Qu'est-ce que
philosopher ?
Le combat de la raison
VII - Le sang des dieux et le nôtre
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 20 février 2015
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1 - Le sang
d'aujourd'hui
2 - Un marché de dupes
3 - Nos décalques théologiques
4 - Le retour d'Ouranos
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1 - Le sang
d'aujourd'hui
On prétend que nos
dieux les plus sanglants d'autrefois,
mais également nos trois monothéismes
les plus récemment débarqués seraient
nés de notre férocité native; on
prétend, de surcroît, que tous nos
Célestes périraient d'inanition si nous
cessions un instant d'abreuver leurs
autels des flots de notre hémoglobine.
On soutient, enfin, que leur triumvirat
patelin nous révèlerait un grand secret
de nos encéphales: nos personnages
historiques les plus réels ne seraient
pas de chair et de sang, mais figurés
par nature et par définition. A ce
titre, nous aurions greffé nos effigies
sur nos étals sacrés qui, en retour,
nous élèveraient du réel au symbolique,
de la matière au signal, du physique au
parlant.
Ce serait donc un
Abraham déjà tout mental qui aurait
substitué le sang d'un agneau
cérébralisé, abstrait et crypté à celui
de son fils corporel en attente de
l'abattoir de Jahvé. Mais, pour cela, il
nous aura fallu mettre la chair et toute
l'ossature d'Isaac en attente de leur
trucidation délirante sur l'étal du
créateur, parce que seule l'immolation
sacrificielle d'un vivant porterait sa
viande au cultuel, donc au lexical et au
vocal. La religion musulmane aurait
repris à son compte cette liturgie de
deux substitutions validées à front
renversé, l'une irait du physique au
symbolique, l'autre du symbolique au
physique.
Mais si le sacré de
la bête biphasée est né du troc ou du
commerce de sa substance charnelle avec
ses dieux, comment comprendre la fusion
du réel et du figuré, du muet et du
loquace, de l'inerte et de l'animé, du
mort et du vivant? Certes, nous
achèterions notre vie sur nos
propitiatoires bipolaires, mais
seulement en échange de l'offrande de
nos cadavres à des monstres logés dans
notre cosmos de marchands de nous-mêmes.
Comment se fait-il que le salmigondis du
réel et du signe - nous l'appelons une
religion - soit à la fois un marché
unificateur et un commerce de nos images
d'ici bas avec celles de là-haut ? Quel
casse-tête que le vocabulaire
dichotomique dont nous sommes tissés !
S'agirait-il de répondre au besoin le
plus universel dont témoignerait
l'étoffe de nos cultes de type
monothéiste, le besoin de charger de
puissants personnages - et d'abord un
magistrat suprême du cosmos - d'une
mission politique originelle, celle de
masquer avec le plus grand soin les
pactes que nous signons avec un sang à
acheter et à vendre, tellement nos
meurtres religieux auraient besoin à la
fois de s'afficher et de sanctifier nos
linceuls?
2 - Un marché de
dupes
Le culte que nous
rendons à notre auto-immolation
originelle - désormais déguisée,
sanctifiée et élevée du physique au
symbolique et vice versa - comme le
précisent, du reste, fort crûment les
paroles assassines que nous prononçons à
la messe - notre culte suicidaire,
dis-je, dépose aux pieds du créancier du
"péché" que nous qualifions d' "originel",
le cadavre palpitant de son Fils à la
fois pieusement assassiné et rentabilisé
par sa trucidation rituelle, donc
valorisante. Le torturé à mort et
sacralisé à ce titre sera échangé, et
payé rubis sur l'ongle à son géniteur,
contre le salut de tout le genre humain.
C'est donc bien à
tort que la religion du sang de la Croix
se masque sous la catéchèse lénifiante
d'un meurtre irénique, mais payant.
L'anthropologie critique réintègre un
sacré enjolivé dans une généalogie
psychanalytique de notre meurtre le plus
profitable, celui qui s'enracine dans
une zoologie non encore enrubannée, donc
dans l'alliance sans rubans ni dentelles
de notre chair avec une symbolique d'une
mort hors de prix. Nous sommes des
animaux commerçants et notre corps est
notre premier fond de commerce avec
notre acheteur principal, celui dont le
compteur est au ciel. Nos dieux sont nos
acheteurs et nos créanciers, comme nous
sommes leurs clients et leurs
fournisseurs. Le sacré et le signe sont
nés du glissement de la bête
cérébralisée de sa tanière dans la
zoologie vers une mondialisation
bancaire de son gîte et de sa carcasse -
celle-ci sera sacrifiée dans les
officines rémunérées de ses cultes
meurtriers.
