Algérie Résistance
Dr. Tewfik Hamel : « Le terrorisme
risque de devenir ingérable dans un
proche avenir » (Partie 2)
Mohsen Abdelmoumen

Dr. Tewfik
Hamel. DR
Mardi 11 juillet 2017 English version
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Mohsen
Abdelmoumen : Pensez-vous que
l’Algérie demeure un acteur régional
majeur et avec quels moyens de pression
l’Algérie pourra-t-elle peser dans la
région du Sahel ? La crise interne de
gouvernance n’impacte-t-elle pas le rôle
régional auquel peut prétendre
l’Algérie ?
Dr. Tewfik
Hamel : Dans les années 1990,
l’objectif prioritaire de la diplomatie
algérienne est d’éviter l’isolement du
pays ; faire accepter par les grandes
capitales l’arrêt du processus électoral
du 26 décembre 1991. Après une décennie
de bouleversements extraordinaires, et
en dépit de la poursuite de la violence,
l’Algérie montre des signes de reprise
et d’affirmation de soi sur la scène
internationale. La redécouverte de
l’activisme classique du pays en matière
de politique étrangère est susceptible
d’avoir des implications importantes
pour l’Afrique du Nord et la région
méditerranéenne. La réémergence de
l’Algérie va maintenant présenter une
série de défis pour les décideurs
politiques des deux côtés de
l’Atlantique. Car dans son âme,
l’Algérie cherche à être un électron
libre. Mais quoi que l’on dise,
l’Algérie est un facteur de stabilité,
un exportateur de sécurité. Malgré ses
faiblesses, elle a apporté une grande
contribution à la paix et la sécurité
internationales notamment dans la
délégitimation du régime d’apartheid en
Afrique de Sud au moment où le
soi-disant « monde libre » le soutenait,
la libération des otages américains en
Iran 1981, le cessez-le-feu entre l’Iran
et l’Irak, l’accord de Taëf (un traité
interlibanais), la résolution de
plusieurs crises en Afrique, la lutte
antiterroriste, entre autres. Les pays
occidentaux doivent reconnaitre le rôle
de l’Algérie à sa juste valeur. La
période de repli est due principalement
aux traumatismes des années 1990 que
l’Algérie est en train de dépasser.
La géographie
affecte le dilemme de la sécurité. Un
lien évident existe entre la place
géographique et la politique.
L’importance de l’Algérie de ce point de
vue découle des multiples axes se
chevauchant et conduisant à la région.
La position géographique favorable du
Maghreb définit en grande partie son
importance historique dans les affaires
mondiales. L’histoire de la région
a profondément été affectée par sa
situation géographique de
carrefour stratégique (constituant la
côte Sud de la Méditerranée et enjambant
les voies de communication
entre le Moyen-Orient, l’Europe,
l’Afrique sub-saharienne) et l’Algérie y
occupe une place centrale.
Géographiquement, elle occupe une
position centrale avec des frontières
terrestres communes de 6343 km qu’elle
partage avec sept États voisins, et
maritimes d’environ 1200 km. Avec une
superficie de 2.381.741 km2,
le pays est classé à la 11e
place au niveau mondial et le 1e
en Afrique en termes de superficie
(trois fois plus grand que le Maroc en
incluant le Sahara occidental) et près
de 15 fois plus grand que la Tunisie. La
richesse de son sol en matières
premières et l’ouverture sur la mer font
de l’Algérie le « Heartland »
(ndlr : le cœur) du Maghreb. Étant à
bien des égards l’État le plus important
et influent dans la région et le seul
pays à partager des frontières communes
avec les cinq pays maghrébins, l’Algérie
avec sa profondeur sahélienne est en
bonne position pour réaliser ses
potentialités économiques, tenir un rôle
stratégique et contribuer à
l’intégration économique entre l’Afrique
du Nord, l’Europe et l’Afrique
subsaharienne.
Cette centralité
pourrait cependant être parfois un
handicap ou une source de vulnérabilité,
surtout dans le contexte actuel
d’instabilité régionale. Cela exige un
effort considérable pour surveiller et
contrôler ses longues frontières, mais
le pays a tout à gagner de son
positionnement central. En tout cas, le
pays se montre très actif sur le plan
diplomatique, militaire et sécuritaire
pour asseoir son leadership. Il est
devenu un partenaire incontournable mais
difficile. En vertu de sa situation
centrale et stratégique dans
l’architecture régionale, l’Algérie a
commencé à émerger comme un noyau aux
yeux des Américains dans plusieurs
initiatives de coopération multiple et
régionale à l’instar du Trans-Sahara
Counter Terrorism Partnership
(TSCTP). Bien que techniquement le TSCTP
englobe neuf pays, les participants de
fond dans les exercices et la
coopération sont l’Algérie, le Tchad, le
Mali et le Niger. L’Algérie présente
plus d’avantages que tous ses voisins –
géographiques et capacitaires. En somme,
l’Algérie est considéré comme l’État-clé
de la sécurité régionale, alors que la
Tunisie, le Maroc, entre autres, ne
participant pas à tous les aspects du
partenariat, sont des États
périphériques dans le TSCTP. Ce sont les
impératifs sécuritaires qui ont conduit
les Etats-Unis à associer les pays de
l’Afrique du Nord et Sub-saharienne dans
le TSCTP.

Les pays de
l’Afrique du Nord et de l’Ouest
participant au Partenariat
transsaharien de lutte contre le
terrorisme.
United States
Government Accountability Office, “Combating
Terrorism: Actions Needed to Enhance
Implementation of Trans-Sahara
Counterterrorism Partnership”,
GAO-08-860, Washington, D.C., July 2008,
p. 6. (GAO-08-860) http://www.gao.gov/new.items/d08860.pdf
Il n’y a pas de
présence virtuelle. Pour être influent,
il faut être présent sur le terrain.
Mais la doctrine stratégique de
l’Algérie interdit à l’armée
d’intervenir militairement en dehors du
territoire national même lorsqu’elle est
vivement sollicitée par ses voisins ou
partenaires internationaux. Non
seulement ce principe n’a pas empêché
ses forces militaires de fournir aide
logistique et formation aux forces
armées et de sécurité des pays voisins
notamment le Mali, la Libye, la Tunisie,
etc., mais le pays reste très actif en
matière de la coopération régionale et
internationale et est engagé dans de
nombreuses architectures de sécurité. Le
recours à la diplomatie multilatérale
est une façon de concilier ses principes
de non-intervention, l’impératif de
faire face aux menaces à sa sécurité et
prévenir des interventions extérieures
dans son voisinage. Il y a une certaine
« rationalité stratégique » dans le
refus de l’Algérie de s’engager en
dehors de ses frontières. Mais une
doctrine n’est pas le coran. Une
certaine ambiguïté stratégique est
nécessaire et le pays doit développer
d’autres moyens de présence et d’action
en dehors de ses frontières.
Alger est
consciente que sans une approche
systémique visant plus de coopération et
de renforcement des capacités des États,
les menaces à la sécurité et à la
stabilité augmenteront. La stratégie
algérienne est multidimensionnelle,
mêlant approche multilatérale et
bilatérale. Particulièrement depuis
2009, plusieurs réunions de haut niveau
des dirigeants de la région se sont
succédé sous l’impulsion de l’Algérie
afin de renforcer davantage la
coopération régionale au Sahel. En avril
2010, un sommet militaire a eu lieu à
Tamanrasset. Les pays présents à cette
réunion étaient l’Algérie, le Mali, le
Niger et la Mauritanie. Les
fonctionnaires en provenance de la
Libye, du Tchad et du Burkina Faso ont
également rejoint le sommet en tant
qu’observateurs. Le résultat a été
l’installation d’un Comité d’état-major
opérationnel conjoint, basé dans
la même ville et appelé le « Plan
Tamanrasset ». En Septembre suivant,
les chefs de renseignement de ces quatre
pays ont convenu de créer un Centre de
Renseignement sur le Sahel, basé à Alger
et dont la direction est tournante.
L’objectif principal de cette initiative
est d’augmenter le niveau de coopération
des services secrets entre les quatre
pays, et de rendre leurs actions plus
cohérentes et efficaces. Un facteur
important pour renforcer la sécurité de
la région est une coopération de
renseignement solide et opérationnelle
entre les différentes agences de
sécurité et de renseignement et leurs
homologues régionaux et internationaux.
Depuis Octobre
2004, le pays accueillit le Centre
africain d’études et recherche sur le
terrorisme de l’Union africaine
(CAERT). Le centre vise à fournir une
recherche régionale coordonnée et un
lieu de formation pour les efforts de
lutte contre le terrorisme dans les pays
africains. La création en 2015 d’AFRIPOL
(dont le siège est à Alger) est une
initiative d’une grande importance qui
renforce le soft power de
l’Algérie et son rôle de nœud de contact
et de coopération dans l’architecture
régionale de sécurité. En outre,
l’Algérie est particulièrement active
dans le travail de lobbying pour une
campagne internationale contre le
paiement des rançons aux groupes
terroristes. En plus de travailler au
renforcement de la confiance entre les
communautés et les groupes ethniques,
Alger facilite les interactions
sociales. La médiation algérienne au
Mali et en Libye est un exemple de cette
approche accordant la priorité au
dialogue et aux solutions politiques. En
outre, l’Algérie agit de manière à
améliorer la coopération de sécurité
régionale, les capacités opérationnelles
des États pour contrôler leurs
frontières nationales afin de réduire le
flux de recrues et d’armes à des groupes
criminels et terroristes. L’Algérie est
un membre actif du Forum global pour la
lutte contre le terrorisme.
Ainsi, pour
soutenir sa stratégie régionale, le
gouvernement algérien continue à
chercher à élargir le champ de sa
coopération avec les puissances
extérieures, notamment les États-Unis,
dans ses efforts de lutte
anti-terrorisme et de maintien de la
stabilité régionale. Ces dernières
années, Alger est devenue un
partenaire-clé dans les efforts
américains pour faire face aux activités
terroristes en Afrique du Nord et en
Méditerranée, et en tant que tel a connu
une hausse substantielle du niveau de la
coopération bilatérale. En plus des
partenariats régionaux et programmes
multilatéraux, les États-Unis et
l’Algérie ont lancé en 2005 un Joint
Military Dialogue pour favoriser les
échanges, la formation et les exercices
conjoints. Alger préfère les activités
bilatérales avec les États-Unis et
d’autres grandes puissances qui
reconnaissent son importance régionale.
L’approche algérienne est légaliste,
insistant sur la centralité de l’ONU. Le
Nouveau Partenariat pour le
développement de l’Afrique (NEPAD),
lancé en juillet 2001, et la décision
d’annuler la dette de 14 pays d’Afrique
(un montant de 902 millions de dollars)
complète l’approche algérienne axé sur
les trois D : Défense, Développement et
Diplomatie.
Le statu quo
actuel caractérisé par la maladie du
président et son absence de la scène
nationale et internationale ne
porte-t-il pas préjudice à l’Algérie sur
le plan régional et international ?
Les transformations
intérieures qu’a connues l’Algérie ces
dernières années, les bouleversements de
l’environnement extérieur de sécurité et
le changement de son rôle sur la scène
régionale et internationale n’ont pas
été accompagnés par un nouveau discours
présidentiel incluant de nouveaux
concepts en harmonie avec l’histoire et
les objectifs du pays. Définir la
sécurité nationale n’est pas simplement
un exercice académique ; ce n’est en
aucune façon un acte neutre mais un acte
nécessairement politique. Mais qui
pourrait vraiment offrir une clarté
directionnelle à part le président qui
bénéficie de la légitimité
démocratique ? La vision du dirigeant
est une base utile pour l’élaboration
d’une stratégie nationale car elle
articule une vision d’un avenir
réaliste, crédible et attrayant pour la
nation ; elle fournit un lien important
entre la situation actuelle et la
trajectoire future de la nation. Les
plans et les stratégies engagent les
parties prenantes à un niveau plus
analytique et rationnel, le leader (en
contact avec les citoyens) est à un
niveau émotionnel profond. Son utilité
dépend de la qualité de sa vision,
leadership, crédibilité et divers autres
facteurs éventuels. Dans les moments de
crise, les populations doivent être
rassurées, cela implique que les
responsables y compris les membres de
gouvernement soient en contact régulier
avec les citoyens.
Le leadership
présidentiel crée des récits parce que
les événements ne peuvent pas parler
pour eux-mêmes. Au lieu de cela, ils
acquièrent du sens seulement lorsque les
gens tissent entre eux des histoires
cohérentes. Dans The President as
Leader, Edwin Hargrove a soutenu que
la première tâche du leadership
présidentiel est d’« enseigner la
réalité par la rhétorique aux
populations et à leurs collègues
politiciens». Enseigner la réalité
implique les explications des problèmes
et des enjeux contemporains. Aussi
doit-il invoquer et interpréter les
idéaux éternels de l’expérience
nationale exprimée dans le passé et le
présent comme guides pour notre avenir.
Le discours présidentiel est important
car il contribue à consacrer la primauté
présidentielle comme une caractéristique
centrale de la constitution de la
sécurité nationale algérienne
prépondérante dans le système algérien.
Il est important car il est rare que de
nouvelles idées se développent dans le
monde moderne en dehors des réseaux
institutionnels.
La vision de la
présidence devrait servir à la fois
comme une source d’inspiration et pour
donner un sens à ce qui doit être fait –
une idée directrice. Son grand avantage
est d’élever la politique à un niveau
supérieur. La nature hautement
personnalisée du système présidentiel
algérien rend les forces et les
faiblesses de l’équipe présidentielle en
exercice d’une plus haute importance.
