Middle East Eye
Tariq Ramadan, Mennel, Diallo,
ou
le racisme islamophobe à la française
Alain Gabon
Mardi 13 février 2018
Ces cas font partie d’une pratique et
d’une tradition désormais bien ancrée en
France consistant à décapiter toutes les
têtes islamiques trop indépendantes
lorsqu’elles prennent de l’ampleur
L’affaire
Tariq Ramadan vient de connaître
deux développements importants. Le
premier est son incarcération en
détention provisoire le 2 février avec
refus de l’autorité judiciaire
d’éviter l’emprisonnement moyennant le
paiement d’une caution. Le second est
beaucoup plus troublant car il remet en
question l’intégrité de la justice
française et la confiance que l’on peut
avoir en elle (surtout si l’on est,
comme Ramadan, du mauvais côté de
l’équation). Ainsi a-t-on appris
le 6 février dernier que
l’administration judiciaire avait tout
bonnement
« égaré » une pièce majeure du dossier
que lui avaient formellement transmise
les avocats de Ramadan, document
susceptible de prouver son innocence
dans l’un des deux cas et de démontrer
qu’au moins une des deux présumées
victimes
(« Chrystelle ») mentait. Son alibi
n’a donc tout bonnement
jamais été vérifié ni pris en
considération par les enquêteurs et les
juges.
Comme d’autres
avant elle, cette affaire révèle à quel
point
il existe en France une justice à
deux vitesses
En cas de
confirmation (la vérification de l’alibi
auprès de la compagnie aérienne,
pourtant simple, n’a toujours pas eu
lieu au moment où nous écrivons ces
lignes, alors que Ramadan est en prison
depuis déjà deux semaines), ce précieux
document, un ticket de vol Londres-Lyon,
pourrait prouver en effet qu’au moment
du présumé viol à Lyon, l’homme n’était
en fait même pas sur le territoire
français.
Encore mieux, les
avocats de l’islamologue et théologien
avaient pourtant bel et bien reçu de la
justice française la confirmation
formelle que cette pièce du dossier
avait été transmise à qui de droit. Ils
ne pouvaient donc rien suspecter et se
sont rendu compte trop tard
de l’absence de ce document crucial
qui aurait peut-être pu éviter
l’incarcération provisoire à leur client
tout en démolissant l’une des deux
accusations.
L'islamologue Tariq
Ramadan, accusé de viol,
a été placé en
détention provisoire le 2 février (AFP)
On a beau se dire
que l’erreur est humaine, que ce genre
de choses arrive, on a vraiment du mal à
croire que la SEULE et unique pièce
« égarée » par la machine judiciaire, et
ce pendant deux mois, soit comme par
hasard
celle susceptible de prouver son
innocence, et aucune autre. Comme on
dit, c’est plus fort que du Roquefort.
Surtout dans un cas
ultra-médiatisé et hyper-sensible comme
celui-ci, que les autorités ont
elles-mêmes estimé être d’une importance
telle qu’elles y ont délégué pas moins
de trois juges d’instruction au lieu
d’un. Et c’est avec une telle
nonchalance que l’on aurait tout
simplement « égaré » LA pièce cruciale
du dossier d’une affaire sous le feu de
la rampe et reconnue par la justice
comme hautement sensible ?
Interrogée sur les
raisons de cette étrange disparition, la
justice, dont les « pertes », «
accidents » ou « oublis » sont
décidément hautement sélectifs, n’a à ce
jour fourni aucune explication. Et
aucune mesure n’a été prise pour pallier
à ce qui constitue un véritable déni de
justice, un denial of due process of
law qui, aux États-Unis, serait
susceptible d’entraîner la libération
immédiate de l’accusé.
Ramadan reste donc
en prison au grand bonheur de ses
ennemis, la vérification de son alibi
n’étant à l’évidence pas une priorité.
