliciste à
tout crin: Dick Cheney, ancien
vice-président de George Bush jr, un des
artisans de l’invasion de l’Irak, de
même que Condoleezza Rice, secrétaire
d’État de George Bush, le sénateur John
Mac Cain, l’ancien président français
Nicolas Sarkozy, le couple Bill et
Hillary Clinton, le ministre de la
défense de Bush jr et de Barack Obama,
Robert Gates, le premier ministre turc
Recep Teyyeb Erdogan et l’incontournable
roman enquêteur Bernard Henri Lévy.
Rached
Ghannouchi, Chef du Parti Tunisien An
Nahda (à gauche sur la photo) et Reccep
Tayyeb Erdogan (à droite sur la photo),
Président de la Turquie, aux pieds de
Gulbuddine Hekmatyar, chef de guerre
afghan, lors d’un entretien à trois au
plus fort de la guerre anti soviétique
d’Afghanistan (1980-1989).
Et sur
le plan arabe, Rached Ghannouchi
figuraient aux côtés de Waddah Khanfar,
l’ancien directeur islamiste de la
chaîne Al Jazira, époux de la nièce de
Wasfi Tall, l’ancien premier ministre
jordanien bourreau des Palestiniens lors
du septembre noir jordanien de 1970 ;
Waël Al-Ghoneim, responsable pour
l’Égypte du moteur de recherche
américain Google et animateur du
soulèvement égyptien sur Facebook, ainsi
que l’ancien Directeur de l’agence
atomique de Vienne Mohamed Baradéï et le
politologue palestinien Moustapha
Barghouti, que nous aurions souhaité
être distingué par un autre aréopage que
Freedom House ou Global Voice Project.
Rached
Ghannouchi avait en fait mis à profit
son séjour aux États-Unis pour rendre
visite au « Washington Institute for
Near East Policy », très influent think
tank fondé en 1985 par M. Martin Indyck,
auparavant chargé de recherche à
l’American Israel Public Affairs
Committee ou AIPAC, le lobby israélien
le plus puissant et le plus influent aux
États-Unis.
Le chef
islamiste, longtemps couvé
médiatiquement par la Chaîne Al Jazira,
avait pris soin de rassurer le lobby
pro- israélien quant à l’article que
lui-même avait proposé d’inclure dans la
constitution tunisienne concernant le
refus du gouvernement tunisien de
collaborer avec Israël.
Du grand art qui justifie a posteriori
le constat du journaliste égyptien
Mohammad Tohi3ma « Les Frères Musulmans,
des maîtres dans l’art du camouflage et
du contorsionnement mercuriel », article
paru dans le journal libanais « Al
Akhbar» en date du 1er octobre 2011
reprenant une tribune de Mohammad
Toh3ima, directeur du quotidien égyptien
«Al Hourriya». Du grand art. En
attendant la prochaine culbute?
L’estocade d’Aziz Krichen
Sur le
plan tunisien, l’estocade est venue d’un
connaisseur des arcanes de la vie
politique tunisienne. Non d’un voyeur ou
d’un hâbleur, mais d’un témoin de
premier plan de la première expérience
post dictatoriale.
Alliant rigueur de pensée et vigueur de
plume, l’ancien conseiller politique de
Mouncef Marzouki, président de la
République de Tunisie (décembre
2011-décembre 2014), Aziz Krichen livre,
en clinicien chevronné, un diagnostic
sans appel.
En guise
de prélude, un coup de massue pour
dénoncer la supercherie du vieux renard
nahdawiste :
- « L’identité d’An Nahda, c’est
l’islam. L’islam est le fonds de
commerce avec lequel le parti
recrute ses membres. C’est la
structure identitaire fondamentale
des troupes. Dans leur travail
interne, les dirigeants islamistes
ne se sont jamais écartés de cette
démarche. (….)
« An
Nahda veut être le parti dominant au
sein de la famille islamiste, ses
dirigeants ne veulent pas couper les
ponts avec les salafistes »
- La position d’An Nahda est trop
dominante pour résister à une espèce
de pulsion hégémonique. Cette
pulsion n’est pas tant liée à
l’idéologie qu’à la nature du jeu
politique. An Nahda ne comprend le
langage du compromis que lorsque
l’évolution du rapport de forces l’y
oblige.
