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Mélenchon et l’imbroglio
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Jeudi 3 décembre 2015
Jean-Luc Mélenchon vient de publier
une note courageuse sur son blog[1].
Il y décrit ce qu’il appelle l’état
d’imbroglio permanent qui règne au sein
du « Front de Gauche ». Il y déplore le
manque de lisibilité des listes de la
gauche « réelle », listes qui sont
éparpillées entre des alliances avec
EELV, avec le PC et qui parfois se font
contre et EELV et le PCF. Il dénonce là
une situation où, pour reprendre ses
mots : « l’imbroglio est partout. Et
surtout au pire endroit, c’est-à-dire
face au suffrage universel. Les
élections régionales nous voient arriver
dans une cohue illisible nationalement. »
De
l’autoroute à l’impasse
Il y constate donc, mais est-ce une
surprise, l’attitude sectaire et
purement électoraliste du PCF au sein du
« Front de Gauche ». On se souvient de
l’attitude de Pierre Laurent, le
secrétaire du PCF qui, lors de la crise
grecque de l’été dernier, avait apporté
sa caution à l’accord honteux que signa
Tsipras alors même que Mélenchon, et
l’ensemble des dirigeants du Parti de
Gauche dénonçaient ce dit accord, dont
on mesure aujourd’hui toute la nocivité[2].
Cet accord a sacrifié non seulement la
démocratie mais aussi l’économie grecque
sans aucune contrepartie[3].
Il ajoute alors : « Au final, le
tableau est affligeant. Impossible
d’aller dans une émission de télé ou de
radio en étant capable de dire comment
s’appellent nos listes puisqu’autant de
« territoires », autant de noms plus
poétiques les uns que les autres,
choisis sans concertation entre régions.
Localement, l’annexion des listes par la
couleur de la tête de liste est faite
sans vergogne par la presse locale… ».
Sur ce constat, il y a peu à ajouter.
Alors qu’une autoroute s’ouvrait devant
la gauche radicale du fait des
reniements successifs du P « S », de la
politique à la fois austéritaire et
autoritaire du gouvernement, de son
mépris affiché pour les classes
populaires que ne masque même plus une
certaine condescendance, cette même
gauche radicale s’embourbe dans les
impasses du calcul à courte vue des
avantages électoraux immédiats. Comme il
l’ajoute peu après, la constitution des
listes : « … fut une foire
d’empoigne locale, un chantage permanent
à la division de la part de partenaires
obnubilés par la tête de liste, sans la
moindre coordination nationale pour
essayer d’équilibrer la représentation
de chacun. Pour affronter une élection
forcément nationale, puisque les
nouvelles régions n’ont aucune
homogénéité locale, rien de plus
ridicule que cette façon de laisser la
ligne nationale résulter des
arrangements, amitiés et détestations,
locaux ». Tout est dit, et bien
dit. Ce constat est sans appel. Les
grands principes ont été mis à la
poubelle au nom du banquet des ambitions
personnelles.
Lucidité et
courage
Il faut de la lucidité accompagnée
d’un certain courage, et même un courage
certain, à un dirigeant politique pour
dresser ce constat avant même le premier
tour d’une élection. Et on sait que de
lucidité et de courage, Jean-Luc
Mélenchon n’en manque pas. Ce texte est
tout à son honneur. Mais, il devrait
réfléchir à la cause première de ce
désastre qui ajoute l’incohérence aux
tares de l’illisibilité de la position
politique.
Le « Front de Gauche » n’a pas de
cohérence idéologique, écartelé qu’il
est entre un Parti Communiste qui ne
rêve plus de succès mais uniquement de
préservation de ses positions acquises,
un Parti de Gauche (PG) au discours
certes radical mais à la ligne des plus
floue, et divers groupuscules.