Justice, médias,
gouvernement : partout, le deux poids
deux mesures
Comme d’autres
avant elle, cette affaire révèle à quel
point il existe en France une justice à
deux vitesses, qui semble en outre loin
d’être aussi « aveugle » (donc
égalitaire et impartiale) que sur ses
pontifiantes statues : d’une part, une
justice impitoyable lorsqu’il s’agit de
mettre en tôle un personnage honni qui
gêne les pouvoirs en place, de l’autre,
une justice laxiste, en retrait lorsque
des accusations de viol similaires
touchent par exemple un membre du
gouvernement Macron, comme c’est
actuellement le cas pour deux ministres
de premier plan,
Gérard Darmanin et
Nicolas Hulot.
Comme quoi en
France, que ce soit les grands médias,
la justice ou l’État, tout est relatif,
à géométrie variable, on baigne dans
l’hypocrisie généralisée la plus infecte
et le deux poids deux mesures. Et après,
on s’étonne de la perte de confiance
dans la « République » et ses
institutions
Dans ces deux cas –
et en contraste flagrant avec le
traitement de Ramadan par les médias,
qui ont de suite estimé que
l’islamologue mentait et que les deux
accusatrices disaient la vérité –, on
tergiverse, on tourne autour du pot, on
se demande s’il y a vraiment eu viol,
si on devrait même en parler, on
accuse les média de
« s’emballer », on parle d’injuste
et
inacceptable « lynchage
médiatique », et les mêmes chaînes
d’information qui, dans le cas Ramadan,
prennent depuis le départ pour argent
comptant la parole des
présumées victimes, se mettent
soudain dans ce cas-ci à
salir l’accusatrice de Darmanin dans
la plus parfaite tradition du
character assassination.
La différence de
traitement est encore plus criante dans
le cas Darmanin, car d’une part une
plainte a bien été formellement déposée
contre lui et, d’autre part, lui et ses
avocats ont
reconnu les faits, contestant
simplement leur qualification comme
« viol ».
Encore mieux, c’est
l’ensemble du gouvernement Macron, le
président y compris, qui affirme
publiquement croire Darmanin et Hulot
et leur conserver leur entière confiance,
sans aucune réserve, hésitation ou états
d’âme. Même Marlène Schiappa, la
ministre du Droit des femmes et de la
famille (belle appellation patriarcale
soit dit en passant !) qui, hier encore,
se plaignait que l’on
mette en doute la parole des
victimes d’un viol et qu’il était
« dangereux de minimiser les agressions
sexuelles », met elle-même soudain
en cause la bonne foi des victimes
présumées de ses deux collègues,
puisqu’elle affirme elle aussi avoir
pleinement confiance en eux (donc,
logiquement, c’est elles qui mentent)
alors même que Darmanin a reconnu avoir
exploité sexuellement cette femme en
position de vulnérabilité et qui
l’accuse aujourd’hui de l’avoir violée.
Mais là, plus de Marlène.
Pire, toute honte
bue, Schiappa attaque désormais le
magazine qui a publié l’enquête sur
Nicolas Hulot, dénonçant un article
« irresponsable » et
déplorant la « médiatisation excessive »
de cette dernière affaire. Voici donc
notre « ministre des Droits de la
femme » en venir à souhaiter
publiquement que dans les cas qui
concernent ses collègues de
gouvernement, les affaires de viol et
harcèlement présumés soit censurées et
étouffées alors qu’hier encore, elle
déclarait à tous les micros qu’il
fallait encourager les victimes à parler
pour « sortir de la loi du silence » et
célébrait le mouvement américain
Me2/Balance ton porc. « Supporter la
médiatisation à l’extrême, le déballage
de leur vie intime dans les journaux,
leur nom en couverture sans y être
préparées, associé à des récits de leurs
pratiques sexuelles réelles ou supposées
: qui nous garantit que ce sera sans
effet sur elles ? La justice se rend
dans les tribunaux, pas les médias »,
déclare-t-elle aujourd’hui.
Comme tout cela est
beau et noble. Mais bizarrement, on ne
l’a jamais entendue parler en ces termes
de la surmédiatisation du cas Ramadan
et, par exemple, des accusations
médiatiques de Henda
Ayari.