Rompu à la dialectique, cet ancien
militant de la gauche radicale
étudiante, traque jusqu’à ses
derniers retranchements les
sinuosités de la pensée nahadaouiste
et les tortuosités du comportement
de son chef :
- L’Alliance entre An Nahda et
Nida’a Tounés, deux formations
antinomiques (l’un islamiste,
l’autre anti-islamiste), fait peser
un risque sur le pluralisme en
Tunisie….Avant, le système était
verrouillé par un seul parti, le
Rassemblement constitutionnel
démocratique (RDC) de Ben Ali.
Aujourd’hui, le risque est que le
verrouillage se fasse au profit de
deux partis.
À propos
de la clarification entre le politique
et le religieux décidée à Hammamet : La
distinction entre le politique et le
religieux frappe le cœur de cette
structure identitaire, ils vont faire
comme ils font toujours. Il y aura un
discours à l’attention de ceux qui, à
l’extérieur, attendent cet
aggiornamento. Et, en direction de leurs
troupes, ils continueront de tenir un
discours fondamentalement conservateur.
Ils sont dans une contradiction. S’ils
vont jusqu’au bout de l’évolution en
cours, ils se suicident. S’ils ne font
rien, ils se suicident aussi. Ils vont
donc louvoyer».
Aziz
Krichen résume d’un trait la fragilité
de l’édifice : Rached Ghannouchi est «
seul » capable de maintenir l’unité.
Mais, à 74 ans, il n’est plus tout jeune
et n’a pas encore de remplaçant. Là est
le principal élément de fragilité d’An
Nahda.
La dérive mafieuse
Dans son
livre « La Promesse du printemps »
(Script Editions 2016), Aziz Krichen,
déplore que l’administration tunisienne
soit infiltrée par des réseaux
affairistes et mafieux. « Des réseaux
affairistes contrôlent l’économie,
l’administration, les partis, la presse.
La crise au sein de Nidaa Tounès n’est
pas étrangère au jeu de ces réseaux. Une
nomenklatura mafieuse est en train
d’asseoir sa domination sur le pays.
Grandie sous Ben Ali, cette nébuleuse
n’a pas été beaucoup perturbée par la
révolution. Le désordre de la transition
lui a, au contraire, permis d’étendre
ses tentacules. Le gouvernement de Habib
Essid aurait dû rétablir l’autorité »,
explique-t-il.
Âgé de
69 ans, au parcours semé d’embûches,
arrestations et condamnations, le lot
habituel du militant politique dans les
pays arabes, Aziz Krichen, -un des
animateurs du mouvement « Perspectives »
dans la décennie 1970-, veillera à
maintenir un cap rectiligne dans le
prolongement de sa rectitude morale.
Forcé à
deux reprises à l’exil sous la
présidence de Habib Bourguiba, puis sous
celle de son successeur Zine El Abidine
Ben Ali, Aziz Krichen a vécu 16 ans en
exil en France, dans la région de
Montpellier (Sud de la France). Ancien
expert de la FAO (Organisation des
Nations Unies pour l’Alimentation et
l’Agriculture), il se rapprochera du
Congrès pour la République (CPR) de M.
Mouncef Marzouki au lendemain de la
révolution de 2011.
Nommé
ministre-conseiller de M. Marzouki, en
janvier 2012, il démissionnera trois ans
plus tard, en avril 2014, pour se
démarquer de la politique pro-islamiste
du premier président post-dictature.
Économiste et sociologue, Aziz Krichen
est l’auteur du « Syndrome Bourguiba »
(Cérès Éditions, Tunis, 2012) et de « La
Promesse du printemps »(Script Éditions,
Tunis, 2016), un essai inspiré de son
expérience au cœur du pouvoir dans les
premières années post-révolutionnaires.
Le déni de réalité, un danger mortel
pour les Frères Musulmans
Nasser
avait les yeux rivés sur Tel-Aviv, les
Frères Musulmans sur La Mecque, La City
et Wall Street. L’officier nationaliste
percevait Israël comme la principale
menace sur le Monde arabe et
privilégiait la solidarité pan-arabe,
alors que les Frères Musulmans prônaient
la solidarité religieuse, comme antidote
à la laïcité, occultant le fait
israélien.
