RussEurope
Ukraine: après Genève
Jacques Sapir
Photo: RIA
Novosti
Samedi 19 avril 2014
La négociation de Genève sur l’avenir
de l’Ukraine a abouti à une cote mal
taillée. Il y a eu certes un accord, et
il faut le saluer, mais les pays de
l’Union Européenne et les Etats-Unis
continuent de parler de sanction contre
la Russie. Ceci est incohérent. S’il y a
eu accord, il faut, bien entendu,
annuler les sanctions. Et si l’on veut
continuer les sanctions, cela signifie
qu’il n’y a pas d’accord, ou que l’on
veut faire capoter l’accord même que
l’on a signé. Étrangement, cette
duplicité n’attire pas de critiques ou
de commentaires dans la presse
française, peut être parce que la France
y participe…
Mais surtout, les dirigeants
provisoires ukrainiens, le Premier
ministre, Arseni Iatseniouk, et le
Président par intérim Olexandre
Tourtchinov semblent incapables de
réagir de manière sensée face à la
situation sur le terrain. On le voit aux
erreurs qu’ils ont commises, et qu’ils
continuent de commettre, sur différents
points et qui témoignent de leur coupure
avec la situation réelle du pays. Ces
erreurs sont au nombre de trois.
- Il y a tout d’abord une
erreur sur la situation actuelle et
les mesures à prendre pour éviter la
guerre civile. Ces deux
dirigeants ont signé un accord de
désarmement des milices. C’est un
pas positif, mais un pas qu’il
aurait fallu faire il y a de cela
plus d’un mois. Aujourd’hui, le
problème n’est – hélas – plus là. En
maintenant dans les mots
« l’opération anti-terroristes » que
les Forces Armées ukrainiennes sont
censées mener dans l’Est du pays,
ils prouvent leur incapacité à
prendre en compte ce qui ce passe
réellement. Cette opération, qui
devait expulser les militants
anti-gouvernementaux des bâtiments
publics, a échoué. Des unités se
sont laissée désarmer par la foule,
ce qui montre que l’on est bien en
présence d’une insurrection
populaire et non de l’action de
seuls « groupes armés ». En
maintenant le principe de cette
opération, qui n’a plus de sens, ils
perdent un peu plus de crédibilité
chaque jour. Il fallait un
accord gelant la situation sur le
terrain accompagné du retrait des
troupes de Kiev. Faute de cela, la
confiance ne pourra pas être
rétablie et le risque d’incidents
violents va rester très élevé.
- Il y a ensuite une erreur
quant aux solutions politiques qu’il
faut apporter si l’on veut que
l’Ukraine ait un futur. Les
dirigeants de Kiev ont déclaré
vouloir prendre des mesures pour
garantir le statut de la langue
russe et procéder à une
décentralisation importante, mais
dont les termes restent encore
vagues[1].
Si ces mesures avaient été annoncées
le 25 février, elles auraient sans
doute pu arrêter la crise. Mais,
aujourd’hui, compte tenu de la
défiance envers les dirigeants de
Kiev, de la perte totale de
légitimité qui les frappe, ces
mesures sont dramatiquement en
retard par rapport aux événements.
Les militants anti-gouvernementaux
de l’Est de l’Ukraine veulent des
garanties précises sur le statut
futur de leurs droits et sur la
situation constitutionnelle de
l’Ukraine. Tant que le gouvernement
provisoire se comportera comme un
Roi qui entend « octroyer » des
libertés à son peuple, il se
heurtera à un mur de méfiance et
d’opposition[2].
Quitte à me répéter, je redis qu’il
faut que le gouvernement provisoire
annonce des élections à une
Assemblée Constituante ou à défaut
la mise sur pied d’une vaste
commission de réconciliation
nationale, pour que toutes les
parties puissent faire entendre leur
voix et tenter de trouver un accord
sur le futur de l’Ukraine. Tant que
les dirigeants de Kiev ne
comprendront pas qu’ils ne
représentent pas la totalité du
pays, en raison des conditions de
leur arrivée au pouvoir, et qu’ils
ne sont qu’une des tendances qui
s’expriment aujourd’hui en Ukraine.