Parmi les conséquences qui découlent de
la centralisation de la responsabilité
politique dans le système présidentiel
algérien, le président est le seul
acteur qui peut parler d’une voix claire
au peuple algérien et établir une norme
d’éthique et de moralité, d’excellence
et de grandeur. Le président n’est pas
seulement l’architecte principal de la
politique nationale, mais il doit
aborder le processus d’élaboration des
politiques avec vigueur. Le président
est censé définir la réalité de la
politique étrangère et de sécurité
nationale par des principes généraux,
qui serviront ensuite de base à la
formulation et l’exécution des plans et
stratégies opérationnelles. Pour
beaucoup d’Algériens, le monde est un
endroit mystérieux et dangereux, le
discours présidentiel crée (sinon est
censé établir) un sens de l’ordre.
« Dans la société, les électeurs
cherchent quatre choses : le sens ou la
direction, la confiance dans et du
leader, un sentiment d’espoir et
d’optimisme, et les résultats ». Ces
éléments sont la base de ce que Jason A.
Edwards appelle « leader-follower
interdependence ».
Le président et son
équipe fournissent la « clarté
directionnelle » – un leadership
présidentiel clair à travers un discours
fort – parce que leurs visions expriment
la place de l’Algérie dans le monde, y
compris ses responsabilités et ses
ennemis, ainsi que les instruments à
utiliser dans les affaires mondiales.
L’absence d’un tel discours constitue
une faille à laquelle il faut remédier
rapidement. Étant la nature centralisée
du système algérien, le président, pour
le meilleur ou pour le pire, reste le
défenseur des intérêts supérieurs de la
nation et d’une mission politique
étrangère en harmonie avec l’histoire
nationale. À la différence des plans qui
émergent des processus d’analyse, la
vision transcende les faits et les
intérêts concurrents, en présentant une
vue unifiée, synthétique et attrayante
ou une « fin heureuse » de l’avenir. Les
déclarations stratégiques sont larges et
globales, et font appel à des paroles
émouvantes et des observations générales
sur les défis de notre monde. Tendant à
établir une feuille de route pour
l’avenir, le discours présidentiel
engage le gouvernement dans la promotion
d’un plan d’action particulier et
mobilise l’opinion publique afin de
soutenir l’approche du président. La
vision du leader agit comme la colle qui
lie divers éléments du système national,
établissant une base pour construire un
consensus national sur les détails des
stratégies délibérées.
Ceci est
particulièrement utile dans les moments
de grands bouleversements et de crises
majeures nécessitant des sacrifices
douloureux, ou dans des situations
impliquant d’importants conflits
d’intérêts entre les sections d’une
société, comme c’est le cas
actuellement : instabilité régionale,
terrorisme transitionnel, retour de la
géopolitique et des guerres par
procuration, crise économique,
fragmentation politique et sociale. Les
défis auxquels est confrontée l’Algérie
nécessitent un discours présidentiel
fort. En temps de crise, le public (le
parlement, les médias, la presse) se
tourne vers le président (et son équipe)
en tant que gestionnaire de crise,
leader, solveur des problèmes et
sauveur. La responsabilité du président
augmente. Ces moments critiques offrent
au leadership présidentiel l’opportunité
d’introduire une nouvelle histoire de la
sécurité nationale, susceptible
d’attirer le public pour soutenir la
stratégie nationale et jeter les bases
de changements de grande portée dans la
politique nationale.
Un récit de la
sécurité nationale est une image qui
donne un sens aux nouveaux défis. La
formulation d’un récit de sécurité
nationale durant une période troublée et
d’incertitude (comme celle que traverse
l’Algérie) et une période de stabilité
ne répond pas aux mêmes critères. Durant
les périodes troublées, la réussite d’un
récit de sécurité nationale nécessite
que les dirigeants se livrent à la
narration, par opposition aux arguments
analytiques. Le discours mobilisateur du
président Bouteflika en 1999 est un bon
exemple. Inversement, les arguments sur
des faits seraient plus efficaces durant
les périodes stables. Le leadership
présidentiel doit comprendre que les
temps troublés exigent la narration;
alors que les temps stables exigent des
arguments. Les arguments et les
histoires diffèrent dans leur but, leur
structure, leur profondeur et leurs
présomptions. Les arguments plaident en
faveur de politiques particulières ; la
narration vise à conférer un sens,
expliquer une série d’événements et
offrir une interprétation du
monde. L’absence d’un tel discours
présidentiel fort s’est traduite par des
couacs au sein du gouvernement de
Sellal. C’est comme si le gouvernement
n’avait pas de cap.
La crise et le
chaos qui prévalent en Libye ne
menacent-ils pas directement l’Algérie
dans son existence elle-même ?
Les frontières de
l’Algérie n’ont jamais été aussi
troublées et poreuses. L’impératif de la
sécurisation des frontières devient une
priorité. Aujourd’hui, la Libye a perdu
le contrôle de ses frontières. La
Tunisie, le Mali, le Niger et le Nigeria
se battent pour garder le contrôle sur
les leurs. Les menaces viennent
principalement de bandits, terroristes,
trafiquants, etc., mais les menaces
étatiques n’ont pas complètement
disparu. En effet, l’instabilité et
l’insécurité au Sud et à l’Est posées
essentiellement par des acteurs
non-étatiques et des menaces
transnationales impliquent une
réorganisation des périmètres de la
défense nationale. La question de la
sécurisation des frontières constitue un
« dilemme de sécurité » imposé par les
troubles croissants dans le voisinage
géographique sahélo-maghrébin. Les
menaces sont diverses, polyvalentes,
ambiguës, vagues et parfois
contradictoires. Par le passé, les
relations entre les pays furent la
raison principale des problèmes à la
frontière, mais aujourd’hui les menaces
non-étatiques sont la cause de
l’agitation à la frontière, en raison de
la fragilité de l’État ou de son absence
dans le voisinage. Tout environnement
opérationnel doit tenir compte de
l’existence et de la propagation de
groupes criminels, avec la possibilité
d’un chevauchement croissant entre les
activités criminelles, les activités
terroristes et les conflits armés
internes. La sécurisation des frontières
exige la coopération entre deux parties
pour le partage des charges et des
tâches des deux cotés de la frontière.
Le problème découle de l’incapacité de
tous les pays voisins à contrôler leurs
frontières, soit à cause de
l’effondrement de l’État (Libye), la
fragilité de la situation intérieure
liée à la transition (Tunisie), la
faillite des institutions (Mali, Niger,
Mauritanie).
La situation des
frontières ouest n’est pas meilleure.
Clairement dit, il n’y a pas vraiment un
problème de frontière, mais davantage un
problème d’État. Le résultat : l’État
algérien assume presque tout seul la
sécurisation de ses frontières et de
celles de ses voisins. L’intervention de
l’OTAN en Libye a eu des effets
déstabilisants sur l’Afrique du Nord et
le Sahel. La déstabilisation de la Syrie
n’a fait qu’aggraver le problème du
terrorisme international. L’intervention
américaine en Irak, l’intervention de
l’OTAN en Libye et la déstabilisation de
la Syrie constituent des moments-clés
dans le changement de l’environnement
stratégique dans le Moyen-Orient,
l’Afrique, l’Asie et même l’Europe.
L’Algérie, le Mali et la Tunisie ont
subi la majorité des attaques dans la
région, qui a vu le terrorisme augmenter
de plus de 600% depuis le 11 septembre
2001. L’Algérie agit sur tous les fronts
pour sécuriser ses frontières. Dans un
rapport de 2011, le Pentagone a appelé à
renforcer la capacité des forces armées
et de sécurité algériennes. Il révèle
qu’Alger assume à elle seule 60% des
efforts de la lutte antiterroriste dans
la région du Maghreb et Sahel, tandis
que le Maroc, Mali et Mauritanie et
Niger assument 40%. La transformation
des groupes terroristes suite à leur
participation à des guerres souligne la
nécessité d’un cadre conceptuel pour
comprendre le problème à travers le
temps et l’espace. Un net changement a
été observé dans les comportements des
groupes islamistes armés quant à leurs
activités visant à terroriser la
population civile, comme les attentats à
la bombe et les enlèvements. La
situation du terrorisme en Afrique
présente les caractéristiques suivantes:
- le mode des
attaques terroristes passe des
séries sporadiques à des attaques
visant des cibles et avec un impact
plus important ;
- des forces et
groupes terroristes dispersés
tendent à des alliances ;
- la situation
de terrorisme se caractérise par la
durabilité ;
- les activités
terroristes présentent davantage de
complexité et des dimensions
multiples ;
- les forces
extrémistes religieuses deviennent
la principale force des attaques
terroristes en Afrique.

Yonah Alexander,
Terrorism in North Africa and the Sahel
in 2015, Seventh Annual Report, Inter-University
Center for Terrorism Studies, Potomac
Institute for Policy Studies &
International Law Institute, March,
2016, p. 8


Yonah Alexander,
Terrorism in North Africa and the
Sahel in 2015, Inter-University
Center for Terrorism Studies, Potomac
Institute for Policy Studies &
International Law Institute, mars 2016,
p. 18
L’insécurité et
l’instabilité du voisinage de l’Algérie
risquent de durer longtemps. Et cela
impose à l’Algérie de consacrer
d’immenses ressources humaines et
financières pour sécuriser ses
frontières, au détriment du
développement économique qui reste une
priorité dans cette période de crise
profonde. La sécurité nationale et la
solvabilité nationale sont mutuellement
dépendantes. Dans le cas contraire,
l’économie algérienne risque de
s’effondrer sous le poids des dépenses.
Il est beaucoup plus difficile de fixer
des priorités claires. Il s’agit d’un
dilemme classique. Il s’agit de trouver
un juste équilibre d’un triptyque
(triples priorités de protection, de
consommation et d’investissement) qui
produit un profond dilemme pour la
société. Si elle supprime la
consommation, la conséquence peut être
de sévères tensions sociales internes et
les conflits de classes risquent de
devenir plus aigus. Si la société omet
de payer les coûts de la défense, la
faiblesse extérieure va inévitablement
conduire à sa défaite ou intimidation
par d’autres puissances. Si la société
ne parvient pas à sauver et réinvestir
une partie de son surplus de richesse
dans l’industrie et l’agriculture, la
base économique et sa capacité à
soutenir la consommation ou la
protection diminuera.
En somme, la paix
et la stabilité sont les pierres
angulaires de la prospérité. Quand les
diplomates et les militaires algériens
combinent leurs efforts pour aider à
créer la stabilité et la sécurité dans
un pays ou une région voisine (Libye et
Sahel), c’est alors que la stabilité et
la sécurité attirent les investissements
qui génèrent la prospérité. Et la
prospérité renforce la démocratie, ce
qui crée une plus grande stabilité et
plus de sécurité. La stabilité réelle
implique la prévisibilité – des
frontières sûres et prévisibles, des
menaces qui ne surgissent pas de façon
inattendue, et la confiance que les
intérêts opposés seront résolus de
manière pacifique. C’est ce que fait
l’Algérie en sécurisant les frontières
nationales et en cherchant à résoudre la
crise malienne et rétablir l’ordre en
Libye. L’instabilité des pays voisins a
un effet direct et néfaste sur le
développement du pays. Comme le capital
cherche sécurité, stabilité et
rentabilité, le retour de la stabilité
au Sahel signifiera aussi plus de
capitaux et d’investissement en Algérie.
La sécurité influe sur le
développement par son effet sur la
confiance conférée aux investisseurs.
Les investisseurs privés nationaux,
ainsi que les investisseurs étrangers,
seront plus disposés à investir dans les
pays qui semblent relativement sûrs.
En 2007, l’Economist
Intelligence Unit a
interrogé 154 directeurs d’entreprises
sur leurs points de vue quant à l’impact
de la menace de la violence politique
sur les entreprises internationales. La
violence politique (y compris le
terrorisme) a conduit 37% des
directeurs à éviter des investissements
dans certaines régions, 22% à
changer leur politique de voyage et 23%
à augmenter leurs dépenses d’assurance.
En somme, la paix et la stabilité sont
les pierres angulaires de la
prospérité. La stabilité et la sécurité
attirent des investissements.
L’investissement génère la
prospérité. Et la prospérité renforce la
démocratie, ce qui crée une plus grande
stabilité et plus de sécurité. En
général, d’une part, la résistance et
les capacités des forces de défense
devraient accroître la sécurité de
manière objective ainsi que dans la
perception des investisseurs, et,
d’autre part, la présence de menaces
internes et externes devraient la
réduire. Sans le sentiment de sécurité
que procure l’armée algérienne, le
complexe gazier d’In Amenas serait
toujours fermé. 13,1 milliards de budget
de défense, c’est trop, disent certains,
mais ce n’est rien par rapport à son
rôle dans l’économie nationale. Sans
l’armée, c’est toute l’économie
algérienne qui se trouverait paralysée
étant donné la dépendance aux
hydrocarbures. Avec l’instabilité dans
le voisinage immédiat et DAECH à nos
frontières, c’est grâce à la puissance
de l’armée algérienne et le sentiment de
sécurité qu’elle procure que les
sociétés étrangères continuent toujours
d’exercer leur activité dans le Sahara
algérien.
Comment
expliquez-vous que les chefs de
renseignement extérieur français, la
DGSE, soient tous d’anciens ambassadeurs
de France en Algérie ?
La nomination de
l’ancien ambassadeur de France en
Algérie, Bernard Émié, au poste de
directeur général de la sécurité
extérieure (DGSE) s’explique
probablement par l’engagement de la
France en Afrique et Moyen-Orient. La
priorité accordée à la lutte
antiterroriste n’est pas sans lien avec
ce choix. Bernard Émié a occupé de
nombreux postes sensibles notamment
comme ambassadeur de France en Jordanie,
au Liban, en Turquie. En 2002, il a été
rappelé à l’administration centrale
comme directeur d’Afrique du Nord et du
Moyen-Orient. Paris attend certainement
de fluidifier la coopération
opérationnelle en matière des échanges
d’information. L’atomisation et
l’autonomisation des groupuscules
terroristes favorisent certainement des
opérations éclairs. Le « facteur temps »
est crucial. Les rapports établis et les
liens personnels cultivés en tant
qu’ambassadeur seraient très utiles dans
l’accomplissement de sa nouvelle mission
pour surmonter la lourdeur
bureaucratique. N’oublions pas qu’Alger
est le siège d’AFRIPOL (Africain Police
Office) et du Centre Africain d’Étude
et de Recherche sur le Terrorisme
(CAERT).