Schiappa mérite ici
la palme de l’hypocrite la plus abjecte,
et ce n’est pas la concurrence qui
manque sur ce terrain. Lorsque c’est sa
petite carrière ou son avenir au sein de
ce gouvernement qui est en jeu, notre
ministre sait faire preuve de
pragmatisme et relativiser le droit des
femmes et la bonne foi des victimes
présumées.
À LIRE : Tariq Ramadan est toujours
présumé innocent, jusqu’à preuve du
contraire
Quant aux députés
de la majorité macroniste, c’est
carrément une
standing ovation à l’Assemblée
nationale qu’ils ont offerte au violeur
présumé (et consommateur de prostituées
avéré) Gérard Darmanin le lendemain de
l’ouverture d’une enquête préliminaire
pour viol. Et le dit Gérard de continuer
à pavaner, rigolard, comme si de rien
n’était, après avoir reconnu les faits
et en chipotant simplement sur la
terminologie – « Oui j’ai bien fait tout
ça mais c’était pas du viol ». On
croirait entendre
Coluche dans son sketch « Le viol de
Monique » avec son fameux « Monsieur
le juge, c’était pas du viol ! Le viol,
c’est quand on veut pas. Moi je voulais,
moi ! »
Comme quoi en
France, que ce soit les grands médias,
la justice ou l’État, tout est relatif,
à géométrie variable, on baigne dans
l’hypocrisie généralisée la plus infecte
et le deux poids deux mesures. Et après,
on s’étonne de la perte de confiance
dans la « République » et ses
institutions, du cynisme vis-à-vis de
ses valeurs proclamées dont la fameuse
« égalité », du dégoût populaire contre
les élites et du succès du Front
national ou autres populismes
« anti-establishment ».
Mennel
C’est en pleine
affaire Ramadan qu’éclate un autre cas,
celui de la jeune et lumineuse chanteuse
Mennel Ibtissem, quasiment la seule
musulmane voilée de tout le PAF (ce qui
en dit déjà long sur l’atmosphère
culturelle envers les musulmans).
Après avoir fait un
malheur sur le show télé « The
Voice », elle se voit cependant en
l’espace de quelques jours forcée de se
retirer de la compétition (qu’elle avait
toutes les chances de gagner), suite à
la publication par des internautes de la
« fachosphère » raciste et islamophobe
de deux ou trois tweets au contenu
vaguement « complotiste », dont l’un,
composé après
l’attaque de Nice du 14 juillet 2016,
disait que le gouvernement était « les
vrais terroristes ».
La chanteuse Mennel
Ibtissem s’est retirée de l’émission «
The Voice » après avoir été critiquée
pour ses prises de position par les
courants pro-israéliens et islamophobes
(« The Voice »)
Malgré des
excuses publiques, sa reconnaissance
que ces tweets étaient inappropriés vu
les circonstances et son absence
évidente de toute intention maligne,
rien n’y fait, et la « polémique » ne
fait qu’enfler, jusqu’à
son départ, forcé par cette
véritable et incendiaire campagne de
haine et diffamation où l’on accuse
carrément la jeune fille de soutenir le
terrorisme, d’être une « islamiste » et
une apprentie-djihadiste.
Quelques remarques
pour relier ces deux affaires malgré
leurs différences évidentes.
D’abord, comme pour
Ramadan, la campagne contre la jeune
artiste témoigne d’un deux poids deux
mesures, d’une hypocrisie générale et
d’un acharnement hautement sélectif
contre toute figure un peu trop
visiblement, « ostensiblement » comme on
dit en France, musulmane dès lors que
celle-ci prend un peu trop d’ampleur
médiatique et culturelle et s’avère
difficile voire impossible à contrôler,
à utiliser, à récupérer et
instrumentaliser par le système
politico-médiatique.