Leur légitimité ne dépasse pas le
cercle de leurs soutiens. C’est
aussi vrai pour les mouvements qui
se manifestent dans l’Est du pays.
C’est pourquoi il faut soit une
conférence de réconciliation soit
l’élection d’une Assemblée
Constituante, solutions permettant,
l’une et l’autre, d’associer l’Est
de l’Ukraine à la définition du
futur du pays. Toute proposition qui
resterait en deçà de ces solutions
est condamnée à l’échec.
- Il y a enfin une erreur
profonde sur ce que les Etats-Unis
et l’Europe sont prêts à consentir
pour soutenir le gouvernement de
fait de Kiev. Dès le 27
février, il était clair que l’UE
renâclait quant aux sommes qu’il
faudrait verser pour stabiliser
l’économie ukrainienne. Le 28
février, le ministre allemand des
affaires étrangères déclarait que
l’UE pourrait s’engager à hauteur
de…1 milliard d’Euros. Or, au vu de
l’effondrement actuel de l’économie
ukrainienne, c’est entre 20 et 25
milliards d’euros par an qu’il
faudra fournir, et ceci sur au moins
4 à 5 ans. Le 3 mars, le Congrès des
Etats-Unis s’est engager à fournir 1
milliard de dollars. Il y a certes
des promesses, qui s’étalent de 20
milliards à 35 milliards, mais
concrètement rien ne vient, et ne
pourra venir avant un certain
temps…Manuel Barroso, s’est engagé
au nom de l’UE sur 11 milliards
d’euros, mais sans fixer de date
précise. La BERD s’est elle aussi
engagée à prêter 5 milliards
d’euros, mais de 2014 à 2020. Le FMI
pourrait s’engager à hauteur de
14-18 milliards de dollars, d’après
une déclaration du 27 mars. On le
voit, les sommes promises restent
très en deçà des besoins, ne
couvrant au mieux qu’un an et demi,
soit jusqu’à la fin de 2015. Mais,
que se passera-t-il après ? De plus,
pour l’instant, les sommes
réellement engagées ne dépassent pas
les 2 milliards d’euros. Tout ceci
fait d’ailleurs les choux gras des
journalistes russes[3].
Non seulement les dirigeants
de Kiev constatent qu’il y a loin de
la coupe aux lèvres, et des
promesses aux réalités, mais ils
constatent aussi que cette aide ne
pourrait que soulager temporairement
l’économie ukrainienne. La seule
solution pour l’Ukraine consiste
dans une reprise rapide des
relations économiques avec la Russie.
Plutôt que de parler de « sanctions »
contre la Russie, ne faudrait il pas
mieux que les responsables politiques
français, le Président et son Ministre
des affaires étrangères, parlent le
discours de la réalité aux dirigeants
ukrainiens ? Il est clair que l’UE ne
peut avoir de politique étrangère
commune sur ce point (comme sur biens
d’autres d’ailleurs…). Mais, la France
et l’Allemagne ont une politique, ou du
moins devraient en avoir une.
Cette politique doit d’abord
consister à se démarquer des pays de
l’UE qui ont unilatéralement pris des
positions extrémistes sur la question
ukrainienne, comme la Pologne. Un
journal polonais[4]
raconte d’ailleurs comment le
gouvernement de ce pays a aidé
matériellement les militants de « Pravyy
Sektory » à organiser les provocations
qui ont conduit à cette désastreuse
situation.
Elle doit ensuite consister à dire
aux Ukrainiens qu’ils ne doivent rien
attendre de l’UE et qu’il est dans leur
intérêt de se réconcilier, et de trouver
rapidement un terrain d’entente
économique avec la Russie.
Elle se doit enfin, quand un accord
sera trouvé entre l’Ukraine et la
Russie, de mettre fin aux sanctions qui
ravivent le souvenir de la « guerre
froide » en Europe, et qui ne font
plaisir, en réalité, qu’aux américains.
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