Alger est une mine
d’informations concernant certains
groupes actifs au Sahel. En 2012, alors
que Boko Haram n’était pour beaucoup de
pays occidentaux qu’une vague secte au
Nigéria, le président algérien avait une
tout autre vision. Lors d’échanges avec
le président Bouteflika, François
Hollande évoqua l’opération Serval. Un
diplomate français, présent lors de
l’échange entre les deux hommes, s’est
confié : « Et là, il nous surprend. Le
problème pour l’Afrique, nous dit-il
durant le tête-à-tête présidentiel, ce
n’est pas le Mali, c’est Boko Haram. On
est tombé de haut ». « Pour nous c’était
une histoire de secte au Nigeria, sans
plus. On ne l’a pas vraiment pris au
sérieux », conclut-il. La suite
est connue. La réalité, c’est que le
rôle de l’Algérie dans l’établissement
de la paix et de la sécurité régionale
et internationale n’a jamais été reconnu
à sa juste valeur. Il est ahurissant que
certains pays occidentaux accusent
l’Algérie de laxisme dans la lutte
contre le terrorisme alors que l’armée
algérienne affrontait dans les années
1990 un adversaire impitoyable qui a
combiné des tactiques de guérilla avec
des attaques asymétriques. La
responsabilité des pays de l’Otan dans
le chaos régional est incontestable. Le
principe est simple : « tu casses tu
payes ».
Vous avez vu la
manière violente et abjecte dont ont été
traités les retraités et les invalides
de l’armée algérienne qui réclamaient
leurs droits. Ceux qui ont fait face au
terrorisme durant la décennie rouge et
noire ont été matraqués. Pensez-vous que
ce soit une bonne image que le pouvoir
algérien envoie au monde en tabassant
ses propres soldats ?
« God and the
soldier all men adore in time of trouble
and no more, for when war is over, and
all things righted, God is neglected and
the old soldier slighted » (ndlr :
Dieu et le soldat que tous les hommes
adorent dans les temps troublés et guère
plus, car quand la guerre est finie et
que toutes les choses sont redressées,
Dieu est négligé et le vieux soldat
méprisé), déclarait John F. Kennedy dans
un discours à West Point le 6 juin 1962.
Cette façon de traiter les ex-militaires
pose des problèmes moraux et même de
sécurité. Moralement, la nation est
redevable à tous ces soldats qui ont
sauvé le pays d’une mort subite. D’un
point de vue sécuritaire, certains
changements sociaux (dont les effets se
ressentiront dans les années à venir)
conduisent les jeunes à s’intéresser de
moins en moins à la profession
militaire. Ce qui posera un problème de
trouver de nouvelles recrues, entre
autres. Un tel traitement n’est pas
incitatif. Un nouveau contrat est
nécessaire entre l’armée et la société
pour établir des ponts entre le monde
civil et le monde militaire. En outre,
il est dangereux d’exposer la manière
dont les terroristes repentis sont
traités et ne pas accorder une attention
particulière aux revendications des
militaires en retraite. N’oublions pas
que l’on parle de personnes ayant un
savoir-faire militaire tandis que la
réconciliation nationale s’applique
toujours, semble-t-il, aux nouveaux
repentis. La réconciliation nationale
était un mal nécessaire pour sortir (et
tourner la page) d’une « décennie
noire » sanguinaire, et il faut
renforcer les acquis. Mais elle a une
durée de vie limitée. Dans le cas
contraire, elle pourrait menacer la paix
déjà fragile. Leur chance leur a été
accordée. Désormais seule l’éradication
est envisageable comme option. Les
services armés et de sécurité ont repris
l’initiative et sont en position de
force. Le nombre de terroristes liés à
la « décennie noire » actifs sur le
territoire national est insignifiant.
Quand aux terroristes liés au djihad
mondial, ils ne sont pas intéressés par
un quelconque compromis. C’est vrai que
l’Algérie est toujours en phase de
récupération d’une « décennie noire »
épuisante et les défis sont énormes.
Toutefois, il ne faut pas traiter ce
problème à la légère.
On remarque une
absence d’intérêt pour le terrorisme de
la part des médias sauf en cas
d’attentat. Ils réagissent mais
n’analysent pas profondément le
phénomène terroriste. Les médias et
différents organes de presse ont-ils
fait leur mise à jour et sont-ils
capables non seulement de réagir aux
attentats mais de jouer leur rôle en
ouvrant leurs portes à des chercheurs
comme vous pour être davantage dans un
travail de fond qui consiste à étudier
ce phénomène plutôt que de réagir à des
évènements factuels ?
Il ne s’agit pas
seulement de terrorisme, qui n’est que
le défi immédiat. Des politiques
anticipatrices exigent un regard
prospectif. 1) La croissance
démographique ; 2) urbanisation
accélérée ; 3) littoralisation de la
population ; 4) hausse de la
connectivité numérique, seront
déterminantes de l’environnement de
sécurité. Ces tendances entraînent des
changements dans le monde. Les pressions
physiques (population, ressources,
énergie, climat) pourraient se combiner
avec les changements sociaux, culturels,
technologiques et géopolitiques pour
créer une plus grande incertitude. Cette
incertitude est aggravée à la fois par
la vitesse sans précédent et l’ampleur
des changements, ainsi que par
l’interaction entre ces tendances
elles-mêmes. David Kilcullen explique
que « la croissance urbaine rapide dans
les zones sous-développées littorales
surcharge les systèmes économiques,
sociaux et de gouvernance, exerce une
pressions sur les infrastructures de la
ville, et encombre la capacité de
transport des villes conçue pour des
populations beaucoup plus petites […]
Les implications pour les futurs
conflits sont profondes avec plus de
personnes en compétition pour des
ressources rares dans les zones urbaines
surpeuplées, mal desservies et
sous-gouvernées ». Le chaos des
mégapoles représente un défi de taille.
En plus des conséquences sur
l’environnement et la santé publique,
l’urbanisation de la pauvreté dans le
monde a produit l’urbanisation de
l’insurrection et du
terrorisme. L’accélération de ces
tendances, combinée à la connectivité
numérique croissante, signifie que les
conflits urbains vont prendre un nouveau
niveau de violence et d’intensité qui
sera diffusée dans le monde
instantanément. C’est dans ce cadre que
le terrorisme doit être abordé.
Malheureusement, le discours médiatique
est réducteur de la violence et des
changements que connaissent les pays en
développement.
Les pays arabes,
par exemple, loin d’être homogènes, ont
été affectés par de profondes mutations
sociales, en raison notamment de
l’augmentation du taux de scolarisation
et de l’influence des diasporas avec
d’importantes conséquences sur l’avenir
de ces sociétés. « Le changement
social, en soi, a toujours été associé à
des niveaux croissants de conflits. Ces
périodes de changement sont, par
définition, transitoires, et sont
caractérisées par des conflits de
valeurs et d’intérêts qui deviennent
fréquents et violents ». Cela a été
exploré par Pitirim A. Sorokin, dans Social
and Cultural Dynamics, Vol III:
Fluctuations of Social Relationship, War
and Revolution (1937) : une étude de
douze pays et empires européens sur la
période allant de 500 avant JC à 1925
après JC qui a montré que l’ampleur des
« troubles sociaux » est à son plus haut
niveau pendant les périodes où une
société donnée a été l’objet d’un grand
changement de vision du monde – par
exemple à partir d’un monde religieux à
un autre monde dont l’horizon est axé
sur des perspectives plus laïques et
matérialistes. Probablement les
changements à venir seront encore plus
aigus et profonds à cause de l’âge de
l’information, de l’urbanisation, de la
hausse de la population, etc. Les
technologies de l’information se
répandent à un rythme exponentiel et
mettent les sociétés totalitaires face à
un dilemme inextricable.
Les implications sociales de la révolution
de l’information sont à la
fois omniprésentes et profondes. Les
tendances sociales, économiques et
politiques se combinent avec les
technologies émergentes, et entraînent
l’éclatement social et écologique des
régions métropolitaines. L’éclatement se
réfère essentiellement au démantèlement
par le biais des processus de
privatisation, de déréglementation et de
mondialisation des réseaux publics tels
que l’eau, l’électricité, les transports
et les télécommunications qui étaient
standard dans les villes
occidentales. Sans doute les
technologies de l’information ont-elles
été le moteur le plus puissant
d’expansion de la participation
globale. Les technologies de
l’information se répandent à un rythme
exponentiel. De pratiquement zéro en
1990, le nombre d’utilisateurs
d’Internet à travers le monde a augmenté
de plus de 40% par an pendant 20 années
consécutives, reliant plus de 1,6
milliards de personnes
aujourd’hui. Cette nouvelle tendance
perturbatrice, non prévue dans les
années 1990, est de nature à lier les
régions côtières surpeuplées au reste du
monde. La connectivité est un grand
multiplicateur de force dans les
insurrections urbaines modernes. Il est
en effet indéniable
que l’environnement technologique façonne
les populations et les sociétés. Il le
fait aujourd’hui plus rapidement et plus
profondément. La technologie et
la révolution des communications
mondiales ont transformé le commerce,
les finances, les relations sociales, et
les services armés, etc. à un
rythme incroyable. Elles forcent toutes
les nations à reconsidérer les méthodes
traditionnelles de penser la
souveraineté nationale, et la
transformation ne fait que
commencer, et s’accélérer
sans ralentissement en vue.
Les sociologues ont
beaucoup écrit sur l’urbanisation depuis
des décennies et les conflits en milieu
urbain ont été une préoccupation majeure
de la pensée militaire américaine dans
les années 1990, mais c’était avant
l’ère du téléphone portable, avant que
l’Internet ait pénétré le monde en
développement, avant l’accès généralisé
à la télévision par satellite. En 2000,
par exemple, moins de 10 % des Irakiens
avaient une réception de téléphone
portable, tandis que la Syrie, la
Somalie et la Libye n’avaient pas de
systèmes de téléphonie cellulaire
importants – la Syrie avait seulement
30.000 téléphones cellulaires pour 16
millions de personnes, alors que la
Libye avait seulement 40.000. Dix ans
plus tard, il y avait 10 millions
d’abonnés au téléphone portable en Irak
et 13 millions en Syrie, tandis que
l’accès Internet et la télévision par
satellite ont massivement augmenté. Le
Nigeria est passé de 30.000 téléphones
cellulaires à 113 millions dans la même
décennie. L’explosion de la connectivité
numérique change à la fois
l’environnement de sécurité et les
menaces que le soldat peut rencontrer en
son sein. L’accélération des tendances
de la hausse des populations, de
l’urbanisation et de littoralisation,
combinée à la connectivité numérique
croissante, signifie que les conflits
urbains vont prendre un nouveau niveau
de violence et d’intensité qui sera
diffusée dans le monde
instantanément. La question la plus
urgente pour l’avenir est de savoir
comment le processus de changement et
d’évolution lui-même sera géré. Dans le
tous les cas, l’« Occident » ne restera
à la l’écart. La dépolitisation du
terrorisme (c’est-à-dire la dissociation
du terrorisme et la lutte antiterroriste
du projet politique) est l’une des
raisons de l’impasse actuelle. L’ennemi
a été construit comme une bande de
malfaiteurs barbares qui ont attaqué
d’innocents citoyens américains par
haine pour les valeurs chères à
l’Occident.
La lecture
médiatique est très simpliste et
réductrice du terrorisme islamiste. Elle
est même dangereuse car elle pourrait
conduire à des erreurs stratégiques et
opérationnelles. Le discours des médias
puise profondément dans l’orientalisme.
Il conduit à la confusion et n’aide pas
à comprendre les enjeux. C’est sous
l’orientalisme que le terrorisme et les
changements dans le monde musulman et en
Afrique sont abordés par les médias. Il
y a de nombreux travaux de spécialistes
occidentaux des sciences sociales très
éclairants, mais leur travaux ne sont
pas suffisamment diffusés et restent
cantonnés au cercles académiques. La
compréhension du « concept de
l’Occident » est utile pour saisir la
façon dont les médias occidentaux
abordent le terrorisme et les
changements dans les pays musulmans.
Bien que fréquemment utilisé par les
médias, les dirigeants politiques et les
universitaires, il reste un terme
abstrait, imprécis et mal compris. Les
références à « l’Occident » sont
omniprésentes dans la recherche et le
discours politique plus large.
Géographiquement, « les États-Unis, la
plupart des États européens et le Japon,
avec le Canada et l’Australie, ont
constitué le noyau de ‘l’Occident’ ».
Mais sa signification n’est pas
seulement géographique. Conceptualisé
comme un ordre politique et une
communauté de valeurs, « l’Occident » se
compose de diverses institutions
formelles et informelles comprenant des
arrangements institutionnels complexes
qui ont été l’objet d’un processus
continu d’ajustement et de
transformation. Sa conceptualisation
comme une catégorie sémantique constitue
une source de légitimation des
politiques dont les acteurs peuvent se
servir et tirer parti dans des processus
éventuels de signification et d’action.
La référence à « l’Occident » comme un
terrain d’entente pour l’action
politique permet la rationalisation et
l’intégration de positions différentes
parfois contradictoires des acteurs
atlantiques. Précisément parce que son
contenu est imprécis, la signification
de l’Occident est constamment actualisée
et reproduite.