Ce deux poids deux
mesure est facile à démontrer : Mennel
est bel et bien la seule et unique
candidate de « The Voice » dont on a
épluché les comptes Tweeter, Facebook et
autres pour y chercher des squelettes
dans le placard afin de les exhiber
publiquement pour flinguer la chanteuse
si visiblement et fièrement musulmane.
Jamais on n’avait fait cela pour les
autres artistes de cette émission. CQFD.
À LIRE : Mennel, la chanteuse musulmane
de « The Voice » attaquée pour ses
propos sur les réseaux sociaux
De plus, comme le
rappelle
Daniel Schneidermann, une quantité
impressionnante d’autres personnalités
du monde du spectacle, dont des
célébrités comme l’acteur-réalisateur
Mathieu Kassovitz, l’actrice-phare du
cinéma français Marion Cotillard ou
l’humoriste Bigard ont tous eux aussi
proféré, souvent publiquement, des
propos complotistes sur les
gouvernements et le terrorisme, de façon
bien pire et plus explicite que les deux
malheureux tweets de Mennel, et ce sans
que jamais cela ne nuise à leur carrière
et popularité et encore moins ne
provoque de campagnes visant à les
interdire d’antenne.
D’autres, comme le
polémiste islamophobe
Eric Zemmour, ont même carrément été
condamnés à plusieurs reprises pour
incitation à la haine (dans son cas
contre les musulmans, bien évidemment)
sans que cela ne nuise à leur carrière.
Si Mennel a été forcée de quitter le
show à regret alors qu’elle était en
pleine ascension, Zemmour, lui, reste
entre autre éditorialiste au Figaro,
l’un des trois principaux quotidiens
nationaux, malgré ses condamnations
judiciaires.
Comme pour Ramadan,
la campagne contre la jeune artiste
témoigne d’un deux poids deux mesures,
d’une hypocrisie générale et d’un
acharnement hautement sélectif contre
toute figure un peu trop visiblement,
« ostensiblement » comme on dit en
France, musulmane
Observons également
comment désormais, sur des cas comme
ceux-ci, les
grands médias nationaux
« légitimes » n’hésitent plus à relayer,
amplifier et donc légitimer la
pourriture initialement postée sur la
fachosphère du net, tout en donnant la
parole aux chiens de garde d’Israël pour
qu’ils diffament encore plus la jeune
chanteuse par des accusations totalement
gratuites et outrancières.
Ainsi du
sempiternel Gilles-William Goldnadel,
avocat, chroniqueur et président du
lobby France-Israël qui, dans une
abjecte
colonne au Figaro, décrit
Mennel et la « jeunesse islamique »
qu’elle est censée représenter comme une
« radicalisée » endoctrinée et
lobotomisée par des « gens qui la
manipuleraient » (et ce sont ces
individus-là qui après viennent nous
parler de « complotisme » !).
Selon lui, Mennel
serait également une version féminine de
Ramadan, car tout comme le théologien,
elle pratiquerait hypocritement « le
double discours » des « islamistes » et
serait de mèche avec les « Frères
musulmans ». On reconnaît les vieux
thèmes à la Caroline Fourest, ici
recyclés par un lobbyiste sioniste pour
flinguer l’icône montante de la Muslim
Pride française.
Nobles alibis
À moins d’être dans
le déni et la mauvaise foi la plus
complète, il est également évident que
les prétextes avancés pour éliminer ces
deux icônes de la nouvelle « Fierté
islamique » francophone et occidentale
ne sont aucunement les véritables
raisons de l’opération-purge.
Dans le cas de
Mennel, on a parlé du nécessaire
« respect des victimes du terrorisme »
(les morts ont beau dos dans la
fachosphère et ceux qui la relaient), de
la nécessité d’avoir un « comportement
irréprochable » pour ce show
« familial », et autres hypocrisies
intégrales. Exige-t-on en effet la même
intégrité irréprochable de la part des
autres vedettes citées plus haut ou des
journalistes comme Zemmour, dont le rôle
et la responsabilité vis-à-vis des
citoyens et de la nation sont nettement
plus importants que pour une chanteuse
débutante dans un télé-crochet ?