La
confrérie qui avait mené le combat
contre le colonialisme britannique en
Égypte, se ralliait ainsi aux pires
ennemis de son pays : l’Arabie saoudite,
le vassal émérite des États-Unis, et la
Jordanie, le gendarme britannique au
Moyen-Orient, les deux gardes chiourmes
des Arabes pour le compte du
néo-colonialisme occidental.
Quand
les Vietnamiens, bravant les
bombardements massifs de B52 américains,
de même que les ravages de « l’agent
orange », infligeaient de retentissantes
défaites à deux puissances militaires
occidentales (la France et les
États-Unis); Quand Che Guevara
abandonnait les fastes du pouvoir pour
la guérilla, Saïd Ramadan, gendre et
héritier du fondateur de la confrérie,
se pavanait en cadillac à Zurich,
carburant aux pétrodollars saoudiens.
Dans un
contexte de soumission à l’ordre
hégémonique israélo-américain, le combat
contre la présence militaire atlantiste
se devait d’être prioritaire à
l’instauration d’un califat.
Et le
califat, dans sa version moderne,
devrait prendre la forme d’une vaste
confédération des pays de la Ligue arabe
avec l’adjonction de l’Iran, de la
Turquie et du Pakistan, les trois
grandes puissances militaires musulmanes
non arabes de la zone, soit 700 millions
de personnes, des réserves énergétiques
bon marché, une main d’œuvre abondante.
En un
mot un « seuil critique » à l’effet de
peser sur les relations internationales.
Faute d’un tel projet, en présence des
bases de l’Otan, le projet de
restauration du Califat relève d’une
supercherie et d’un trafic de religions.
Pendant
longtemps pèsera sur les « Frères
Musulmans » la suspicion d’être un
instrument de dérivation du colonialisme
anglais dans le conflit central des
arabes, la Palestine, au même titre
d’ailleurs que le Parti Populaire Syrien
(PPS), fondé par le libanais Antoun
Saadé.
Le chef
de ce parti, auteur présumé d’un coup de
force au Liban, sera passé par les armes
devant un peloton d’exécution, le 8
juillet 1949, six mois après son
confrère égyptien Hassan al Banna.
Se
pénétrer de l’idée qu’une révolution est
incompatible avec une alliance avec les
forces rétrogrades arabes ; Répudier la
servilité à l’égard des États-Unis,le
protecteur d’Israël, bannir le
dogmatisme régressif sous couvert de
rigueur exégétique, concilier Islam et
diversité, en un mot conjuguer Islam et
modernité. Tel est le formidable défi
des Frères Musulmans au seuil de la
redoutable épreuve de l’aggiornamento.
Pour ce
faire, il incomberait auparavant aux
Frères Musulmans d’Égypte, la matrice de
l’organisation, de se purger de ses
scories, en expurgeant la branche
syrienne virusée par sa connivence avec
les groupements takfirites dans la
guerre de Syrie et qui menace de
gangrener l’ensemble de la confrérie.
Quelque
soit le détenteur du pouvoir au Caire,
le maréchal Abdel Fattah Al Sissi ou les
Frères Musulmans, une convergence entre
l’Égypte et l’Iran réduirait
nécessairement la nuisance de la
triplette Israël-Turquie-Arabie
saoudite. N’est pas Clausewitz qui veut.
Faute
d’un sursaut salvateur, à défaut d’une
sérieuse remise en cause de son mode
opératoire, à n’y prendre garde, le
doyen des mouvements fondamentalistes du
Monde arabe et musulman pourrait
apparaître rétrospectivement comme un
vestige de la guerre froide soviéto
américaine… Avec comme unique trophée
les stigmates de son parcours erratique,
qui fera passer dans l’histoire cette
formation quasi centenaire comme une NEO
(Net Errors and Omissions) par
excellence de cette séquence, comme il
se dit dans la comptabilité occulte des
paradis opaques saoudo-américains.
L’histoire retiendra que le poignard
dans le dos des Frères Musulmans a été
planté, non par de mécréants laïcs, ou
d’affreux nationalistes arabes, voire
même d’horribles communistes, mais par
un régime théocratique se réclamant de
la même religiosité intégriste qu’eux.
Le
commerce de la religion peut réserver,
parfois, de vilaines surprises. La
démagogie aussi.
Aziz Krichen est contributeur de
www.madaniya.info, le site des
démocrates arabes
Sur le
thème d’Al Nahda
A propos
de l’argent sale d’An Nahda
Reçu de René Naba pour publication
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