Dans Civilization:
The West and the Rest, Niall Ferguson
se focalise sur les idées et les valeurs
plutôt que sur le sang ou le territoire.
« L’« Occident » […]
est beaucoup plus qu’une simple
expression géographique. Il s’agit d’un
ensemble de normes, de comportements et
d’institutions avec des frontières
extrêmement floues ». Les « peuples
occidentaux » ne sont pas définis par la
race ou l’origine ethnique, mais plutôt
par un état d’esprit culturel
particulier. « Certains des plus ardents
et éloquents défenseurs des valeurs
occidentales aujourd’hui [ont] des
origines ethniques […] très différentes
de la mienne », dit-il. Si le livre est
dédié à Ayaan Hirsi Ali, écrivain
d’origine somalienne dont la critique de
l’islam a suscité beaucoup de
controverses, Ferguson est très
préoccupé par le manque, à ses yeux, de
l’assimilation des Musulmans en Europe,
et du rôle-clé joué par les centres
islamiques dans les universités et
ailleurs. La construction de
l’Occident comprenait l’ombre de
l’Autre contre lequel l’Occident
lui-même a été défini, une
modernité délimitée avant tout par
sa différence avec l’Autre pré
moderne. En somme, « l’Occident est
souvent identifié avec l’Europe, les
États-Unis, Nous, ou avec cette entité
énigmatique, le Moi moderne »,
écrit Fernando Coronil. C’est au nom de
cette « modernité » que l’expansion de
l’Occident est justifiée.
Le sociologue Hall
Stuart s’en prend directement à la
construction du discours occidental,
qui, selon lui, utilise une approche
binaire de « l’Occident et le reste »
pour souligner le caractère européen
unique et l’infériorité non-occidentale.
La persistance de ces idées, note-t-il,
continue à infecter même les meilleurs
spécialistes contemporains bien
intentionnés. Dans le « discours
‘Occident et le Reste’ », dit-il, « les
termes tels que ‘l’Occident’ et ‘le
reste’ sont des constructions
historiques et linguistiques dont le
sens change au fil du temps ». Il y a
beaucoup de discours différents, ou de
manières dont l’Occident est venu à
parler de et à représenter d’autres
cultures. Certains, comme «’l’Occident
et le reste’, étaient très centrés sur
l’Occident, ou euro-centriques. D’autres
[…] étaient culturellement beaucoup plus
relativistes. […] Le discours de
‘l’Occident et le reste’ […] est devenu
un discours très commun et influent,
contribuant à façonner les perceptions
et attitudes publiques ». Surtout,
Stuart attire l’attention sur le fait
que « nos idées de ‘l’Orient’ et de
‘l’Occident’ n’ont jamais été libres du
mythe et de la fantaisie, et même à ce
jour, elles ne sont pas des idées
principalement axées sur le lieu et la
géographie ». Dans l’ensemble,
« l’Occident est une construction
historique, non pas géographique. Il
s’agit de la géographie, mais aussi […]
de quelque chose d’autre. Il s’agit d’un
type de société, un niveau de
développement […] L’Occident était le
modèle, le prototype et la mesure du
progrès social […] Sans le Reste (ou ses
‘Autres’ inférieurs), l’Occident
n’aurait pas été en mesure de se
reconnaître comme le sommet de
l’histoire humaine ».
Stuart critique la
construction de « l’Occident » comme un
concept lui-même. Son utilité comme une
abstraction permet aux observateurs
européens de classer les sociétés en
différentes catégories, de condenser un
ensemble complexe d’images et de peuples
en une idée simple, de fournir un
« modèle standard de comparaison » et
des « critères d’évaluation par rapport
auxquels d’autres sociétés peuvent être
classées. Une fois un concept,
l’Occident est devenu à son tour
productif, « la création de
connaissances sur d’autres lieux et
peuples ». La différence a servi comme
marqueurs – la différence de ces
sociétés et cultures de l’Occident était
la norme à laquelle la réalisation de
l’Occident a été mesurée. C’est dans le
cadre de ces relations que l’idée de
l’Occident « a pris […] un sens […] Les
cultures nationales acquièrent leur fort
sentiment d’identité par elles-mêmes en
contraste avec d’autres cultures ». Ce
concept de l’Occident obscurcit les
différences importantes entre les
peuples occidentaux en les présentant
comme un tout homogène. Cette
construction « établit des distinctions
brutes et simples et construit une
conception oversimplified
(ndlr : schématique) de la différence ».
Ainsi, les soldats et explorateurs
européens, et d’autres, voyaient les
sociétés autochtones comme complexes et
arriérées. De même, la confusion entre
« modernité » et « Europe » où
l’Occident s’appuie sur ces
« différences » présumées. Les indigènes
sont souvent illustrés par un
comportement extrême dans le discours
européen – dociles, monstrueux et
cannibales. Tout ceci a conduit le
Siècle des Lumières, qui a développé ce
discours, à la diffusion de ces
croyances tout en construisant un modèle
de nations « raffinées » et
« grossières ». Les sciences sociales de
l’époque ont mis en avant l’idée que
« l’Occident a été le modèle ».
En clair, les
préoccupations de sécurité liées au
terrorisme islamiste sont réelles et
légitimes. Toutefois, ce sont les
sociétés musulmanes qui sont les plus
touchées par le terrorisme islamiste et
elles ont été aussi les premières à le
combattre – tandis que de nombreux pays
occidentaux accordent un refuge aux
islamistes. Cette vérité est
complètement absente dans le discours
officiel. Le cœur du problème est la
conviction presque théologique que la
puissance de l’Occident est bonne par
nature – une force du bien et pour le
bien – et dans son sillage suivront la
liberté, la démocratie et la stabilité.
La Libye et l’Irak ne sont que les
exemples le plus récents et les plus
flagrants. Il faut toujours rester
factuel. L’exemple de la théorie du FOS
(faits, opinions, sentiments) est
intéressant. Une grande partie des
travaux et des analyses reflète
principalement l’opinion et le sentiment
de l’auteur au détriment des faits. Les
pays musulmans traversent une période de
transition profonde et cruciale.
Probablement, cette transition sera plus
ou moins violente selon le pays. Une
violence propre à la transition
elle-même, contrairement aux discours
médiatiques occidentaux qui cherchent
des explications dans la culture. Les
populations doivent avoir à l’esprit que
la seule et unique façon de garantir une
vie meilleure et assurer leur sécurité,
c’est l’édification d’un état de droit
fort et moderne.
Vous avez évoqué
un redéploiement des Américains en
Afrique. Certains de nos contacts l’ont
confirmé et l’on voit maintenant un
redéploiement israélien en Afrique.
Quelle est votre lecture à ce sujet ?
Pourquoi une telle
structure ou la mise en place de ce qui
est plus qu’une simple réorganisation
bureaucratique ? Il y a un certain
nombre de façons de penser à la création
de l’AFRICOM, mais la plus évidente
serait de regarder sa création dans une
perspective réaliste. L’Afrique est
stratégiquement importante. Il est
erroné de supposer que l’Afrique est
simplement l’objet de préoccupations
d’ordre humanitaire ou une cause de
charité. L’AFRICOM vise à soutenir la
politique américaine et promouvoir les
objectifs de sécurité nationale des
États-Unis en Afrique. Les intérêts
stratégiques américains en Afrique sont
nombreux, y compris garantir un accès
aux ressources naturelles, les
ressources énergétiques en particulier,
les préoccupations liés à la violence
extrémiste et la lutte contre le
terrorisme et d’autres menaces
potentielles posées par les espaces non
contrôlés, tels la piraterie et le
trafic illicite. À cela s’ajoute le
commerce et les intérêts économiques qui
ne sont pas négligeables. De nombreux
dirigeants américains ont souligné que
protéger la libre circulation des
ressources naturelles de l’Afrique vers
le marché mondial, le terrorisme et
l’influence croissante de la Chine sont
autant de défis et les raisons d’être de
l’AFRICOM. Les sociétés pétrolières
occidentales et asiatiques tournent les
yeux vers ce continent; l’une des
dernières arènes dans laquelle
elles peuvent opérer avec une certaine
liberté. Dans ce contexte, Israël
cherche elle-aussi à avoir sa part du
gâteau. Étant donné l’étroitesse de son
économie, Israël manque d’une
« profondeur stratégique » et l’Afrique
présente des opportunités économiques
pour ses exportations. En outre,
l’Afrique représente aussi une sphère
pour un déploiement diplomatique afin de
sortir de son isolement relatif au
Moyen-Orient.
Avec une
Afrique qui produit actuellement 12% du
pétrole mondial et tenant 9,5% des
réserves mondiales prouvées de
pétrole, il n’est guère étonnant qu’il
existe un intérêt croissant surtout que
le continent est largement inexploré.
L’Afrique est en train d’accroître son
intégration dans l’économie mondiale et
de diversifier ses partenariats, et la
concurrence est de plus en plus rude. En
2009, la Chine a dépassé les États-Unis
et est devenue le principal partenaire
commercial de l’Afrique. La part des
échanges de l’Afrique avec les pays
émergents a sensiblement augmenté au
cours des dix dernières années, passant
de 23 % à 39 %. Outre les inquiétudes et
les espoirs que suscite l’engagement de
la Chine en Afrique, c’est un fait que
l’impact macro-économique qu’il pourrait
avoir sur les économies africaines ne
peut plus être ignoré.
Le rôle croissant
de la Chine dans la production
pétrolière en Afrique est souvent cité
comme l’exemple le plus important de la
façon dont les nouvelles puissances
émergentes usurpent la place des
États-Unis et des pays européens en
menaçant d’« expulser » l’Occident du
continent. Ce qui est exagéré étant
donné que Pékin reçoit moins de 9% du
total des exportations de pétrole
provenant de l’Afrique subsaharienne,
tandis que 32% du pétrole de l’Afrique
va encore vers les États-Unis et 33% va
encore à l’Europe. En réalité, la Chine
ne reçoit pas des quantités
significatives des pays africains –
environ 30% de ses importations totales
proviennent principalement du Soudan, de
l’Angola et du Nigéria. La grande
quantité de son pétrole importé provient
du Moyen-Orient, plus précisément de
l’Arabie Saoudite, où la production de
pétrole est dominée par les entreprises
américaines. En outre, le recours aux
énergies renouvelables apporte une
solution à certains problèmes mais sans
pour autant mettre fin à la question de
la dépendance. Et comme la Chine
contrôle la quasi-totalité de l’offre
mondiale des terres rares et a imposé
des restrictions à l’exportation, les
restructurations de mines et d’autres
politiques ont déclenché une ruée
effrénée pour sécuriser ces métaux.
Les Américains
disent qu’ils assurent l’accès libre et
sûr au pétrole/gaz naturel de la région
grâce à leur présence et suprématie
militaire incontestée. Pour cette
raison, l’Asie, dont la Chine, dépend
des États-Unis pour son pétrole et son
gaz, et, donc, pour sa prospérité
économique et sa croissance. L’effet de
levier de contrôle d’accès à l’énergie
peut contrebalancer l’effet de levier de
taille de la Chine et de la proximité du
littoral du Pacifique. Ce contrôle
permet également d’exercer un pouvoir
significatif sur la Chine elle-même. Les
responsables américains insistent sur le
fait que la nouvelle politique ne vise
pas spécifiquement la Chine, mais
l’implication est assez claire:
désormais, l’objectif principal de la
stratégie militaire américaine ne sera
pas le contre-terrorisme, mais
l’endiguement de ce pays en plein essor
économique. Et une partie de l’effort
américain en Afrique participe à
l’endiguement de la Chine. Hasard de
calendrier ou pas, l’ancien président
Bush a annoncé, le 6 février 2007, que
les États-Unis allaient créer un Centre
de commandement militaire pour l’Afrique
en même temps que le président chinois
Hu Jintao était en tournée dans huit
pays africains pour négocier des
ententes qui permettront à la Chine de
sécuriser les flux de pétrole d’Afrique.
Toutefois, il n’y pas que le pétrole,
mais aussi les terres rares qui prennent
une importance stratégique à l’« Age de
l’information » pour la transition des
pays développés vers des économies
post-industrielles.

Source: Derek Scissors, « China Global Investment
Tracker: 2012 », The Heritage
Foundation, January 6, 2012 http://www.heritage.org/research/reports/2012/01/china-global-investment-tracker-2012
Depuis les années
1960, le plus grand producteur était la
mine de Mountain Pass en Californie
(fermée en 2002). Mais la position des
États-Unis a changé lorsque la Chine a
accéléré dans les années 1980 sa
production de terres rares à des prix
inférieurs aux prix mondiaux. En raison
de la pression financière, les mines à
travers le monde ont commencé à fermer
dans les années 1990, et Pékin est
devenu le plus grand producteur mondial
d’éléments de terres rares – fournissant
plus de 90% de l’approvisionnement
mondial. Si les restrictions imposées
par Pékin aux exportations de ces terres
depuis 2005 ne font que renforcer les
inquiétudes américaines, les économistes
estiment que la consommation mondiale
des terres rares en dehors de la Chine
(qui consomme 50% de sa production) est
d’environ 55.000 tonnes par an. Le quota
actuel ne semble guère suffisant et cela
exercera une pression sur les prix avec
des conséquences directes sur la vie
quotidienne.

Global
rare-earth-oxide production trends.
Source ;
Pui-Kwan Tse, « China’s Rare-Earth
Industry »,
Open–File Report 2011–1042,
U.S. Geological Survey, U.S.
Department
of the Interior, Virginia: 2011, p. 3
En 2010, le
Département de l’énergie a élaboré sa
première Critical Materials Strategy
s’inquiétant que « plusieurs
technologies de l’énergie propre – y
compris les éoliennes, les véhicules
électriques, les cellules
photovoltaïques [panneaux solaires] et
l’éclairage fluorescent utilisent des
matériaux à risque de ruptures
d’approvisionnement à court terme ».
