Syrie
Comment la France bafoue l’existence de
l’Etat syrien
Michel Raimbaud
Samedi 23 novembre 2019
En Syrie, la diplomatie française
persévère dans l’erreur, en niant l’Etat
légal, présidé par Bachar El Assad, et
en collant au « camp occidental ».
Résultat : elle ne pèse plus dans le jeu
diplomatique et risque d’engendrer bien
des rancœurs sur le terrain.
Par un beau
dimanche d’automne, le 13 octobre
dernier, le Président à la pensée
complexe et sans complexe que le
suffrage a donné à la France convoquait
un Conseil de défense rassemblant tout
le beau linge régalien du gouvernement
pour « étudier la situation dans le Nord
syrien », dans un contexte
particulièrement compliqué. Le
communiqué publié le lendemain matin aux
aurores, qui condamnait fermement «
l’attaque unilatérale de la Turquie » du
9 octobre, allait faire illusion le
temps d’un éclair.
Ceux qui pouvaient encore espérer un
réveil au pays des Lumières, voire une
inflexion vers une meilleure perception
des réalités du terrain, allaient avoir
courte joie : la fin de phrase du
communiqué précisait qu’il s’agissait de
condamner l’attaque « contre les Kurdes
». De l’Etat syrien il n’était en
revanche pas question. Ouf ! Les
chantres de la « révolution syrienne »
contre le pouvoir légal en place à Damas
et les supporters des « terroristes
modérés » pouvaient se rendormir. Par
définition, la France éternelle, celle
d’aujourd’hui, ne change jamais de
position, surtout quand elle a tout
faux… Par définition, elle a raison,
fermez le ban, et circulez…
Mépris du droit
Les esprits
chagrins diront qu’il eût été sage et
décent – on n’ose dire fair play – de
préciser que, selon les normes du droit
international (ou ce qu’il en reste) et
les fondamentaux de la Charte des
Nations-Unies, l’attaque turque
constituait avant tout une agression,
une de plus, contre la Syrie. Mais c’eût
été trop en demander à la diplomatie
d’un membre permanent du Conseil de
Sécurité, par définition gardien de ces
principes, qui s’est néanmoins distingué
depuis neuf ans par son mépris du droit
et son agressivité envers des Etats qui
ne l’avaient pas agressé : la Libye
d’abord, la Syrie ensuite, déterrant la
hache de guerre peu après avoir convié
leurs leaders à fumer le calumet de la
paix à l’Elysée.
Tant d’Etats sont aujourd’hui coutumiers
de telles hypocrisies et de tels
retournements, qu’une infraction de plus
ou de moins n’a guère d’importance : on
ne compte pas quand on aime, mais on ne
compte pas non plus quand la victime des
entorses au droit est haïe et honnie par
la « communauté internationale »
bien-pensante, lorsqu’est en cause le «
régime de Bachar », consacré depuis la
seconde guerre d’Irak ennemi public
numéro un.
Occidentalisme
et néo-conservatisme
Il faut dire que le
monde n’est plus ce qu’il était et la
diplomatie non plus depuis un certain
temps déjà. Un séisme étant passé par
là. Il y a trente ans, le monde change
de base, suite à l’autodestruction de
l’URSS, divine surprise. Il s’agit,
comme le dit Poutine, de « la plus
grande catastrophe géopolitique du XXème
siècle » et le début d’un calvaire pour
qui refuse d’adhérer au camp américain
triomphant, comme ce sera le cas pour la
Syrie.
L’occidentalisme,
unissant nostalgiques de la colonisation
et revanchards de l’impérialisme, prend
son essor sous la bannière du
néo-conservatisme, alliant
néolibéralisme, parlementarisme et
messianisme de « peuple élu ». Les
tabous étant tombés, on pourra sans trop
de gêne ressortir les concepts d’espace
vital, de vocation à la maîtrise du
monde, de Kriegspiel sur le « grand
échiquier mondial ». La géopolitique,
création allemande et anglo-saxonne,
taboue depuis les années 30, fait son
retour et permet de redessiner le cadre
géographique des pulsions hégémonistes
de l’Amérique et de ses séides :
l’empire atlantique face au bloc
eurasien, avec une ceinture verte
arabo-musulmane théâtre et enjeu de la
confrontation. Clé stratégique du
Moyen-Orient, la Syrie n’a qu’à bien se
tenir.
