Algérie
Du politique au militaire et du
militaire au politique
Lahouari Addi
Dimanche 27 octobre 2019
Ceci est un condensé de sociologie
politique de l’Algérie contemporaine qui
est un laboratoire de sciences sociales
grandeur nature. Son histoire et son
évolution depuis la Seconde Guerre
Mondiale auraient pu inspirer des
théories sociales à portée universelle.
Il y a eu Pierre Bourdieu dont la
théorie sociologique, au succès
académique mondial, a été faite sur la
base de son ethnographie du village
kabyle. Mais à lire Machiavel et Hobbes,
on aurait dit qu’ils savaient ce qui
allait se passer en Algérie plusieurs
siècles plus tard. Clifford Geertz, le
grand anthropologue américain,
n’avait-il pas dit que l’humanité avait
plusieurs visages ? L’Algérie est un des
visages de l’humanité avec ses grandeurs
et ses bassesses. Cette phrase de Hobbes
ne faisait-elle pas référence à Houari
Boumédiène trois siècles plus tôt ? : «
L’homme a un désir insatiable de pouvoir
après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à
la mort » (Léviathan). Personnage
machiavélique, mais aussi hobbesien,
Boumédiène est le père de ce régime
appelé bientôt à disparaître. Mais
Boumédiène avait du charisme ; il avait
cristallisé sur sa personne les attentes
sociales de modernisation et de
développement. C’était un nationaliste
sincère qui malheureusement manquait de
culture moderne. Il était doté d’une
intelligence supérieure alors qu’il
n’avait pas fait d’études. Bien sûr
qu’il a été à Al Azhar en auditeur
libre, mais qu’apprend-on à Al Azhar en
dehors des sciences religieuses ? Sans
être un maquisard de l’intérieur, il
était arrivé au poste de chef d’Etat-Major
de l’ALN en trompant Krim Belkacem,
Boussouf et Bentobbal, trois géants de
la guerre de libération. Il n’a jamais
lu Clémenceau et, une fois à la tête de
l’Etat, il a appliqué l’une de ses
phrases : « Si un chef veut briller, il
faut qu’il s’entoure d’imbéciles ». Il
ne voulait pas qu’un de ses
collaborateurs lui fasse de l’ombre. En
1999, les généraux ont choisi le plus
proche collaborateur de Boumédiène pour
être président. Quelques années plus
tard, il a fait effondrer leur régime.
Marx disait que l’histoire avance par
les mauvais côtés ; en Algérie, même les
imbéciles font avancer l’histoire. Mais
Marx avait aussi dit que l’histoire se
répète toujours deux fois : la première
fois elle est tragique, la deuxième
fois, elle est tragi-comique. En effet,
l'Algérie était passée du burnous
berbère porté par Boumédiène avec fierté
et dignité à la chaise roulante sur
laquelle était assis un personnage
inanimé. Du tragique au tragi-comique.
Et ces généraux, sonnés par le caractère
massif, joyeux et pacifique de la
mobilisation populaire depuis le 22
février ! Que se passe-t-il, se
demandent-ils ? Ces généraux, trompés
par l’histoire de l’Algérie, ont des
circonstances atténuantes. Aucun d’eux
n’a jamais ouvert un livre d’histoire,
de sociologie ou de science politique,
affichant un mépris pour le peuple et
pour les intellectuels. Bien sûr, il y a
de jeunes généraux qui ont fait des
études supérieures. Ceux-là sont
confinés à des tâches techniques et
administratives. Les généraux
politiques, ceux appelés les décideurs,
n’ont pas de formation universitaire et
n’ont jamais réfléchi au rapport entre
le politique et le militaire. En 1954,
les Algériens ont militarisé la
politique parce que la France coloniale
refusait la négociation politique pour
l’indépendance. Le colon ne comprenait
que le langage du couteau de Ali la
Pointe. Et c’était le seul moyen
d’acquérir l’indépendance. Les généraux
sont restés dans ce paradigme de la
violence imposé par l’histoire. Pour
eux, la politique est une affaire
militaire, et c’est pour cette raison
que l’Etat-Major prétend aujourd’hui
encore au monopole sur la politique. Le
mouvement de protestation populaire, dit
Hirak, veut démilitariser la politique
et dépolitiser le grade de général.
C’est sur ce socle que repose la vie
sociale moderne. La militarisation de la
vie politique a été imposée par
l’histoire. Et comme dit Bourdieu, ce
que l’histoire fait, l’histoire le
défait. En 1954, les Algériens sont
passés du politique au militaire ; en
2019, ils veulent passer du militaire au
politique.
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