Parmi les matériaux analysés, cinq
métaux des terres rares : le dysprosium,
le néodyme, le terbium, l’europium et
d’yttrium, ainsi que l’indium, ont été
jugés les plus critiques à court terme
(jusqu’à 5 ans) et moyen terme (cinq à
15 ans). « Critiques » est défini comme
une combinaison de l’importance d’un
métal à l’économie de l’énergie propre
et le risque de ruptures
d’approvisionnement. Les métaux
« quasi-critique » dans le court terme
comprennent le cérium, le lanthane et le
tellure. Les métaux « non critiques »
ont été le gallium, le lithium, le
cobalt, le praséodyme et le
samarium. Mais dans cinq ans, le
Département de l’énergie prévoit que le
cobalt, l’indium, le lithium et le
praséodyme seront considérés parmi la
catégorie « near critical »
(ndlr : quasi-critique).
Le gouvernement
chinois a justifié la décision de
restreindre l’exploitation par le fait
que le pays a « payé au prix fort » les
problèmes existants dans son industrie
des terres rares, notamment une
exploitation excessive, des dommages
environnementaux, une structure
industrielle malsaine, des prix beaucoup
trop faibles et de la contrebande.
Compte tenu du contrôle de Pékin de la
quasi-totalité de l’offre mondiale des
terres rares et ses restrictions à
l’exportation, les restructurations des
mines ont déclenché une ruée effrénée
pour sécuriser ces métaux. La lutte sur
les minéraux est entrée dans une
nouvelle phase menant les États-Unis,
l’UE et le Japon à déposer
collectivement une plainte contre la
Chine, l’accusant de violer les règles
du commerce mondial et de manipuler les
prix des minéraux. Les terres rares
deviennent un enjeu de sécurité
nationale. La puissance nationale en
dépend dans une large mesure. Et
l’Afrique offre une opportunité. Selon
les estimations, le continent
détiendrait environ 30 % des réserves
minérales de la planète. Plus
précisément : 75 % des réserves en
diamant, 40 % des réserves en or, 60 %
du cobalt, particulièrement localisé en
RDC, 80 % du chrome, 30 % de la bauxite,
surtout en Guinée, 60 % du manganèse, 85
% du platine, particulièrement en
Afrique du Sud.

L’énergie verte
s’appuie fortement sur de multiples
technologies de pointe telles que les
cellules solaires, les véhicules
hybrides à moteurs à
essence-électricité, les lampes
fluorescentes compactes, et les
éoliennes géantes. Les métaux des terres
rares sont une composante essentielle
des technologies vertes, mais aussi de
dispositifs aussi divers comme les smart
phones, haut-parleurs, ordinateurs,
aimants, équipements d’imagerie
médicale, missiles guidés et bombes
intelligentes, moteurs d’avions, etc.,
des produits qui jouent un rôle crucial
dans la vie quotidienne. De cette façon,
il semble que les écologistes,
industriels commerciaux, et les chefs
militaires auraient tous un intérêt dans
l’accès accru aux terres rares. Dans ce
domaine, mis à part une petite quantité
de recyclage, les États-Unis dépendent à
100% des importations des éléments des
terres rares et sont fortement
dépendants de nombreux autres minéraux
qui soutiennent leur économie. Outre les
risques de ruptures d’approvisionnement,
la question des prix de ces terres
rares, qui ont fortement augmenté, n’est
pas négligeable. Au final, hommes
d’affaires et politiciens perçoivent le
monopole de la Chine sur les 17 éléments
de Terres rares comme constituant une
vulnérabilité stratégique, ce qui
décourage l’innovation et la défense
nationale.
Le 1er Octobre
2008, ce sont au total 172 missions,
activités, programmes et exercices qui
ont été effectivement transférés à U.S.
Africa Command à partir d’U.S. European
Command, U.S. Central Command et U.S.
Pacific Command. À vrai dire, la
prudence est de mise quant au futur rôle
d’AFRICOM. C’est un fait qu’AFRICOM est
plus qu’un simple changement
administratif au Pentagone[1]
traduisant ainsi l’évolution dans la
perception des décideurs américains de
l’importance géopolitique croissante de
l’Afrique pour les intérêts stratégiques
américains. L’AFRICOM fait aussi partie
du processus de la militarisation
croissante de la politique américaine.
Les États-Unis consacrent environ 20
cents de chaque dollar d’impôt à la
Défense, comparativement à un peu plus
d’un centime pour les activités liées
aux affaires internationales
non-militaires. En Afrique, c’est
l’AFRICOM qui pilote la diplomatie
américaine. Dans de nombreux cas, les
ambassades américaines n’arrivent pas à
suivre étant donné le manque de moyens.
[1] La création d’un
nouveau commandement exige du président
des changements à apporter au Plan du
commandement unifié (UCP), qui établit
les domaines et sphères de
responsabilités pour les commandants du
nouvel commandement. Ces changements à
introduire à l’UCP sont généralement
initiés par le Président du Joint Chiefs
of Staff (CJCA), qui présente une
recommandation au Secrétaire de la
Défense, et après l’examen par ce
dernier, une proposition est présentée
au Président pour approbation. Avant
l’avènement d’Africom, le plus récent
commandement unifié, établi en 2002, fut
NORTHCOM, créé après les attaques du 11
septembre pour protéger le territoire
américain. L’UCP est révisé au moins
tous les deux ans, comme l’exige la loi
Goldwater-Nichols DOD réorganisation de
1986 (PL 99-433)
Domaines de
responsabilité et exemples des activités
transférées à AFRICOM provenant d’autres
commandes combattantes

Source: GAO,
Defense Management: Improved Planning,
Training, and Interagency Collaboration
Could Strengthen DOD’s Efforts in
Africa, Report to the Subcommittee on
National Security and Foreign Affairs,
Committee on Oversight and Government
Reform, House of Representatives,
GAO-10-79, July 2010, p. 11.
Les Département
d’État et de la Défense n’ont pas les
mêmes priorités ni la même organisation
bureaucratique. Le
Département d’État chargé de formuler la
politique étrangère est organisé avec
six bureaux régionaux. Inversement, le
Secrétariat de la Défense qui
est responsable de la Sécurité Nationale
et de la politique de Défense est
organisé en six bureaux régionaux un peu
différents en vertu de deux
sous-secrétaires de la Défense (voir la
carte). De surcroît, le Secrétaire de la
Défense attribue les responsabilités
géographiques à six commandants de
combat (NORTHCOM, SOUTHCOM, EUCOM,
AFRICOM, PACOM, CENTCOM). À cause d’un
déséquilibre budgétaire (différence de
ressources humaines et financières), le
Département de la Défense a fini par
s’imposer, marginalisant ainsi le
Département d’État dans la formulation
et l’exécution de la politique étrangère
en Afrique. Dans certains cas, cela a
amené à la création de programmes
parallèles. Au final, il est difficile
de dire que l’Afrique est plus stable
aujourd’hui depuis la création d’AFRICOM
il y presque 10 ans.

http://www.usace.army.mil/CEMP/iis/Documents/DOS%20DOD%20AORs%20Map.pdf
Dans une
précédente interview que vous m’avez
accordée, nous avions parlé de l’aspect
idéologique dans la lutte antiterroriste
et de la nécessité de combattre
l’idéologie avant de combattre
militairement. Voyez-vous une évolution
dans ce sens dans les pays touchés par
le terrorisme ?
Il est difficile de
dire que des leçons ont été tirées
lorsque tant d’attentats ont été commis
en Europe (attentats de Londres, de
Nice, du Bataclan, pour ne citer que
quelques-uns). Les Départements et
ministères de Défense des certains pays
occidentaux sont devenus des
établissements de projection de
puissance et non pas de sécurité et de
Défense nationale. La sécurité nationale
en est arrivée à être confondue avec une
projection de la puissance. Les options
militaires ne sont qu’un instrument dans
la lutte contre le terrorisme.
L’incapacité de développer une stratégie
globale et parfaitement coordonnée a
souvent mis à mal, et même nui à leurs
efforts de contrer le terrorisme. Pour
être efficace, une stratégie de lutte
contre le terrorisme doit être
soutenue. Ses objectifs doivent être
réalistes. Il faut éviter les mesures de
sécurité cosmétiques. Que veulent les
terroristes ? Aucune question n’est plus
fondamentale que celle-ci pour
l’élaboration d’une stratégie
antiterroriste efficace. La première
étape d’une stratégie efficace est de
comprendre ses praticiens. La question
des motivations est fondamentale pour la
réussite de la stratégie antiterroriste.
Les terroristes ont des motivations et
il y a une logique stratégique à leurs
actions, et l’examen de ces choses peut
révéler des stratégies qui pourront
faire échouer et dissiper leurs efforts.
Il est difficile de trouver des
explications générales permettant de
prédire pourquoi (et qui sont) les gens
qui se radicalisent.
Bien sûr, il est
possible d’identifier un certain nombre
de groupes radicaux islamistes et
parfois violents, mais leur émergence,
leurs membres et le modus operandi ne
sont pas conformes à un modèle
particulier. L’environnement est
important, mais il n’est pas le seul et
la radicalisation des islamistes est un
phénomène très complexe. À propos de la
radicalisation violente, un membre d’un
groupe peut devenir violent, alors que
d’autres ne le deviennent pas, ce qui
rend l’individu (plutôt que le groupe)
l’acteur (au lieu de dire victime) d’un
tel processus. De nombreux analystes
préfèrent parler de
« facteurs de risque » au lieu de «
causes » du terrorisme. Au lieu de cela,
un certain nombre de conditions
préalables sont énumérées, ce qui
implique qu’il est nécessaire d’établir
des distinctions conceptuelles entre les
différents types de facteurs. D’abord,
il existe une différence significative
entre les conditions préalables,
facteurs qui ouvrent la voie au
terrorisme sur le long terme, et les
facteurs le précipitant, événements
spécifiques qui précèdent immédiatement
l’apparition du terrorisme. Ensuite, une
autre classification divise les
conditions préalables en facteurs
permettant ou permissifs, qui offrent
des possibilités au terrorisme de se
produire, et les situations qui,
directement, inspirent et motivent les
campagnes terroristes. Les facteurs
précipitant sont semblables à des
« causes » directes du terrorisme.
L’aspect le plus
difficile pourrait être de redéfinir la
victoire. Le but de « la reddition
complète » inconditionnelle n’a aucun
sens dans le contexte du terrorisme. De
nombreuses voix affirment que le défi
posé par l’extrémisme violent
aujourd’hui ne ressemble en rien à ce
que l’Occident a dû affronter dans le
passé. Les allégations au sujet de la
nature unique de la violence religieuse
reposent sur un certain nombre
d’arguments. En plus d’être des
adversaires réputés comme dynamiques,
imprévisibles, divers, fluides,
reseautés et en constance évolution, les
terroristes religieux ont des objectifs
anti-modernes, anti-démocratiques et
anti-progressistes. En même temps, leurs
objectifs sont absolutistes,
irréalistes, irrationnels, apolitiques,
ce qui rend le dialogue impossible et
inutile. La négociation avec les
terroristes est considérée comme
impossible et surtout indésirable pour
de nombreuses raisons : la rationalité
(les terroristes sont pathologiquement
fous ou fanatiques), la viabilité (pas
d’intérêt communs mais un jeu à somme
nulle), la représentation (les
terroristes ne peuvent pas s’insérer
dans un système diplomatique), la
légitimité (la diplomatie – un système
de normes, conventions et pratiques – ne
peut s’appliquer à des acteurs qui
rejettent ce système). Selon cet
argument, les terroristes d’aujourd’hui
visent à tuer autant que possible. Le
terrorisme est devenu une fin en soi (et
non pas un moyen) et les terroristes
cherchent la destruction et le chaos
comme une fin en soi. Et il n’y a rien
d’autre à comprendre. L’ancien directeur
de la CIA James R. Woolsey traduit cette
ligne de pensée : « les terroristes
aujourd’hui ne réclament pas un siège à
la table, ils veulent détruire la table
et tout le monde assis autour de
celle-ci ».
Selon les
descriptions traditionnelles, la guerre
est limitée pour des raisons à fois
rationnelles et politiques. Les forces
armées reposent sur la discipline et la
hiérarchie, et utilisent la force de
façon intentionnelle et délibérée. Les
États ont la responsabilité morale de
rechercher les moyens de contrôler et de
gérer l’utilisation de la violence dans
leurs relations les uns avec les autres.
Principalement un processus social
interactif, la guerre est un acte
politique pour atteindre des objectifs
politiques. Les dirigeants sont supposés
être rationnels et disposés à s’engager
dans des calculs coûts-avantages lors de
la prise de décisions politiques. Mais
dans la mesure où les nouveaux
adversaires ont épousé des doctrines
religieuses radicales voire nihilistes,
il n’est pas clair de savoir comment les
raisonner et comment les outils
traditionnels de la diplomatie et la
coercition militaire peuvent
fonctionner. Face à de tels adversaires,
motivés par ce que Clausewitz appelle
une « force naturelle aveugle » composée
de « violence primordiale, de haine et
d’inimitié », il n’est pas clair de
savoir comment les dissuader. En effet,
la montée des acteurs non-étatiques
comme un problème majeur de sécurité a
créé des défis conceptuels, doctrinaires
et organisationnels pour les militaires,
les hommes politiques et les praticiens
de sécurité. Pour y répondre, un courant
de penseurs défend la méthode forte et
appelle l’Occident à développer ses
« propres guerriers » et à utiliser les
armes de l’ennemi (pour combattre un
monstre il faut être un monstre).