Écrasement des
peuples
Initié en
1990/1991, le moment unipolaire
américain va s’avérer propice à
l’exacerbation de cet occidentalo-centrisme
revisité, justifiant l’écrasement des
peuples et la destruction des Etats au
nom de principes comme le droit
d’ingérence, le devoir d’intervention,
la responsabilité de protéger, nouvelles
versions de feue « la mission
civilisatrice ». C’est ainsi que les
neoconsparviendront à mobiliser autour
de leurs thèses les classes politiques,
médiatiques et intellectuelles des pays
d’Occident.
Dur, dur d’être
civilisés au milieu de tant de sauvages
et d’être bons face à tant de méchants
Les experts eux-mêmes, qui se piquaient
d’avoir mis au rencart les idées
simplistes, se replieront sur les idées
reçues d’une pensée unique, afin de ne
pas passer à côté du grand vent de
l’Histoire. Clichés, préjugés,
approximations constitueront plus que
jamais le carburant essentiel de
l’analyse et de la réflexion sur le
conflit syrien dans nos sphères
pensantes, l’information étant
systématiquement instrumentalisée et
remplacée par un storytelling qui dit
bien ce qu’il veut dire. Chaque épisode
de ce récit est lancé sur le marché,
livré en pâture à l’opinion, relayé le
surlendemain par un autre « faux drapeau
», de façon à déboussoler et décerveler
les citoyens. Le but n’est pas de les
informer mais de les désinformer alors
qu’ils sont déjà bien conditionnés.
L’Occident, en éternel sanglot sous le
poids de son « fardeau », devant dire le
droit et remettre dans le droit chemin
la vile multitude des États «
préoccupants » qui polluent son
environnement, est en quête d’une
doctrine rassurante et d’une actualité
émouvante et/ou effrayante. Dur, dur
d’être civilisés au milieu de tant de
sauvages et d’être bons face à tant de
méchants.
C’est dans ce
contexte « unipolaire » et ce climat
d’escroquerie intellectuelle, en
l’absence de toute opposition réelle et
structurée pendant une vingtaine
d’années, que l’Amérique et ses alliés
ont systématiquement dévoyé et dévasté
le droit international, transformant le
Conseil de Sécurité en théâtre de
l’arrogance et faisant prévaloir partout
la loi de la jungle. La Syrie sera une
victime privilégiée de cette logique.
Les principes onusiens – souveraineté et
égalité des Etats, non-ingérence,
obligation de négocier en cas de conflit
et interdiction de recours ou de menace
de recours à la force, droit des peuples
à l’autodétermination et droit pour les
Etats de choisir leur régime politique à
l’abri de toute ingérence – sont
désormais systématiquement ignorés et
bafoués par les Occidentaux.
« Gouvernement »
vs « régime »
Le langage et les
usages diplomatiques ont été abandonnés
au profit de comportements déviants, qui
étaient naguère le monopole des mauvais
garçons. La stigmatisation des Etats
préoccupants ou voyous est déterminée
par le vocabulaire employé à leur
encontre, sans beaucoup de rapport avec
la réalité.
On se souviendra
des propos inconvenants tenus à
l’encontre de « Bachar » par de
distingués ministres. Les pays
atlantiques, qui se présentent comme de
« grandes démocraties », sont ainsi
dirigés par des « gouvernements »,
tandis que les adversaires sont des «
régimes » chargés de toutes les tares,
souvent même qualifiés d’Etats voyous,
menaçants, répressifs et massacreurs. On
affectionne les appellations qui prêtent
à confusion, comme cette force de
mercenaires terroristes désignée comme «
armée nationale syrienne » qui sévit
dans le Nord syrien sous patronage turc
mais qui n’a rien à voir avec l’armée
régulière.
Retour au «
bercail occidental »
Les pays de «
l’Orient compliqué » ont
particulièrement souffert de cette
dérive grossière, tandis que les
atlantistes ont sacralisé les idées
simplistes, leurs certitudes et leurs
préjugés. La France a donné l’exemple.
Entrée de justesse au Conseil de
Sécurité en 1945 comme membre permanent,
elle avait longtemps vu dans le
multilatéralisme et l’adhésion à la
légalité onusienne les piliers de sa
légitimité. Son retour au « bercail
occidental » s’est soldé par un
alignement de plus en plus aveugle sur
les positions anglo-saxonnes, notamment
depuis la seconde guerre d’Irak, se
traduisant par une implication inspirée
par Washington dans le dossier
syro-libanais.