Le christianisme
s'efforce de paraître se fonder sur
l'effacement d'une tache native et
indélébile, mais précieuse, puisqu'elle
sert d'alibi à un assassinat
prétendument "sauveur". C'est d'une
dette colossale qu'il est censé s'agir,
et tellement titanesque que le
malheureux débiteur ne saurait la
rembourser sur son propre fonds. Aussi,
le Dieu généreux d'apparence, mais aux
guichets retors, est-il censé avancer
spontanément et in extremis la somme
nécessaire au sauvetage de sa
malheureuse créature. Mais le pauvre
Adam sera dupé par un prêt à intérêts
non seulement abusif, mais falsifié
d'avance et à plaisir, dirait-on, parce
que le payeur n'acquittera qu'à un taux
usuraire la dette impérieusement
réclamée à sa cassette vide.
De plus, le
banquier n'est pas rieur: c'est sur un
ton sévère qu'il se joue de la crédulité
et de la simplicité d'esprit de sa
victime: il percevra des dédommagements
éternels, exorbitants et irréductibles.
Le Créateur est un marchand averti, il
gage un fonds de commerce qui lui
permettra de multiplier à l'infini la
première mise qu'il aura cautionnée: la
chair impérissable et ultra
rémunératrice de son Fils permettra au
roi chevronné du ciel des sacrificateurs
de gagner sans interruption et sur tous
les tableaux. Les exigences de sang et
de viande que la bête des nues réclamera
sans relâche des bouchers du petit
animal qu'il aura rendu insolvable
d'avance recevront sans cesse
satisfaction, mais seulement en
trompe-l'œil, puisque le meurtrier
insatiable dispose maintenant d'un fond
de caisse du sacré imposable à
perpétuité et mis à l'abri de la
banqueroute, cette épée de Damoclès
suspendue sur tous les guichets de ce
monde.
3 - Nos décalques
théologiques
Pourquoi un marché
de dupes à ce point cousu de fil blanc
entre un roi des pingres et un
emprunteur aussi naïf que sans le sou?
Parce que le bailleur de fonds de
l'éternité ne demeurerait pas longtemps
viable - politiquement parlant - donc
branché durablement sur le sang bien
réel de notre histoire et de notre
politique - donc greffé sur un meurtre
tellement fécond - si nous cessions de
lui offrir une hémoglobine à la fois
symbolique et réelle, celle qui obéira à
notre désir d'immortalité et qui
exprimera le prix le plus rentable que
nous réclamons en secret de notre
candeur insatiable.
On voit comment nos
sacrifices d'un sang réputé éternel
s'enracinent, en réalité, dans une
zoologie naïve: jamais des primitifs
lâchés dans un vide, un silence et une
nuit immortels n'auraient cru triompher
de leurs ténèbres si celles-ci n'avaient
saigné d'un sang rendu parlant par leurs
sorciers. Il y a fallu une alliance a
priori du signifiant avec la matière.
Alors seulement, la bête a pu vendre à
de célestes acheteurs une ossature déjà
loquace et une hémoglobine prête
d'avance à servir sous le double drapeau
de la politique et de l'histoire.
Aussi notre Concile
de Trente a-t-il vigoureusement précisé
la nécessité de la présence effective de
nos hématies sur les autels que nous
consacrons à glorifier nos meurtres
sacrés et à chanter la sainteté censée
habiter ces molécules. L'utilité de nos
piétés dûment chosifiées mettait nos
pères à l'écoute et à l'école de leur
double nature: tout "vrai et réel
sacrifice", a solennellement
proclamé le concile du sang tenu par nos
ancêtres, exige, en retour qu'un liquide
écarlate coule en abondance et le plus
matériellement du monde, sur tous nos
offertoires. Mais, dans le même temps,
le vrai et le symbolique sont censés
sceller une alliance viscérale. Il nous
faut donc promouvoir notre double
effigie, la provisoire et la figurée.
Comment nous raconterions-nous notre
histoire batailleuse et séraphique tout
ensemble si nous détournions un seul
instant nos regards des idoles que nous
chargeons de représenter notre double
face sous la voûte étoilée?