Une telle solution
pose des problèmes de taille pour les
sociétés occidentales qui ont vu des
changements significatifs dans la
conduite de la guerre y compris dans les
objectifs, stratégies et structures des
organisations militaires. Ces
changements dus à des facteurs
stratégiques, technologiques et
sociétaux ont entrainé des contraintes
sur l’usage de la force militaire. La
lutte contre le terrorisme nécessite que
le but et la pratique des forces de
sécurité et militaires soient régis par
les valeurs libérales et démocratiques.
Les pratiques de la lutte antiterroriste
doivent être adaptées aux préférences de
la société civile, et cela rend
l’application des valeurs libérales
difficile. Il y a des raisons
structurelles qui entravent la stratégie
occidentale. Les facteurs sociétaux tels
que les normes changeantes et une
couverture médiatique accrue ont affecté
la manière dont les opérations
militaires sont menées. L’influence du
public sur la prise de décision a
relativement augmenté durant les cinq
dernières décennies.
La culture
contemporaine a érodé l’ethos
guerrier et les sociétés sont devenues
sceptiques vis-à-vis de ceux qui
adhèrent au code guerrier. Gil Merom
explique que « ce qui entraîne l’échec
des démocraties dans les « petites
guerres » est l’interaction de la
sensibilité aux victimes, la répugnance
pour le comportement militaire brutal et
l’engagement à la vie démocratique».
Plus clairement, « les démocraties
échouent dans les petites guerres parce
qu’elles sont incapables de résoudre
trois dilemmes liés : « comment
concilier les valeurs humanitaires d’une
partie de la classe instruite avec les
exigences brutales de la guerre
contre-insurrectionnelle […] comment
trouver un compromis intérieur
acceptable entre la brutalité et le
sacrifice [et] comment préserver le
soutien à la guerre sans porter atteinte
à l’ordre démocratique». Ce sont ces
tensions qui fournissent la substance
d’un débat interne à propos de l’utilité
et la légitimité des mesures
coercitives.
Comme la
participation à la guerre sainte est une
décision individuelle, il convient
d’éviter la dépendance excessive des
conditions externes comme des causes du
terrorisme. Car trop se focaliser sur
les influences extérieures du
comportement de l’individu prive la
personne du libre arbitre et, plus
précisément, du pouvoir de choisir de
s’engager dans le terrorisme. De
nombreuses personnes peuvent choisir le
terrorisme parce qu’elles le perçoivent
comme un moyen d’étendre leur influence
et leur pouvoir, par exemple. Les
facteurs tels que les influences
psychologiques, la parenté, le système
de croyances, les griefs (vengeance,
perception de l’injustice) contribuent
aux motivations d’une personne à
s’engager dans le terrorisme. Le
terrorisme en soi n’est généralement pas
un reflet du mécontentement de masse ou
des profonds clivages dans la société.
Plus souvent, il représente la
désaffection d’un fragment de la société
qui s’attribue la responsabilité d’agir
au nom de la majorité qui (selon ce
fragment) est peu disposée à prendre son
destin en main. Il existe différentes
causes, mais au final, le terrorisme,
comme l’explique James Forest, est
fondamentalement le « product of
choices informed by dynamic interactions
between individuals, organizations and
environmental conditions, influenced by
time and space considerations and by
whomever and whatever help us interpret
the world around us » (le produit de
choix éclairés par des interactions
dynamiques entre les individus, les
organisations et les conditions
environnementales, influencés par les
considérations de temps et d’espace et
par quiconque et quoi que ce soit nous
aide à interpréter le monde qui nous
entoure). Dire que l’individu est au
cœur du processus de radicalisation,
c’est éviter l’externalisation et le
transfert des responsabilités. Forest
suggère deux cadres d’analyse :
- Le premier
suggère la prise en compte de trois
niveaux : 1) les caractéristiques
individuelles et organisationnelles,
2) les conditions environnementales
qui produisent des griefs entre les
membres d’une population, et 3) les
conditions environnementales qui
offrent des opportunités aux
individus et aux organisations de
soutenir des activités violentes, et
- Le deuxième
décrit l’engagement (ou le
désengagement) d’un individu dans
des activités terroristes comme un
processus

3. Le cadre des
interactions dynamiques: intégrant le
temps, les perceptions et les
influences influentes.


Le cadre
statique: observations sur les
caractéristiques et les conditions qui
contribuent au risque d’activité
terroriste
Source: James
J.F. Forest, « Terrorism as a Product of
Choices and Perceptions », Prepared for
the CATO Institute Conference, “Shaping
the New Administration’s
Counterterrorism Strategy,” January 12,
2009
La combinaison des
deux cadres aide à (et met en évidence
la nécessité de) comprendre les
mécanismes et les outils (y compris les
idéologies, les mythes, les symboles,
les réseaux sociaux, l’Internet, etc.)
qui encadrent les relations entre
l’individu, l’organisation et
l’environnement. Tout est lié sinon
recyclé dans une interaction à trois
niveaux. L’idée est d’explorer le
phénomène du terrorisme par une sorte de
« lentille bifocale » ; l’une centrée
sur les caractéristiques et les
conditions, l’autre portant sur les
perceptions et les interactions
dynamiques. C’est une erreur de chercher
à expliquer la violence islamiste par la
culture en décontextualisant l’islam. En
tout cas cela n’a pas marché jusqu’ici.
Au lieu de nouvelles formes de violence,
on assiste à des processus qui se sont
intensifiés depuis la naissance de l’ère
moderne. La révolution technologique
combinée à d’importants changements
sociaux, politiques et géopolitiques
dans un seul et même temps a eu un grand
impact sur la manifestation de la
violence. Cela ne signifie pas que rien
n’a changé dans la relation entre la
guerre et la société. Ce qui a
véritablement changé est le recours
croissant à la technologie ainsi que le
contexte social, politique et
idéologique dans lequel la violence est
exercée et les guerres sont menées. La
poursuite de la guerre est à la hauteur
des transformations technologiques,
économiques et sociales de l’époque en
cours. « Every age has its own kind
of war, its own limiting conditions, and
its own peculiar preconceptions »
(tout âge a son propre genre de guerre,
ses propres conditions limitées et ses
propres idées préconçues bizarres),
disait Clausewitz.
On évoque le
chiffre de dizaines de milliers de
returnees en Europe. Les services de
renseignement occidentaux ou dans
certains pays du Maghreb comme la
Tunisie sont-ils prêts à gérer une
situation aussi grave et complexe ? Ce
retour en masse des djihadistes ne
représente-t-il pas l’accroissement
d’une menace terroriste permanente ?
Qu’en est-il du risque supplémentaire
d’attentats ?
La réponse est
affirmative. Les « combattants
étrangers » présentent d’immenses défis
conceptuels, politiques, juridiques,
opérationnels. Le souci pour les
praticiens de sécurité c’est que cette
menace est pensée en terme descriptif et
non prospectif. La transformation des
groupes terroristes suite à leur
participation à des guerres souligne la
nécessité d’un cadre conceptuel pour
comprendre le problème à travers le
temps et l’espace. La stratégie contre
le projet djihadiste doit être élargie
pour aborder tout le cycle djihadiste,
de l’entrée à la sortie. La discussion
sur ce phénomène est plus centrée sur
une analyse descriptive que
prédictive. Le cycle commence par la
radicalisation et se termine par la
réhabilitation, l’emprisonnement
prolongé ou la mort. Chaque guerre
génère de nouvelles capacités
opérationnelles, organisationnelles et
logistiques. Cela explique en partie le
changement des méthodes terroristes et
pourquoi les groupes affiliés à
Al-Qaïda/Deach ont connu une croissance
en force, taille et influence à un
rythme alarmant à travers le
Moyen-Orient et l’Afrique y compris
l’Europe, et que l’on prévoit leur
expansion. Les efforts antiterroristes
se focalisent principalement sur la
phase opérationnelle de ce cycle –
depuis le début du processus de
recrutement jusqu’à la mort ou la
capture, mais sans une vision
d’ensemble. Alors que chaque
participation à une guerre génère de
nouveaux guerriers avec de nouvelles
capacités, une attention insuffisante
est accordée à la lutte contre la
radicalisation, l’endoctrinement et le
recrutement. Ce qui explique en partie
qu’un nombre croissant de groupes
extrémistes affiliés au djihad mondial
et de groupes extrémistes similaires ou
pas ont intensifié leurs attaques
violentes en Europe et à travers l’« arc
d’instabilité » allant de l’Atlantique à
la Mer Rouge.
Le défi des
combattants étrangers est fait de
plusieurs problèmes qui reflètent le
cycle de vie du phénomène du
« combattant étranger ». Ce cycle
comprend la phase d’avant-guerre, la
phase de guerre et post-guerre ; chaque
phase soulève une foule de questions
disparates qui nécessiteraient un
traitement unique. De telle manière que
la guerre afghane (contre l’Union
soviétique) et la guerre irakienne
(contre les forces de la coalition
américaine d’occupation) ont changé les
moudjahidines et les insurgés (Ben Laden
en est un produit de la première et
Daech de la seconde), il faut s’attendre
à ce que le conflit syrien et libyen
changera la nature du terrorisme et de
la violence dans la région. Le retour et
la dispersion des combattants qui ont
lutté contre l’URSS ont profondément
changé l’environnement de sécurité. Mais
cette problématique n’a pas été
suffisamment étudiée. À la fin de la
guerre contre l’URSS, l’état d’esprit
des moudjahidines a complètement changé
et ils sont devenus plus radicaux et
plus ambitieux dans leurs objectifs. En
plus, ils sont devenus de vrais
guerriers comme ils ont appris de
nouvelles tactiques de guerre. La
résistance des moudjahidines contre les
Soviétiques en Afghanistan a donné lieu
aux Talibans et a convaincu beaucoup
d’islamistes que la lutte armée (djihad)
pourrait réussir à créer un État
islamique. Le retrait soviétique
d’Afghanistan, considéré comme une
victoire pour les moudjahidines, a
discrédité la voix pacifique et donné un
nouvel élan pour la re-politisation de
l’islam.
Les conséquences
n’ont pas été pensées. Prenons le cas
des « Afghans algériens ». Le
renforcement de la tendance djihadiste
en Algérie fut en partie facilité voire
accéléré par le retour des combattants
algériens qui avaient combattu en
Afghanistan et ont apporté une idéologie
mondiale djihadiste dans le pays.
L’ex-FIS (Front islamique de Salut) a
fourni un véhicule pour la propagation
du radicalisme par glissements à travers
la société, qui a ensuite été aggravé
par sa fracturation après l’arrêt du
processus électoral en 1992, qui est
seulement un « facteur
précipitant ». Les « Afghans algériens »
étaient actifs et ont accéléré la
militarisation de la lutte. Plusieurs
d’entre eux ont opéré ou continuent
d’opérer au sein du GIA, GSPC, et enfin
AQMI. Estimés entre 2 000 à 3 000 à leur
retour en Algérie, ils ont dérivé vers
l’aile extrême du mouvement islamiste,
et plus tard ils ont formé le noyau dur
du GIA, qui s’est rapidement
démarqué des autres groupes armés par sa
férocité, sa volonté d’utiliser les
formes extrêmes de violence et son
intransigeance exprimée par sa devise « Pas
de dialogue, pas de réconciliation, pas
de trêve ». La brutalité unique du
GIA découle en partie de la position
importante de ces « Afghans » au sein du
groupe.
La Syrie est aussi
révélatrice de la complexité des défis
que posent les combattants étrangers. La
participation de Syriens aux combats en
Irak contre les forces d’occupation
américaines a changé la donne. À leur
retour, une partie d’entre eux a
commencé le combat contre le régime
syrien. La vision dominante sur le sujet
est trop étroite, principalement axée
sur la dégradation des capacités
opérationnelles des djihadistes, en
éliminant les djihadistes sans accorder
suffisamment d’attention à prévenir le
recrutement, induire des défections ou
faire renoncer au djihad. Les flux de
combattants étrangers en Syrie, en Libye
et au Sahel doivent être surveillés
minutieusement. Par exemple, il ne faut
pas s’arrêter à la question de savoir
quel impact aura le retour des Tunisiens
sur la sécurité de la Tunisie. Des
politiques anticipatrices sont
nécessaires. Il faut élargir la
recherche et se poser la question :
quelle sera la nouvelle situation de la
Tunisie et quel impact le retour des
djihadistes tunisiens aura-t-il sur
l’environnement de sécurité
méditerranéen, notamment sur l’Algérie
ou l’Europe par exemple ?
Daech est aussi un
produit de l’occupation irakienne. Cette
guerre a donné lieu à de nouvelles
formes d’organisation, de nouvelles
tactiques et techniques de combat. En
2014, 70% de la direction de Daech est
composée d’anciens membres Baath. La
décapitation de l’armée irakienne avec
un savoir-faire militaire a permis aux
organisations armées d’en bénéficier. En
ce sens, il est tout à fait plausible
que l’on assistera à d’autres formes de
violences suite à la guerre en Syrie et
en Libye. Aujourd’hui, l’Irak, la Libye
et la Syrie sont devenus « exportateurs
de la terreur ». À ce rythme, le
terrorisme risque de devenir ingérable
dans un proche avenir. Les
conflits en Afghanistan, Irak, Libye,
Syrie ont servi et servent encore à
socialiser une jeune génération de
recrues potentielles, tant en Afrique
qu’en Europe. Chaque guerre génère
d’autres formes de violence. Le défi est
de déceler comment le chaos syrien,
libyen et irakien va encore changer
l’environnement de sécurité régional.
Que pensez-vous
de la force militaire conjointe
transfrontalière que la France veut
mettre en place au Sahel et de la
dernière réunion de Bamako, et celle qui
s’est tenue à Séville en Espagne et dont
l’Algérie est écartée ?
Aucun document
officiel des États-Unis et des pays
européens ne mentionne une part de leur
responsabilité dans la situation
actuelle de l’Afrique à laquelle ils ont
imposé une série de programmes de
conception américaine. Alger présente
des atouts appréciables, mais suite à
son refus de faire le sale boulot, les
puissances européennes cherchent à la
contourner et même à l’isoler. Sous cet
angle, le rôle de l’Algérie dans la
région Maghreb-Sahel reste incertain.