Son engagement pour
la Palestine, en particulier, et
sa magnifique chanson devaient en rendre
nerveux plus d’un : du fait de son
incroyable charisme, talent
et popularité montante surtout auprès
des jeunes, Mennel était la personne
idéale susceptible de booster un peu
cette cause, moribonde en France
Il suffit
d’ailleurs de lire le torrent de bile
haineuse qui s’est déversé sur la jeune
musicienne ainsi que les dérapages
auxquels l’affaire a donné lieu pour
voir clairement que les motifs du grief
contre elle sont en fait tout autre :
ainsi, on lui reproche
de porter le voile et d’afficher par
là sa qualité de musulmane, de faire de « l’entrisme
islamique en prime time »
(« entrisme » étant ici un mot codé pour
dire en fait « exister » sans cacher sa
foi), d’avoir partagé sur ses comptes
des livres de Tariq Ramadan (quel
crime de s’intéresser aux ouvrages de
celui qui fut professeur à Oxford avant
toute cette affaire !), de soutenir
l’association humanitaire islamique
Baraka City (elle aussi
régulièrement accusée sans preuve aucune
de faire de « l’entrisme islamiste »),
d’être elle-même
une « islamiste » (sans aucune
définition de ce mot-épouvantail, comme
d’habitude, qui semble ici simplement
dire « une musulmane visible et sans
honte de sa religion »), de
chanter en arabe (magnifique
amalgame arabe = terroriste), d’être
membre de
l’association féministe Lallab, de
parler un
« double langage » (comme Fourest
avec Ramadan, le thème de la « taqiya »
cher aux islamophobes), d’être
soi-disant
proche du mouvement de boycott contre
Israël BDS, et peut-être surtout, de
soutenir avec force et conviction mais
sans haine aucune ou appel à la violence
la cause palestinienne, comme à son
habitude à travers la musique.
Toutes raisons qui
ont donc bien peu à voir avec le
« respect des victimes de Nice » mais
qui ciblent toutes sa visibilité
musulmane et ses engagements civiques.
Comme le
chantait déjà Médine, « Tous les
jours au centre de la cible, car tous
les jours je suis muslim ! ».
Son engagement pour
la Palestine, en particulier, et sa
magnifique chanson devaient en rendre
nerveux plus d’un : du fait de son
incroyable charisme, talent et
popularité montante surtout auprès
des jeunes, Mennel était la personne
idéale susceptible de booster un peu
cette cause, moribonde en France suite à
l’adoption par les gouvernements
Sarkozy, Hollande et Macron d’une ligne
entièrement et inconditionnellement
pro-israélienne et à la tentative, aussi
sournoise que certaine, de délégitimer,
voire
criminaliser, cette cause et le
soutien qu’on peut lui apporter.
Dans ce contexte,
il n’est donc pas étonnant que Mennel
soit depuis le départ dans la ligne de
mire de pas mal de gens.
Quel est le
problème véritable de la France avec
Tariq Ramadan ?
Les griefs faits à
Mennel (« entrisme islamiste »,
« radicalité », « double langage » par
lequel elle « cacherait son jeu », etc.)
sont donc strictement les mêmes que ceux
dont on accable Tariq Ramadan depuis des
années. Bien avant ces histoires de
viol, l’intellectuel islamique était
déjà l’objet de la haine des Manuel
Valls, Caroline Fourest (dont
l’obsession monomaniaque contre lui
relève de la pathologie clinique alors
même que sans lui cette journaleuse
n’existerait pas) et de la totalité des
grands médias et gouvernements.
