RussEurope
Succès russes
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Dimanche 17 mai 2015
Il est intéressant de constater
qu’aujourd’hui un nombre croissant de
commentateurs évoque la « victoire de
Poutine ». En tous les cas, il est
incontestable que la Russie accumule les
succès. Et il semble bien que ceci soit
un résultat, certes indirect, des
manifestations du 9 mai mais aussi de la
prise en considération de l’inefficacité
totale des sanctions économiques et de
l’efficacité aujourd’hui décroissante
des sanctions financières décrétées
contre la Russie.
Une victoire
diplomatique ?
D’un point de vue diplomatique, la
récente visite du Secrétaire d’Etat
américain, John Kerry à Sotchi le 12 mai
a signifié qu’Obama avait pris acte de
l’échec de sa politique d’isolement de
la Russie. Non seulement cette politique
n’a ni freiné ni déstabilisé la
politique Russe, mais elle a même
renforcé les liens entre ce pays, la
Chine et l’Inde. En Europe aussi, la
présence de chefs d’Etat européens aux
cérémonies du 9 mai a été importante. La
présence à Moscou pour ces cérémonies du
70ème anniversaire de la
victoire sur le nazisme, des présidents
de la Bosnie, de la Macédoine mais aussi
de la Serbie (dont les troupes ont
défilé sur la Place Rouge) et de la
République Tchèque ainsi que de la
Slovaquie, montre que dans les Balkans,
et pas seulement dans les Balkans, les
amis de la Russie sont nombreux.
Il convient de noter, d’ailleurs,
qu’en juillet que les pays de l’Union
européenne devront revoter sur les
« sanctions » vis-à-vis de la Russie.
Une opposition de la Grèce et de Chypre,
opposition qui pourrait être soutenue
par la Hongrie et la Slovaquie,
aboutirait en effet à la fin de ces
sanctions qui doivent être votées à
l’unanimité des membres de l’UE. Notons,
enfin, que les gouvernements russes et
chinois se sont payés le luxe de faire
des manœuvres navales communes en Mer
Noire et en Mer Egée dans les premiers
jours de mai 2015. Histoire,
visiblement, d’enfoncer le clou et de
rappeler qu’il n’y a pas que les
Etats-Unis et l’OTAN qui peuvent
« montrer leurs muscles » dans la
région.
La visite de John Kerry a porté à la
fois sur l’Ukraine, où – pour la
première fois – le Secrétaire d’Etat
américain a reconnu la validité de
l’accord de Minsk, et s’est engagé à le
faire respecter par la partie
ukrainienne, et sur l’Iran où Obama a
désespérément besoin de la Russie pour
aboutir à un accord. De manière
significative, la question de la Crimée
na pas été évoquée[1].
Il n’est pas sans ironie que cette
rencontre se soit déroulée à Sotchi,
dans cette ville où s’étaient tenus les
Jeux Olympiques d’hiver de 2014 qui
avaient marqué le début du froid entre
certains pays occidentaux et la Russie,
mais surtout le début de la crise
ukrainienne. Il est tout aussi
significatif que le Président américain
se soit trouvé en position de
demandeur face à Vladimir Poutine.
Ceci jette un éclairage pour le moins
intéressant sur le soi-disant
« isolement » dans lequel on prétend que
la Russie serait.
Notons, enfin, que l’état désastreux
de l’économie ukrainienne constitue
aujourd’hui un véritable problème à la
fois pour les Etats-Unis et pour l’Union
européenne. Le soutien politique au
gouvernement de M. Porochenko se
traduira par un soutien économique,
largement à fonds perdus. Dans les
différentes chnacelleries on fait les
comptes et, à l’évidence, l’addition se
révèle trop salée pour de nombreux pays.
Une victoire
économique.
Cette victoire diplomatique, Vladimir
Poutine la doit aussi à la résistance de
l’économie russe aux « sanctions » et
aux différentes manœuvres de
déstabilisation. La décision annoncée le
14 mai par la Banque Centrale de Russie
de reprendre de manière officielle
ses achats de devises sur le marché des
changes, confirme que la Russie a repris
la main sur les questions financières et
monétaires. Désormais, la question n’est
plus de freiner la dépréciation du
Rouble mais de freiner au contraire son
appréciation et de stabiliser le taux de
change autour de 50 roubles pour 1 USD.
Après l’épisode spéculatif de décembre
2014, le rouble a commencé à s’apprécier
de manière rapide dès le mois de février
2015 et à atteint, depuis quelques
jours, le taux de 50 roubles pour 1 USD,
ce qui semble être le niveau que la BCR
entend préserver. Pour cela, elle a donc
annoncée qu’elle achètera des devises
(essentiellement du dollar) sur le
marché des changes, ce qui est une
manière d’avertir officiellement qu’elle
entend défendre une parité autour de
50/1. Cette décision se comprend si l’on
regarde l’évolution du taux de change
réel du Rouble (soit le taux nominal
déflaté de l’inflation). Ce taux était
probablement surévalué de 10% à 15% en
décembre 2013. C’est pourquoi, et ceci
avant le début d’un tour
dramatique de la crise ukrainienne, la
BCR avait laissé glisser le taux de
change. Ce dernier s’était alors
stabilisé entre son ancien niveau
(corrigé de l’inflation) et le niveau
que l’on peut considérer comme optimal
d’un point de vue économique (lui aussi
corrigé de l’inflation). En choisissant
un taux de référence de 50 roubles pour
1 dollar, la BCR se laisse donc une
marge confortable en cas de poursuite de
l’inflation.