Les puissances occidentales, notamment
la France et l’Espagne, ne sont pas
disposées à laisser Alger seule sur le
ring Maghrébo-sahélien. Leur soutien
dépend de la façon dont l’agenda de
l’Algérie est aligné sur leurs intérêts.
Face aux hésitations de l’Algérie à
mener une politique active au-delà de
ses frontières, les grandes puissances
remplissent le vide de pouvoir
directement ou en encourageant d’autres
puissances de la région à accomplir ce
rôle. La France et l’Espagne cherchent
des sous-traitants de sécurité. Alger a
sa propre vision de la sécurité au
Sahel. L’histoire a montré plusieurs
fois que l’Algérie a eu raison,
notamment en avertissant la France en
2012 que Boko Haram était le plus grand
danger, ensuite lors du coup d’État
militaire au Mali, etc. Si les intérêts
nationaux de l’Algérie ne sont pas pris
en compte, Alger n’a aucune raison de
soutenir une stratégie ne soutenant pas
ses intérêts. Objectivement, elle en a
déjà fait assez. Les accusations selon
lesquelles Alger est laxiste dans la
lutte contre le terrorisme traduisent en
réalité l’esprit paternaliste des pays
du Nord dans leur relation avec le Sud.
Alger doit impérativement centrer ses
efforts sur (et réussir) sa
modernisation politique et économique,
c’est la base pour un rayonnement
international et une diplomatie active
efficace.
Au niveau
stratégique, une grande puissance a
trois façons de sécuriser ses intérêts à
l’étranger : forces positionnées vers
l’avant, déploiement stratégique depuis
la maison, ou s’appuyer sur des alliés
fiables. La règle générale consiste à
trouver un équilibre entre les trois en
fonction de l’environnement opérationnel
et la valeur stratégiques des régions en
question. Vu la période d’austérité et
la spécificité des guerres irrégulières,
un rééquilibrage a eu lieu pour se
focaliser sur la construction
d’alliances nouvelles, fortes et
alignées. Cette stratégie implique
politiquement la cooptation des élites,
la subversion politique. Militairement,
cela implique un accès, un
positionnement des moyens de combat, un
soutien logistique, une formation
militaire, etc. La stratégie consiste à
renforcer le gouvernement tout en
affaiblissant les insurgés-terroristes
afin de parvenir à un état final dans
lequel le gouvernement, avec l’aide
extérieure minimale, peut vaincre les
menaces internes à sa sécurité. Il y a
un certain nombre de tactiques
nécessaires pour atteindre cet objectif,
à la fois la mort et la capture des
insurgés, le renforcement des forces de
sécurité du pays hôte (Mauritanie, Mali,
Burkina Faso, Niger et Tchad). Tout cela
contribue à la diminution de la force de
l’insurrection, ce qui augmente les
capacités du gouvernement et de ses
forces, et permet d’atteindre un point
de croisement où les forces du pays hôte
peuvent continuer avec une aide
extérieure minimale. L’initiative de G5
vise à mettre en place ce que l’on
appelle dans le jargon militaire une
stratégie de « contre-insurrection
Light » appelant à développer une
capacité de contre-insurrection basée
sur une « empreinte légère » avec des
conseillers et un soutien logistique, un
appareil consultatif élargi. C’est de
cette façon que la France cherche à
sécuriser ses intérêts au Sahel. La
réussite d’une telle initiative n’est
pas certaine : la question du
financement n’est pas assurée, il y a
l’interopérabilité des différentes
forces, etc.
Historiquement, de
telles pratiques ne sont pas nouvelles.
La France est directement responsable de
ce chaos régional. Le renversement de
Kadhafi n’a pas été motivé par des
raisons humanitaires. Des parallèles
historiques existent entre les actions
impériales passées et les interventions
militaires récentes, telles que
l’invasion de la Libye par l’Italie en
1911 et l’intervention de l’OTAN en
Libye en 2011. Le défi des États faillis
ou fragiles n’a pas hissé
automatiquement l’édification de la
nation au sommet de l’agenda
international. La montée en puissance du
thème fut progressive – le résultat
d’une série de réévaluations des
priorités de la communauté atlantique en
particulier. Trois agendas
internationaux – maintien de la paix,
lutte contre la pauvreté et guerre
contre le terrorisme – y ont
parallèlement et conjointement
contribué. Mark Mazower retrace
l’ascension des opérations de maintien
de la paix de l’ONU, de la doctrine de
la « responsabilité de protéger » et de
la Cour pénale internationale, et
suggère que ces développements sont
devenus « l’instrument d’une nouvelle
mission civilisatrice ». Ces nouveaux
types d’actions internationales ont été
utilisés par des États puissants comme
des outils pour intervenir dans la
politique intérieure des États plus
faibles, leur permettant d’encadrer ces
violations de souveraineté dans le
langage du moralisme universel et du
droit international tout en se
dispensant de ces dispositions. Selon ce
que leur dictent leurs intérêts, les
grands États ont adopté ou marginalisé
les différentes organisations
internationales de manière sélective. La
« R2P » (ndlr : Responsibility to
Protect = Responsabilité de Protéger)
n’est rien d’autre que « le retour
de la mission civilisatrice et les
interventions ‘humanitaires’ des siècles
précédents ».
La « mission
civilisatrice » de l’époque coloniale a
non seulement servi à légitimer la
domination coloniale et la notion de
supériorité des colonisateurs, mais
aussi à produire « l’ordre » en étendant
le contrôle sur les sujets coloniaux.
Comme colonialisme et impérialisme ont
été associés historiquement, de nombreux
chercheurs et commentateurs en sont
venus à conclure la fin de
l’impérialisme avec les mouvements de
décolonisation. Mais plus d’un moyen a
été utilisé par les impérialistes.
L’annexion directe de territoire
(colonie) n’est qu’un moyen parmi
d’autres. Le discours sur le
développement associé à la lutte contre
le terrorisme doit être appréhendé d’un
point de vue historique pour saisir
l’arrière-fond idéologique de l’approche
européenne de l’Afrique. Les stratégies
opérationnelles sont exprimées dans le
langage des droits de l’homme, lutte
antiterroriste, intervention
humanitaire, etc., mais au final seul
l’intérêt national compte. L’approche
réaliste prime et puise dans un fond
idéologique profond. Beaucoup ont traité
le développement comme un moyen de
réglementation, le visualisant sous un
prisme gouvernementaliste comme un mode
de pouvoir pratiqué par des institutions
entretenant des aspirations
hégémoniques. Le développement en ce
sens n’est pas une fin, mais un moyen
qui aide l’État à gagner ou maintenir
pouvoir et légitimité. Les
infrastructures signifiaient beaucoup
plus que la construction de chemins de
fer et de ponts. Il s’agissait d’ouvrir
des territoires considérés comme
« vides » ou « non-gouvernés » et
d’établir des règles. Les
infrastructures nécessitaient des
personnes pour les utiliser et cela
suppose que les individus devaient aussi
être formés et que leurs compétences
soient développées.
Dans ce processus,
les mentalités traditionnelles devaient
être alignées sur les exigences de la
rationalité et de l’efficacité qui
accompagnaient les programmes de
développement impériaux. En ce sens, le
dix-neuvième siècle a connu un essor de
ce que James Louis Hevia appelle la
« pédagogie de l’impérialisme » –
l’effort de « former » les membres de
sociétés ou groupes « moins développés »
dans des modes de comportement et de
pensée « modernes » comme les enfants à
l’école. Bien que beaucoup de choses
aient changé depuis notamment notre
dépendance sociale de la technologique
et le contexte dans lequel la violence
est exercée, peu de choses ont vraiment
changé dans les rapports que les pays du
Nord entretiennent avec
l’Afrique. Ainsi, une faible croissance
économique nécessite
des ajustements
structurels ; l’instabilité
politique requiert des opérations
de rétablissement, de maintien et
de consolidation de la paix ; la
pauvreté généralisée nécessite un
soutien de la santé et de
l’éducation ; la corruption politique
nécessite une gouvernance transparente,
et ainsi de suite.
L’objectif est de
maintenir les États africains dans une
dépendance des pays
développés, sans vraiment se demander
(sinon rarement) si ces
prescriptions engendrent une
croissance économique, la stabilité
politique et la
baisse de la pauvreté. Le G5 est l’une
des façons dont les pays européens
cherchent à préserver leurs intérêts. Un
passage en force. En septembre 2011,
l’UE a lancé sa stratégie pour la
sécurité et le développement dans la
région du Sahel. Mais elle n’a pas
reconnu le rôle central de l’Algérie
dans le Sahel et ne l’a pas intégrée de
façon appropriée dans la réponse
régionale.
La doctrine
stratégique de l’Algérie interdit à
l’armée d’intervenir militairement en
dehors du territoire national même
lorsqu’elle est vivement sollicitée par
ses voisins ou partenaires
internationaux. Non seulement ce
principe n’a pas empêché ses forces
militaires de fournir aide logistique et
formation aux forces armées et de
sécurité des pays voisins notamment le
Mali, la Libye, etc., mais le pays reste
très actif en matière de coopération
régionale et internationale et est
engagé dans de nombreuses architectures
de sécurité. Le recours à la diplomatie
multilatérale est une façon de concilier
ses principes de non-intervention et
l’impératif de faire face aux menaces à
sa sécurité. Dans son âme,
l’Algérie cherche à être un électron
libre. Théoriquement, elle a les moyens
de sa politique. L’influence est évaluée
en fonction de qui paye qui, quoi et
quand (coopération, aide, etc.) et c’est
là où se situe la faille de la stratégie
d’Alger qui cherche à sortir l’Afrique
des sentiers battus mais n’accepte pas
d’assumer tout ce que cela implique au
niveau opérationnel en termes financier,
politique ou militaire. C’est plus
constructif pour elle d’opter pour un
engagement « positif » négocié dans des
termes gagnant-gagnant. C’est la
meilleure façon de pouvoir façonner la
stratégie occidentale vis-à-vis de son
environnement immédiat. Quoi qu’il en
soit après tout, l’Algérie n’a pas les
moyens de répondre toute seule aux
problèmes de Sahel.
Si l’on
demandait à Monsieur Hamel, que je
considère comme l’un des meilleurs
chercheurs en matière de lutte
antiterroriste et de défense, des
propositions concrètes pour contrer le
terrorisme, quelles seraient vos
priorités ?
L’islamisme, sous
toutes ses manifestations constitue une
menace de nature à semer le chaos et
l’anarchie qui sont essentiels à sa
conversion en force politique et
militaire comme le montre Abou
Bakr Naji dans « Management of
Savagery » ou « La gestion de la
barbarie ») – un document
stratégique écrit en ligne en 2004 qui
peut être considéré comme le Mein
Kampf des djihadistes qui décrit les
étapes successives de la création d’un
califat islamique. L’islamisme est en
mesure de saper les fondements de la
société -un peu comme les termites
pourraient nuire à une maison en bois-
par l’imposition de la fracture sociale
: priver la société de la capacité à
communiquer, observer et interagir (une
version macro de la privation
sensorielle utilisée sur les individus)
afin de créer un « sentiment
d’impuissance ». Comme l’illustre le
prototype de Daech, l’islamisme pourrait
créer une illusion de la force et de la
cruauté infinie ; toujours infliger des
représailles brutales contre ceux qui
résistent. Il vise à détruire la volonté
de résister avant, pendant et après la
bataille si celle-ci s’avère une étape
nécessaire pour imposer leur vision
idéologique. L’islamisme sème le chaos
et en même temps il a besoin de
s’étendre. Par idéologie, nous voulons
dire simplification excessive de la
réalité sociale et surtout un accès au
pouvoir. L’idéologie a nombreuses
fonctions.
Si les experts
pointent de doigt la religiosité
médiévale des musulmans, les islamistes
ont été très habiles à manier et à
manipuler les idéologies politiques
modernes – le nationalisme,
l’autodétermination, le libre marché –
sous la bannière de l’Islam et gagner de
la popularité. Dans le même temps, les
laïcs sont allés jusqu’au épouser des
motifs islamistes pour galvaniser un
sens à l’identité islamique quand il
devient opportun pour eux de le
faire. Les États confrontés à la
mobilisation islamiste prennent souvent
des mesures pour freiner l’appel des
islamistes par l’adoption de certains
aspects de la charia, ou loi islamique,
dans leurs systèmes politiques. Les
exemples dans le monde arabe ne manquent
pas. Le résultat est une dégradation des
droits politiques et libertés
civiles. Ces évolutions rendent
difficile de suivre et comprendre les
alliances, les réseaux et les idéologies
des forces sociales. Il est surprenant
que des pays européens fassent appels à
des imams pour intervenir sur des
questions qu’ils ne maîtrisent pas et
qui les dépassent largement. Souvent ils
interviennent sur des questions qui sont
par essence politiques. L’exemple le
plus frappant est celui de Hassen
Chalghoumi. Malheureusement, ce
phénomène (le recours du politique aux
religieux), observé dans les pays à
majorité musulmane, se manifeste aussi
dans les pays européens bien qu’à un
niveau complètement différent.