En France, et c’est
bien le fond du problème avec Ramadan et
Mennel, il ne faut surtout pas
que les musulmans choisissent et
génèrent eux-mêmes leurs leaders,
intellectuels et role models de
façon organique et autonome, ou que
ceux-ci atteignent ce statut par
eux-mêmes
Le problème de la
France avec Ramadan, son péché cardinal
aux yeux des pouvoirs en place, est
quadruple :
1) Depuis toujours,
il critique sans répit, sans compromis
et de façon radicale les gouvernements
français en place (ainsi que leurs
alliés israéliens, saoudiens ou
égyptiens), à commencer par leurs
politiques étrangères belliqueuses et
militaristes, leur lâche complicité face
aux crimes de guerre de leur allié
israélien, et leur traitement
inégalitaire et souvent infâme de leurs
compatriotes musulmans.
2) Sa popularité
immense, surtout auprès des jeunes, qui
en fait un leader d’opinion échappant
totalement à leur contrôle. Or, dans son
traitement différentiel de l’islam et
des musulmans, la France n’accepte que
les leaders islamiques choisis et promus
par les pouvoirs politiques et
sanctifiés par les grands média pour
servir les discours, objectifs et
politiques officielles. À l’instar de
l’imam Chalghoumi, sorte de
grotesque Fernandel islamique
parfaitement choisi pour perpétuer le
stéréotype raciste de l’Arabe comme
arriéré demeuré, ou son alter ego
inversé, l’érudit islamique arrogant et
prétentieux
Ghaleb Bencheikh, dont le rôle est
de dire du haut de son piédestal aux
autres musulmans comment se comporter,
quoi penser, quoi croire et ne pas
croire selon des lignes qui sont
strictement celles des pouvoirs
français. Ou encore le pantin
Abdennour Bidar, autre exemple des
« musulmans-modèles » estampillés « 100
% République française », équivalents
islamiques et français des « bons
négros » et « Oncles Tom » américains du
temps des plantations, aussi dociles,
manipulables, pliables et si besoin
jetables qu’une Aunt Jemima.
En France, et c’est
bien le fond du problème avec Ramadan et
Mennel, il ne faut surtout pas
que les musulmans choisissent et
génèrent eux-mêmes leurs leaders,
intellectuels et role models de
façon organique et autonome, ou que
ceux-ci atteignent ce statut par
eux-mêmes.
3) Contrairement
aux marionnettes étatiques mentionnées
ci-dessus, Ramadan n’est ni servile, ni
manipulable, ni instrumentalisable par
les autorités en place, qu’il prend
systématiquement depuis des années à
rebrousse-poil. On peut dire la même
chose de la jeune Mennel : tous deux
représentent le modèle du musulman
occidental charismatique, indépendant,
fier, critique, réfractaire et insoumis
aux pouvoirs. Et c’est à ce titre qu’il
importe de s’en débarrasser par tous les
moyens.
Tous deux
représentent le modèle du musulman
occidental charismatique, indépendant,
fier, critique, réfractaire et insoumis
aux pouvoirs. Et c’est à ce titre qu’il
importe de s’en débarrasser par tous les
moyens
4) Quatrième et
dernière raison : Ramadan (mais là
encore également Mennel) est le
modèle-type du musulman européen
parfaitement accompli et intégré, mais,
et c’est le problème, qui refuse de
s’assimiler
comme le modèle français l’ordonne aux
musulmans. D’ailleurs, dans ses
discours, Ramadan encourage les
musulmans à
s’intégrer mais sans s’assimiler,
sans chercher à se rendre invisibles
comme on les y pousse, et il les exhorte
en plus (là aussi comme Mennel
avec la Palestine) à s’engager
politiquement et civiquement au nom de
leur foi, sans complexes, alors que le
modèle français et l’islamophobie
régnante leur ordonnent sans cesse de
faire de leur religion une affaire
strictement privée et surtout pas le
moteur d’un engagement politique
quelconque (d’où le discours dominant
visant à rejeter et délégitimer non pas
juste l’extrémisme, le
« fondamentalisme », le « salafisme » ou
« l’islamisme », mais tout islam dit
« politique », choses fort différentes
mais qui font en France l’objet d’un
strict amalgame).