Mais si nous
observons de l'extérieur l'encéphale des
évadés sanglants du règne animal, quel
globe oculaire à double rétine
installerons-nous loin des arpents de
Caïn et de quel oeil provisoire
doterons-nous un Abel devenu un tueur
pieux? Où sont les réflecteurs qui
réfléchiront l'effigie dédoublée de
notre ogre céleste, celui dont la
doctrine schizoïde se gonfle de nos
idéalités pseudo séraphiques et dont nos
Démocraties innocentées nous crachent le
sang à la face ? Dans quelle salle
obscure et devant quels spectateurs le
film de notre "histoire sainte"
déroulera-t-il la pellicule de notre
dichotomie cérébrale de la manière la
plus tragique, donc la plus irréfutable?
Assurément, nos
futurs anthropologues de "Dieu" ont
choisi l'Europe pour ouvrir un festival
du film théologique. Ne nous sommes-nous
pas rués comme un seul homme à l'assaut
du nouveau Lucifer que le dieu Liberté
nous montrait soudainement du doigt ? Ne
l'avons-nous pas subitement accablé de
tous les péchés du monde, afin de mieux
servir un Dieu de Wall Street qui
lorgnait depuis longtemps et avec quelle
impatience le territoire qui s'étend
entre l'Océan et le Caucase et qui
échappait à son empire? La théologie
sanglante d'aujourd'hui est celle de
l'hémoglobine du Dieu Liberté.
Nous ne sommes plus que les instruments
passifs des hématies conquérantes du
ciel de la Démocratie mondiale.
Mais l'homme d'Etat moderne peut-il
demeurer un civilisateur de haut vol si
sa poltronnerie cérébrale le conduit à
renoncer au décryptage anthropologique
et métazoologique de nos sacrifices les
plus meurtriers, ceux dont s'abreuve
l'histoire théologisée du simianthrope?
En vérité la
politique moderne ne saurait ni
perpétuer l'alliance de nos démocraties
de l'espérance avec les progrès de notre
morale internationale, ni demeurer sur
le chemin tracé par nos pauvres sciences
humaines si les hommes d'Etat de notre
temps renonçaient à se poser la question
la plus décisive que soulève la
simiohumanité religieuse d'Adam, celle
de savoir comment une espèce supposée
non seulement pensante, mais appelée à
donner rendez-vous à sa cervelle de
demain, comment une telle espèce,
dis-je, pilote en retour la rétine des
chefs successifs du cosmos qu'elle se
donne en décalque. .
4 - Le retour
d'Ouranos
Observons donc à la
jumelle les traits originels du dieu
Démocratie et de l'effigie de son
Saint Esprit - il l'appelle la
Liberté - et comparons les apanages
respectifs de ces deux personnages avec
le fonctionnement politique de nos trois
monothéismes. Quelle surprise de
découvrir que la politique américaine
des sacrifices illustre la même ubiquité
cultuelle et politique confondues et la
même puissance de son glaive et de sa
sotériologie verbifique que le dieu
sanglé et auréolé de la Genèse! Qu'en
est-il de la roue des sacrifices que le
Créateur de nos ancêtres faisait tourner
sur la meule du petit cosmos de
Ptolémée? Le mythe le plus moderne,
celui de la Liberté démocratique
mondiale serait-il construit sur le
mécanisme inchangé du sacré le plus
ancien?
On voit que la
métazoologie des dieux observe le
système théologique qui régit des
animaux cérébralisés et lexicalisés à
l'école de leurs cultes. Cette
discipline se demande, en tout premier
lieu, pourquoi la bête a traîné la patte
pendant des millénaires pour ne se
forger, en bout de course, qu'un
souverain à la fois plus érémitique et
plus vaporisé que le Zeus des Grecs. Car
le dieu Démocratie s'est
construit sur le modèle des goinfreries
d'Ouranos le glouton, qui dévorait sans
relâche et à la queue leu leu ses fils
bien saignants.
L'indifférence si
longtemps inlassable dont le grand
sacrificateur des chrétiens a témoigné
pendant des millénaires à l'égard d'une
créature aussi microscopique que
dégoulinante de sang deviendrait de plus
en plus énigmatique dans le vide du
cosmos si, par bonheur, la métazoologie
contemporaine n'était parvenue à faire
connaître à des pucerons immolés jour
après jour le détail des prérogatives
sacrificielles que leur tyran céleste
exerce à l'égard de leur chair et de
leur sang sur la terre.
Sachez, bonnes
gens, que le dieu Ouranos est
ressuscité, sachez qu'il a emprunté les
vêtements du géant américain, sachez
qu'il tue ses enfants et les dévore sur
ses autels de la Liberté, sachez
que la Démocratie universelle a
fait de l'Histoire son estomac géant et
qu'elle ne se débarrassera d'Ouranos que
si vous lui donnez une pierre énorme à
déglutir: l'Europe.
Le 20 février 2015
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