Surtout, en tant que dirigeant du PG,
il porte une responsabilité évidente
dans le retard pris par l’élaboration
interne de ce parti sur des sujets
décisifs comme la souveraineté, l’Euro
et la question des frontières. Je le dis
sans amertume mais avec un immense
regret. Jean-Luc Mélenchon est un homme
courageux, mais il est à chaque fois en
retard d’un combat, d’une guerre. Il
publie un (bon) livre sur l’Allemagne[4],
mais un livre qui aurait dû être écrit
au plus tard en 2013 et qui ne sort
qu’en 2015. Il affirme à l’été 2015,
devant l’évidence de l’action de l’Eurogroupe
et de la BCE contre la Grèce, qu’entre
l’Euro et la souveraineté, il choisirait
la souveraineté. Que ne l’a-t-il dit
avec force, quitte à prendre le risque
d’une rupture sur le fond avec le PCF,
en 2012 ou 2013. Car, ce constat est
fait dans l’urgence. Il est probable que
sa décision personnelle était déjà
prise. Mais, une décision personnelle ne
vaut que quand elle se traduit en des
gestes politiques forts. Or, ces gestes
ont manqué dans la période cruciale qui
s’est écoulée de l’élection
présidentielle de 2012 au printemps
2015.
Ici encore, on peut trouver quelques
excuses et « bonnes » raisons. Jean-Luc
Mélenchon n’est pas un autocrate, et il
a dû composer avec un parti lui-même
divisé. Pourtant, force est de constater
que du temps, du temps précieux, a été
perdu de l’été 2013, alors que le cours
que prenait la politique de François
Hollande était clair, jusqu’au printemps
de cette année. J’ai attiré, sur ce
carnet, à plusieurs occasions
l’attention de mes lecteurs sur
l’illisibilité des positions du Front de
Gauche et du Parti de Gauche. Que l’on
se souvienne de la lettre ouverte que
j’adressais en juillet 2014 à Jean-Luc
Mélenchon, et où je pointais les maux
qu’il dénonce aujourd’hui[5].
Alors, assurément, il y a de la
lucidité et du courage dans le dernier
texte de Mélenchon, mais cette lucidité
et ce courage de donnent lieu à aucun
sursaut.
Le temps
perdu ne se rattrape guère…
Un retard important a donc été pris.
Ce retard fait qu’un autre parti, le
Front National pour le nommer, a pu et a
su profiter de l’espace politique que le
Front de Gauche et le Parti de Gauche
lui ont abandonné. On ne voit pas ce
qui, aujourd’hui, marquerait un
changement radical par rapport à ce
funeste abandon du terrain de la
souveraineté et le Parti de Gauche n’a
toujours pas le courage de dire qu’il
s’est trompé et que le trop fameux
« plan B » devrait être en réalité le
plan « A ».
Aujourd’hui, le Front National a
progressé par rapport à ce qu’il était
lors de l’élection présidentielle de
2012. Rappelons qu’à l’époque la
candidature de Jean-Luc Mélenchon avait
un moment donnée l’illusion de pouvoir
faire de lui le « troisième homme » de
la politique française. Il serait cruel
d’épiloguer sur l’écart qui séparera la
gauche radicale du Front National lors
des élections régionales. Et cela,
Jean-Luc Mélenchon le sait. En politique
aussi, la nature a horreur du vide.
[1]
http://melenchon.fr/2015/12/02/front-de-gauche-letat-dimbroglio-permanent/
[2] Voir l’entretien accordé par Zoé
Konstantopoulou, « Le gouvernement grec
a
sacrifié la démocratie » in
Ballast, le 11 novembre 2015,
http://www.revue-ballast.fr/zoe-konstantopoulou/
[3] Godin R., « Grèce : l’économie
s’est effondrée au troisième trimestre »
in La Tribune, 27 novembre
2015,
http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/grece-l-economie-s-est-effondree-au-troisieme-trimestre-530994.html
[4]
http://russeurope.hypotheses.org/3803
[5] « Lettre Ouverte à Jean-Luc
Mélenchon », note publiée sur
Russeurope, le 31 juillet 2014,
http://russeurope.hypotheses.org/2606
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