Graphique 1
Evolution du taux de change
du Rouble
Source : Banque Centrale de Russie et
CEMI-EHESS
Cette politique assure donc que les
produits russes deviendront plus
compétitifs sur le marché intérieur,
mais aussi sur les marchés
d’exportations. La production
industrielle dépend en Russie des
exportations (pour le secteur de
l’aéronautique et des armements) mais la
croissance se fait essentiellement sur
le marché intérieur. Sur le marché
intérieur le principal indicateur de la
compétitivité des producteurs « russes »
reste le niveau du taux de change. On
comprend alors la très grande
sensitivité de l’économie russe et de la
production au taux de change. Cette
sensitivité s’exprime à la fois sur des
effets de volume de production (et en
particulier à l’export, mais pas
uniquement) mais aussi sur le taux de
marges des entreprises russes ou
« basées en Russie » (essentiellement
sur le marché intérieur). On sait que la
contraction de la croissance au premier
trimestre de 2015 a été moins importante
que ce qui avait été anticipé par le
gouvernement russe lui-même. La Russie
devrait donc retrouver le chemin de la
croissance dès le troisième trimestre de
2015.
Par ailleurs, le fait que la Banque
Centrale de Russie rachète des devises
équivaut à injecter du rouble dans
l’économie. Cette annonce officielle
doit être interprété comme un signal de
politique monétaire. Cette dernière, si
elle aura encore des aspects restrictifs
par la politique des taux devrait être
en réalité plus laxiste du point de vue
de l’alimentation quantitative
du marché. Cela signifie aussi que, en
l’absence (que l’on peut espérer
temporaire) de réformes structurelles
importantes portant sur le système
bancaire russe, les autorités de la
Banque Centrale comptent sur les profits
réalisés par les entreprises (et
essentiellement les PME) pour relancer
l’investissement. Et ceci est une autre
raison qui a sans doute conduit à
adopter un taux de change déprécié par
rapport à ce que les besoins de
l’industrie impliqueraient
techniquement.
Politique de
l’énergie.
Mais, cette victoire de la Russie
peut aussi se vérifier sur un autre
terrain, la question de la politique
énergétique européenne et des gazoducs.
Différents indicateurs montrent
qu’aujourd’hui de « grandes manœuvres »
dans le domaine de l’énergie ont lieu en
Europe. Ces « grandes manœuvres »
impliquent, naturellement, la Russie.
Deux importants projets sont morts à
la fin de 2014. Le premier est celui,
soutenu par la Russie, du gazoduc (et
oléoduc) « South Stream » qui devait
permettre de contourner l’Ukraine et
d’approvisionner le sud de l’Europe et
les Balkans. C’est peu dire que l’Union
européenne était opposée à ce projet
dont la crédibilité était d’autant plus
importante que celle du projet fétiche
de l’UE, le gazoduc « NABUCCO », n’était
jamais parvenu à réellement décoller.
L’Union européenne a multiplié les
pressions sur la Roumanie et la
Bulgarie. En réaction, la Russie a
décidé d’annuler « South Stream ». On
peut donc considérer qu’il s’agit d’un
échec russe. Mais, la réalité est
différente. Dans son format d’origine,
« South Stream » était un projet
extrêmement coûteux, et qui n’aurait été
rentable qu’à la condition de faire
transiter des quantités énormes de gaz.
Or, compte tenu des projets de
développement de gazoducs en direction
de la Chine, et des accords entre
Gazprom, la compagnie gazière russe et
le gouvernement chinois, il était devenu
clair que la Russie n’aurait pas assez
de gaz pour servir à la fois les
européens et les chinois. Du moins, pas
dans les quantités qui étaient prévues
pour « South Stream ». En fait, et la
rapidité de la décision russe le prouve,
les obstacles mis sur le chemin de
« South Stream » ont été un merveilleux
prétexte pour Vladimir Poutine pour
annuler un projet qui devenait
embarrassant.