L’étude de
l’expression politique de l’islam nous
donne des renseignements sur la façon
dont la religion est manipulée par les
États ou par des organisations
revendiquant le pouvoir ou la justice
sociale, mais elle ne dit rien sur la
place de cette religion dans la vie des
individus et des groupes sociaux. La
politisation de l’islam relativement
récente a éclipsé la dimension
spirituelle de cette religion. La
recherche sur l’islam a porté sur
l’analyse politique au détriment de
l’analyse historique, anthropologique et
sociologique. L’approche politique de
l’islam repose sur un vieux postulat
selon lequel l’islam est « din wa
dawla » (Religion et État). Si le
lien entre religion et politique est
devenu une réalité incontestable dans
les sociétés musulmanes contemporaines,
son importance a été surestimée en
raison du contexte politique
international. Cela a été
particulièrement renforcé depuis le 11
septembre. Le problème avec la stratégie
américaine (et des autres grands pays
occidentaux) n’a pas seulement identifié
Al-Qaïda et plus tard Daech comme
l’ennemi, elle la considère comme un
produit d’une « civilisation » barbare,
lâche et de mal, en contraste avec la
leur, qui est civilisée, morale et
courageuse. Ces dichotomies ont été
mises autant sur « Nous » que sur
« Eux », elles ont été
conçues pour sanctifier leur mission
dans la guerre contre le terrorisme
comme divinement inspirée. L’explication
des raisons pour lesquelles la
démocratie pâtit dans tant de pays
musulmans a plus à voir avec des
facteurs historiques, politiques,
culturels et économiques que religieux.
L’absence sinon le recul d’une pensée
islamique libre découlent de
l’importance des enjeux et des calculs
militaires ainsi que des intérêts
économiques des régimes politiques
arabes y compris des États Occidentaux.
Les dirigeants politiques
post-indépendants dans les pays arabes
politisent les questions religieuses
pour servir leurs intérêts.
Seule l’idéologie
est susceptible de rationnaliser le
programme des islamistes. Chaque
idéologie s’articule autour de certains
concepts et revendications qui la
distinguent d’autres idéologies et la
dotent d’une structure ou morphologie
spécifique. Selon le théoricien
politique Michael Freeden, « au centre
de toute analyse des idéologies est la
proposition qu’elles sont caractérisées
par une morphologie qui affiche des
concepts fondamentaux, adjacents et
périphériques ». Ce qui rend une
idéologie politique, c’est que ses
concepts et revendications
sélectionnent, privilégient ou
rétrécissent les significations sociales
liées à l’exercice du pouvoir dans la
société. Les faits politiques ne
parlent pas d’eux–mêmes. Les diverses
idéologies fournissent des
interprétations divergentes de ce que
les faits peuvent signifier. Chaque
idéologie est un exemple d’imposer un
modèle de la façon dont nous
interprétons (ou interprétons mal) les
faits, événements, circonstances et
actions politiques. La façon de voir les
choses et de comprendre la réalité
sociale n’est pas un acte entièrement
indépendant, mais lié aux
représentations médiatisées par les
structures de (re) production de sens au
fil du temps à travers la société. Il ne
faut pas perdre de vue la fonction
inévitablement politique de l’idéologie.
Il ne s’agit seulement d’une recette
indiquant comment mettre un système de
pensées ensemble correctement. Au
contraire, il s’agit d’un agenda des
choses à discuter, des questions à
poser, des hypothèses à faire.
L’idéologie est inextricablement liée
aux nombreuses façons dont le pouvoir
est exercé, justifié et modifié dans une
société. Elle constitue le ciment qui
lie la théorie et la pratique en
orientant et en organisant l’action
politique conformément aux règles
générales, et au codes culturels de
conduite.
La vraie question à
se poser concernant l’avenir n’est pas
« que devrons-nous faire demain ? », mais
plutôt « que devons-nous et pouvons-nous
faire aujourd’hui pour relever les défis
de demain ? » La logique implique qu’il
est nécessaire de faire plus d’efforts
maintenant pour en faire moins plus
tard. Pour vivre en sécurité demain
signifie agir dès aujourd’hui. De
nombreuses idées sont susceptibles de
conduire progressivement à
l’affaiblissement des organisations
terroristes. Le plus souvent ces idées
sont exprimées en termes généraux « il
faut faire… », « …les gouvernements
doivent… », « …besoin de renforcer la
coopération… », « Si le gouvernement
avait fait ça, on aurait pu éviter… »,
etc. La question : Pourquoi ça n’a pas
été fait ? Mais comme la politique est
l’art du possible, il est fort probable
que la situation se dégradera davantage
surtout avec la montée des tensions
entre les grandes puissances. La
méfiance stratégique conduira à réduire
les échanges de renseignements, à
orienter les ressources humaines et
financières à la préparation des guerres
conventionnelles au détriment du
terrorisme et d’autres menaces
asymétriques, au retour des guerres par
procuration, etc.
En effet, traduire
une analyse (aussi brillante soit-elle)
en lignes politiques qui doivent à leur
tour être traduites en stratégies
opérationnelles est à la fois un
exercice difficile et un processus
complexes. Bernard Brodie note à juste
titre que : « Strategic thinking, or
‘theory’ if one prefers, is nothing if
not pragmatic. Strategy is a ‘how to do
it’ study, a guide to accomplishing
something and doing it efficiently. As
in many other branches of politics, the
question that matters in strategy is:
will the idea work? More important, will
it be likely to work under the special
circumstances under which it will next
be tested? […] Above all, strategic
theory is a theory for action » («La
pensée stratégique, ou « théorie », si
l’on préfère, n’est rien, si elle n’est
pas pragmatique. La stratégie est une
étude du « comment le faire », un guide
pour accomplir quelque chose et le faire
efficacement. Comme dans de nombreuses
autres branches de la politique, la
question qui importe dans la stratégie
est : l’idée fonctionnera-t-elle? Plus
important encore, sera-t-elle
susceptible de fonctionner dans les
circonstances particulières dans
lesquelles elle sera prochainement
testée ? […] Surtout, la théorie
stratégique est une théorie de
l’action »). La chose la plus urgente
dans le développement d’une stratégie de
lutte antiterroriste est de revenir au
cadre onusien et de cesser les
stratégies de « changement de régime »
notamment en Syrie.
Donc, il ne suffit
pas que l’idée soit intéressante. En
effet, tout le monde veut aller au
paradis, mais personne ne veut mourir.
Ainsi peut être résumée la lutte
antiterroriste actuelle. L’objectif de
combattre Al-Qaïda, Daech et les groupes
associés est sur toutes les lèvres, mais
personne ne fait les concessions
nécessaires pour atteindre cet objectif.
Le grand absent dans cette lutte est
l’ONU. Il en résulte que chaque
État a sa propre liste d’organisations
terroristes. Une approche dans le cadre
des Nations Unies aurait pu réaliser le
consensus nécessaire. Il suffit de
constater que les interventions en Irak,
en Syrie, en Afrique, etc. sont
réalisées en dehors des Nations
Unies. Pas une seule définition du
terrorisme n’ayant obtenu une
reconnaissance universelle ou fait
l’objet d’un consensus, la recherche
d’une définition adéquate est toujours
d’actualité. Le retour au droit
international et le cadre onusien sont
susceptibles de clarifier les enjeux et
les moyens.
Il n’existe pas de
définition de terrorisme, et
probablement il n’en existera pas dans
un avenir prévisible pour la simple
raison qu’il n’y a pas un terrorisme
mais des terrorismes, différents dans le
temps et dans l’espace, dans leurs
motivations, dans leurs manifestations
et dans leurs objectifs. La pensée sur
le phénomène de terrorisme est en
constance évolution. Aboutir à une
définition consensuelle présente des
avantages plus pratiques que la simple
question de mieux comprendre le
terrorisme. L’absence d’une telle
définition ne signifie pas que le
terrorisme ne peut être étudié ou
combattu. Le vrai problème est que le
terme « terrorisme » est employé comme
arme idéologique plutôt que comme un
instrument d’analyse. Le terrorisme est un
défi à gérer. Il est utile toutefois de
souligner que l’absence d’une définition
claire et unanime a gravement nui à la
lutte contre le terrorisme. La confusion
régnant autour de l’islam, islamisme,
terrorisme aurait pu être évitée.
Car pouvoir caractériser le terrorisme,
c’est aussi être en mesure de définir
des moyens nécessaires pour y faire
face ; c’est aussi pouvoir (ou non)
définir les terroristes et justifier (ou
non) toute action appropriée. Un consens
sur ces questions aura plus de chance
d’émerger au sein de l’ONU.
Dans l’immédiat,
l’urgence est de faire échouer toute
tentative d’attentat, une tâche qui
revient principalement aux services de
sécurité et de renseignement. Mais à
long terme, il convient de noter que la
lutte contre le terrorisme n’est pas
simplement une question technique. Le
risque de terrorisme semble être une
condition dynamique qui est étroitement
liée à d’autres formes de crises
nationales et internationales. Il est
par essence une question politique. La
dépolitisation survient en construisant
un univers de sens dans lequel des
déficiences spécifiques doivent être
corrigées par plus de moyens de
coordination et d’échange d’information.
La dépolitisation survient lorsque des
défis sont représentés comme des
problèmes purement techniques et que les
interventions envisagées sont conçues
comme solutions purement
techniques. P. Loizos suggère que « nous
avons besoin de comprendre non seulement
une prédisposition personnelle à la
violence, mais nous devons aussi poser
des questions sur le temps, le lieu et
choix des victimes ». Les problématiques
considérées comme techniques sont
simultanément et automatiquement rendues
non politiques, et c’est précisément le
cas avec la lutte antiterroriste.
Condamner et appeler à une minute de
silence n’est pas une stratégie, et
encore moins une politique. La
responsabilité du politique est d’agir,
apporter des solutions et de protéger
les populations.
Dès que le
terrorisme est compris comme le « mal »
en termes de déficiences plutôt qu’en
termes de relations de pouvoir et comme
un produit de ces relations, cela
conduit à la dépolitisation de ce fléau.
Des problèmes techniques appellent des
solutions techniques. Mais le terrorisme
est tout sauf un problème technique. Le
terrorisme est par sa nature un
événement organisé et planifié ou
politique – bien que des événements
aléatoires puissent évidemment
terroriser. Lutz Klinkhammer, un
historien de l’occupation allemande de
l’Italie, note que « jusqu’à maintenant,
il y a un manque de réponses à des
questions comme : ‘Pourquoi cet endroit
et pas un autre ?’, ‘Pourquoi cette
région et non pas la prochaine ?’,
‘Pourquoi les personnes tuées sont-elles
de cette région ?’, ‘Pourquoi est-ce
arrivé particulièrement ce jour-là?’
[…]. Nous devons être capables de
trouver une réponse à cette question :
pourquoi les massacres ont lieu dans
certains cas mais pas dans d’autres même
si les circonstances sont
semblables? Pourquoi une telle
concentration de massacres dans la
région d’Arrezo mais pas dans la région
voisine de Sienne? ». Ce type de
questions semble nécessaire pour
appréhender le ou les terrorisme (s) et
pouvoir mettre en place des stratégies
pour le ou les contrer.
La dépolitisation
conduit à traiter les symptômes et
privilégier l’approche sécuritaire en
négligeant la prévention. Il n’y a pas
de possibilité d’un front uni contre le
terrorisme (surtout en dehors de
l’ONU). Seul le développement d’un front
uni contre l’injustice sociale et
internationale pourrait contribuer à un
front contre le terrorisme. Le lien
entre sécurité et développement est
évident. Le pouvoir transformateur du
développement est connu. Mais quel est
le type de développement approprié pour
la paix ? Cette question fondamentale
est au cœur du débat sur le lien entre
le sous-développement et la violence
armée. Les institutions politiques et
non des conditions économiques, la
démographie ou la géographie, sont les
plus importants facteurs de l’apparition
de l’instabilité politique. Il y a des
raisons objectives expliquant pourquoi
les systèmes démocratiques sont plus
armés pour faire face à la violence
sociale y compris au terrorisme. Le
statu quo n’est pas tenable dans les
pays arabes, et il n’est pas certain que
la transition sera courte ou qu’elle se
fera sans violence. Un volontarisme
politique éclairé et éclairant est
nécessaire.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le Dr.
Tewfik Hamel ?
Tewfik Hamel est un
chercheur algérien en Histoire militaire
& Études de défense attaché à CRISES
(Centre de Recherches
Interdisciplinaires en Sciences Humaines
et Sociales) de l’université Paul Valéry
à Montpellier et consultant. Chargé de
recherche à la Fondation pour
l’innovation politique (2008-2009),
Tewfik Hamel est membre de RICODE
(Réseau de recherche interdisciplinaire
« colonisations et décolonisations ») et
du comité de lecture de la revue Géostratégiques
(Académie géopolitique de Paris). Il
est également rédacteur en chef de la
version française de l’African
Journal of Political Science (Algérie),
correspondant de The Maghreb and
Orient Courier (Belgique) et membre
du Cabinet de Conseil Strategia (Madrid)
Tewfik Hamel est
l’auteur de nombreuses publications dans
des ouvrages collectifs ainsi que dans
de grandes revues spécialisées en France
et dans le monde arabe (Sécurité
Globale, Revue de la Défense
nationale, Géoéconomie, Géostratégiques, STRATEGIA,
Revue du marché commun et de l’Union
européenne, Matériaux pour l’histoire de
notre temps, NAQD, Magazine of
Political Studies & International
Relations, etc.). Auteur de rapports sur
la situation géostratégique dans le
Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, sa
dernière étude est intitulée « Les
menaces sécuritaires hybrides : quelles
réponses à la jonction
criminalité-terrorisme ? » (Institut
National d’Études de Stratégie Globale,
Présidence de la République, Alger,
2017). Son article dans la revue Sécurité
Globale a été publié aux États-Unis
sous le titre « The Fight Against
Terrorism and Crime: A Paradigm Shift?
An Algerian Perspective ».
Mr. HAMEL tient
particulièrement à remercier vivement le
professeur Jacques ABEN (Université de
Montpellier, France).
Published in
American Herald Tribune, July 10, 2017: http://ahtribune.com/politics/1773-tewfik-hamel-terrorism-risks.html
Reçu de l'auteur pour
publication
Le sommaire de Mohsen Abdelmoumen
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