Traduisant sans
doute une certaine résurgence des
pulsions coloniales, l’acharnement de la
France a été, dès le départ de la guerre
de Syrie, d’une rare intensité, décuplé
par la hargne que l’on sait contre
Bachar Al Assad. Tandis que les
dirigeants successifs s’enferraient dans
un interventionnisme forcené et se
raidissaient devant leur échec contre le
« régime de Damas », après avoir misé
successivement sur tous les « mauvais
chevaux », le déni de Paris face à la
résilience victorieuse de la Syrie
légale, le refus d’admettre les réalités
et les évolutions ainsi qu’une approche
souvent injurieuse ont eu pour résultat
d’écarter la France du dossier syrien et
des autres dossiers de la région. A
force d’ostraciser voire d’ignorer le «
régime de Damas » et son existence même
alors qu’il est en passe de reprendre le
contrôle de l’ensemble du territoire
national, bénéficiant, qu’on le veuille
ou non, d’un vaste soutien populaire, la
Syrie, elle, ne manque pas une occasion
de dénoncer les agressions et la
présence illégale des forces du « régime
» français, du « régime d’Erdogan » et
consorts.
L’attitude
française témoigne du mépris des
dirigeants pour un État qui a tenu le
coup, pendant près de neuf ans, face à
plus de cent pays
L’attitude
française, à l’instar de celle des
Occidentaux, témoigne de cette
obstination et du mépris des dirigeants
français pour un Etat qui a tenu le
coup, pendant près de neuf ans, face à
plus de cent pays et se trouve au cœur
d’une alliance puissante incluant la
Russie, l’Iran, le Hezbollah, l’Irak et
la Chine. Manifestement, l’arrogance du
gouvernement de M. Macron le conduit à «
snober » systématiquement ces Etats, ne
prenant en compte que « les autres », à
savoir l’envahisseur turc, les Kurdes
lorsqu’ils sont séparatistes, l’Armée
Libre Syrienne, les forces de
l’opposition « anti-régime » pour
désigner des groupes issus de Da’esh ou
Al Qaida ou autres entités classifiées
terroristes par l’ONU, les forces
américaines ou occidentales stationnées
illégalement, la soi-disant « coalition
internationale » dirigée par Washington…
Bref, toutes les forces hostiles à la
Syrie légale.
La longue
mémoire des peuples
Il est clair que
cette volonté de passer sous silence la
présence et le rôle déterminant de
l’armée nationale, de l’État, des
autorités, vise à démontrer que la Syrie
serait non seulement un État voyou qui
viole régulièrement la légalité
internationale (sic), détient des armes
de destruction massive (re-sic) et
utilise le terrorisme pour terroriser
les populations civiles (re-re-sic),
selon la définition d’Avraham Shlaïm, un
Israélien professeur à Oxford. Elle
serait également, en suivant ces
raisonnements biaisés, un État failli
qui ne remplit pas son rôle de
protection vis-à-vis de ses populations.
L’accord passé le 14 octobre sous le
patronage russe entre le gouvernement
central et les Unités de Protection du
Peuple (kurdes), faisant de celles-ci
des auxiliaires de l’armée régulière
sous tutelle de Damas face aux Turcs et
rebattant les cartes dans le Nord
syrien, a reçu un accueil « réservé »,
traité au mieux comme un nouvel épisode
banal. Cela témoigne pour le moins d’une
méconnaissance des rapports de force
assez stupéfiante.
De façon étonnante,
la classe politique, tous « partis de
gouvernement » confondus, les médias
nationaux du mainstream et la masse des
intellectuels ont soutenu les
gouvernements dans cette position
désastreuse et déshonorante, qui restera
une tache dans notre histoire. Et il ne
semble pas proche le jour où cette
monumentale erreur pourra être réparée.
Beaucoup de Français auront la mémoire
courte et oublieront avec le temps ces
tristes épisodes. Les peuples opprimés,
eux, ont une mémoire, une mémoire
longue.
Par Michel
Raimbaud, ancien ambassadeur, auteur de
Tempête sur le Grand Moyen-Orient (ed.
Ellipses, 2017) et Les guerres de Syrie
(ed. Glyphe, 2019)
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