Ce n’est donc pas
un hasard si Ramadan et Mennel ont
été flingués en même temps : tous deux
étaient devenus les symboles nationaux
les plus proéminents et charismatiques
de la nouvelle « Muslim Pride » ; tous
deux étaient (sont encore) des icônes et
role models de la jeunesse islamique
(et plus) de France ; tous deux
participent à la conscientisation et à
l’affirmation civique et politique de
cette jeunesse ; tous deux l’encouragent
à s’engager, et ce au nom de leur foi ;
tous deux sont pro-palestiniens.
Trop gênants, trop
visibles, trop populaires, trop
récalcitrants, pas assez malléables. Il
fallait donc les sortir de la sphère
publique, les y en expulser, les
effacer. Et dans le cas de Mennel,
l’effacement est littéral.
Deux cas parmi
d’autres
Loin d’être isolés,
ces deux cas font partie d’une pratique
et d’une tradition désormais bien ancrée
en France consistant à décapiter toutes
les têtes islamiques trop indépendantes
lorsqu’elles prennent de l’ampleur. En
effet, nombre d’autres personnalités,
figures médiatiques et role models
de la jeunesse islamique mais aussi des
autres minorités ont récemment elles
aussi fait l’objet de campagnes de
diffamation aboutissant à leur
exclusion.
On pense ici à
l’éviction de
Rokhaya Diallo (autre icône
culturelle hautement critique du
gouvernement, symbole de la Black Pride
et du mouvement
Black Lives Matter), à la censure
d’Houria Bouteldja, autre égérie
hijabisée de la cause palestinienne et
au-delà, aux accusations diffamatoires
incessantes contre les
Indigènes de la République, à la
campagne contre
Amena Khan, et ainsi de suite, la
liste se fait longue.
À LIRE : Ce que les excuses d’Amena Khan
nous apprennent sur les limites de la «
réussite » musulmane
La mise
hors-circuit de toutes ces figures
montantes participe en France d’un seul
et même processus : priver ces minorités
(musulmans, noirs, etc.) de toute
personnalité et leader qui n’auraient
pas été préalablement soit sélectionnés,
soit approuvés par les pouvoirs en
place.
On se souvient des
propos de J. Edgar Hoover, le fascisant
directeur du FBI pendant la guerre
froide,
déclarant à propos de Martin Luther
King : « Quand nous en aurons fini
avec ce ‘’bon docteur’’, il n’y aura
plus jamais un autre Messie noir, à
moins que ce soit nous qui le
choisissions ».
On ne peut
s’empêcher de trouver
d’étranges mais certaines résonnances
avec ce qui se passe en France, toutes
proportions gardées – nous n’en sommes
pas en France à assassiner ces leaders
minoritaires qui embarrassent, seulement
à les flinguer politiquement et
médiatiquement pour les retirer de la
circulation, mais l’effet est bien le
même.
- Alain Gabon est
professeur des universités et maître de
conférences en Études françaises aux
États-Unis. Il dirige le programme de
français de l’Université Wesleyenne de
Virginie et est l’auteur de nombreuses
conférences et articles sur la France
contemporaine et l'islam en Europe et
dans le monde pour des ouvrages et
revues universitaires spécialisés, des
think tanks comme la Cordoba Foundation
en Grande-Bretagne, et des médias grands
publics comme Saphirnews ou Les
cahiers de l’Islam. Un essai intitulé
« Radicalisation islamiste et menace
djihadiste en Occident : le double
mythe » a été publié
en septembre 2016 par la Cordoba
Foundation.
Les opinions
exprimées dans cet article n’engagent
que leur auteur et ne reflètent pas
nécessairement la politique éditoriale
de Middle East Eye.
Photo : un homme
passe devant une œuvre de street art
réalisée par les artistes de rue
français Zag et Sia dans un escalier de
Paris le 1er mars 2016. Les
deux artistes s’inspirent de la célèbre
peinture « La Liberté guidant le
peuple » du français Eugène Delacroix
commémorant la révolution de juillet
1830 et considérée comme un symbole de
la République française.
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