Ce fut l’Union européenne qui se
trouva alors bien dépourvue. Alors même
qu’elle avait multiplié les obstacles et
suscité de nombreuses procédures contre
« South Stream », elle découvrait que sa
disparition laissait un énorme vide pour
l’approvisionnement en énergie du Sud de
l’Europe. Et ceci d’autant plus qu’elle
devait acter la fin d’un projet – certes
un peu fumeux – dans lequel elle avait
mis beaucoup d’espoirs : le
développement massif des gaz (et des
huiles) de schistes. On sait que
l’exploitation des gaz et des huiles de
schistes a été présentée comme une
alternative à la fourniture du gaz (et
du pétrole) par la Russie. Mais,
différends facteurs ont fait sombrer ce
rêve. Tout d’abord, les gisements
semblent bien plus faibles, et bien plus
profonds, que ce que l’on pensait à
l’origine. Cela impliquerait que le coût
d’extraction soit élevé, nettement plus
qu’aux Etats-Unis. Ensuite, la baisse
des prix du pétrole (et du gaz) rend
l’exploitation des hydrocarbures de
schistes non rentables et ceci même aux
Etats-Unis. Il semble qu’en moyenne, il
faut un prix de 80 dollars le baril de
pétrole pour que l’exploitation soit
rentable aux Etats-Unis, et probablement
entre 95 et 105 dollars en Europe. Or,
le prix du pétrole, même s’il s’est
légèrement redressé (autour de 60 dollar
le baril pour le WTI et vers les 67-68
dollar pour le BRENT), ne devrait pas
excéder 70-75 dollars d’ici la fin de
l’année.
Exit donc le rêve d’indépendance
énergétique (que ce soit pour l’Europe
ou les Etats-Unis), et retour à la case
départ. On se retrouve dans une
situation où, surprise, surprise, les
russes ont sorti de leur chapeau un
nouveau projet. Le projet ici serait de
dériver d’un gazoduc déjà existant vers
la Turquie (le « Blue Stream »), et avec
un raccord sur le gazoduc TransAnatolien,
un gazoduc qui traverserait le Bosphore
et pourrait, selon les besoins, soit
remonter par la Macédoine et la Serbie
pour alimenter la Hongrie, la Slovaquie,
l’Autriche et l’Italie, soit passer par
le projet de gazoduc entre la Grèce et
l’Italie (à travers le Canal d’Otrante)
et alimenter directement l’Italie. Ce
projet est bien moins coûteux que le
défunt « South Stream », avec des
volumes bien sur plus réduit, mais il
pourrait être en service d’ici à deux
ans.
Géopolitique
« à la russe ».
On découvre ainsi que les relations
entre la Russie et la Turquie, sont
finalement meilleurs qu’on ne le
croyait. La Russie est prête à accroître
son alimentation en gaz de la Turquie,
et même à construire des centrales
nucléaires sur son territoire. Quant à
Erdogan, il n’est pas fâché de faire ce
pied de nez à l’Union européenne qui le
snobe et à montrer ses bonnes
dispositions envers le nouveau
gouvernement Grec.
La Grèce est, on le sait bien, en
conflit avec les institutions
européennes, et en particulier la Banque
Centrale Européenne et l’Eurogroupe.
Faute d’un accord, qui est bien mal
engagé[2],
la Grèce sera contrainte de faire défaut
sur sa dette souveraine et
vraisemblablement de sortir de la zone
Euro. Or, ce nouveau gazoduc serait très
avantageux à la fois par les royalties
qu’il apporterait au budget grec, mais
aussi par la disposition d’une énergie à
bon marché, un facteur important si l’on
se place dans la perspective d’une
sortie de l’Euro et de la nécessité de
reconstruire le potentiel industriel
grec. Mais, par ailleurs, ce projet de
gazoduc permet aux gouvernements grecs
et russes de discuter d’une possible
adhésion de la Grèce aux « BRICS ». Une
telle adhésion aurait des effets tant
géopolitiques qu’économiques. Elle
permettrait, entre autres, à la Grèce
d’emprunter au fond de stabilisation
monétaire que les BRICS ont mis sur pied
en 2014. On découvre que là où l’on
pouvait penser que la Russie avait subi
un échec avec la mort de « South
Stream », elle rebondit pour embarrasser
à la fois économiquement et
politiquement l’Union européenne.
L’importance
de la Russie en Europe.
Le projet de gazoducs présenté par la
Russie se fera très probablement. Mais,
alors qu’il aurait pu être une occasion
de réunir des pays d’Europe, il va au
contraire être le symbole d’une
division. Il en est ainsi du fait de
l’attitude de l’UE et des Etats-Unis..
Bruxelles peut se plaindre de ce que
la politique russe vise à dégager des
pays amis de la Russie en Europe. Mais,
ceci est parfaitement normal. Le jeu de
la division a été mis en place par
l’Union européenne, même si –
aujourd’hui – elle constate amèrement
que face à elle la Russie a plus de
divisions. Dans ce contexte, la
politique de François Hollande semble
avoir été particulièrement maladroite.
[1] Herszenhorn D.M., A Diplomatic
Victory, and Affirmation, for Putin,
The New York Times, 15 mai 2015,
http://www.nytimes.com/2015/05/16/world/europe/a-diplomatic-victory-and-affirmation-for-putin.html?_r=2
[2]
http://www.bloomberg.com/news/articles/2015-05-15/tsipras-says-he-won-t-cross-red-lines-in-talks-with-creditors
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