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Assassinat à Moscou
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Dimanche 1er mars 2015
Il est aujourd’hui prématuré de
vouloir désigner un coupable dans
l’assassinat de Boris Nemtsov, mais au
vu de l’émotion que cet acte odieux a
provoqué, on peut néanmoins poser un
certain nombre de questions. Ayant connu
personnellement Nemtsov au début des
années 1990, quand il fut élu maire de
Nijni-Novgorod, puis l’ayant rencontré à
plusieurs reprises jusqu’à son entrée au
gouvernement, j’ai été ému, comme bien
d’autres.
Je n’oublie pas non plus que le
ralliement de Nemtsov aux idées
libérales qui avaient cours en Russie à
cette époque en fit un des responsables
(même s’il ne fut pas, et de loin, le
principal responsable) de la
détestable politique économique qui
conduisit le pays à la ruine et sa
population à la misère, jusqu’à la crise
financière de 1998. A partir de 2004, et
de la « révolution orange » en Ukraine,
il s’était rapproché de l’équipe de
Victor Ioutchenko et des
« pro-occidentaux » en Ukraine, au point
de devenir un éphémère conseiller du
gouvernement ukrainien. Son opposition à
Poutine l’avait conduit à fréquenter les
milieux oligarchiques et des gens
étranges à Kiev. Plus récemment, il
avait pris fait et cause pour le
mouvement dit « de Maïdan » et il
critiquait la position du gouvernement
russe à propos de la crise ukrainienne.
Son opposition systématique à
Vladimir Poutine l’avait marginalisé et
il était bien moins connu que d’autres
figures de l’opposition comme Zyuganov
(le dirigeant du Parti Communiste de
Russie ou KPRF), Alexeï Koudrine,
l’ancien ministre des finances, ou même
Navalny. Aux dernières élections son
micro-parti avait eu moins de 1% des
suffrages et, de fait, n’avait aucun
poids. Il n’était donc nullement « la »
principale figure de l’opposition à
Vladimir Poutine comme on cherche à le
présenter en France et aux Etats-Unis,
mais, en dépit de son jeune âge (il
avait 55 ans) il était en fait un
« homme du passé ». Il faut avoir ces
éléments en tête quand on réfléchit à
« qui aurait eu intérêt à tuer Nemtsov ».
Un meurtre
mis en scène ?
Les premières questions qui viennent
à l’esprit concernent le scénario de son
assassinat. On sait qu’il avait diné
avec un mannequin ukrainien au
restaurant qui se trouve dans l’enceinte
du GOUM, dont une des sorties donne sur
la Place Rouge. A partir de là, les
choses semblent avoir été les
suivantes :
- Nemtsov et son amie sont sortis
à pieds du restaurant, sont passés
devant l’église de Basile le
Bienheureux et ont pris le grand
pont qui traverse la Moskova. Vu
l’heure (entre 23h et 24h) et la
saison, il n’y avait pas grand monde
sur le pont.
- Nemtsov a été tué par un tireur
qui était dans une voiture (ou qui
serait monté), suivant Nemtsov
vraisemblablement, et qui a tiré 8
( ?) balles dont 4 ont fait mouche
dans le dos de Nemtsov. L’arme
utilisé semble avoir été un pistolet
automatique de type Makarov.
- La compagne de Nemtsov n’a pas
été touchée dans le tir.
Ceci soulève plusieurs questions. Un
tir depuis une voiture en mouvement
implique que l’on ait parfaitement
identifié la « cible » et surtout que
l’on connaisse son parcours. Cela
implique aussi un degré d’expertise dans
le maniement des armes qui n’est
compatible qu’avec le meurtre par
« contrat ». Le risque de manquer la
« cible » ou de ne lui infliger que des
blessures non mortelles est élevé. De ce
point de vue on peut se demander
pourquoi ne pas attendre que Nemtsov
soit rentré chez lui ? Le mode classique
de l’assassinat par « contrat » se fait
dans un lieu où l’on est sûr de trouver
la victime, la cage d’escalier de son
appartement ou quand la personne sort
d’un restaurant en règle générale. Or,
ce n’est pas ce qui a été fait. Le choix
du lieu du crime pourrait impliquer une
intention démonstrative. Comme celle
d’impliquer Vladimir Poutine dans ce
meurtre ? En tous les cas il est évident
que les assassins ont pris des risques
qui semblent indiquer une intention
politique. Tout ceci fait penser à
une mise en scène.
Les
conditions techniques du meurtre.
On peut certes comprendre que les
assassins ne tirent pas sur Nemtsov à sa
sortie du restaurant. C’est un lieu où
il y a toujours du monde et qui est très
surveillé. Mais, le modus operandi
soulève lui aussi plusieurs questions.
- Comment les assassins
pouvaient-ils être sûrs du trajet
qu’allaient suivre Nemtsov et sa
compagne ? Si un fort degré de
certitude existait, cela pouvait
permettre aux tueurs effectivement
d’intervenir sur le pont au moment
voulu. Mais, si aucune certitude
n’existait, comment pouvaient-ils
être sûrs que Nemtsov serait, au
moment voulu, sur le pont. On voit
que cela impliquait un niveau
d’organisation important.
- La voiture, une Lada blanche, ne
pouvait en effet circuler sur la
Place Rouge. Nemtsov n’a donc pas pu
être suivi par les tueurs de sa
sortie du restaurant jusqu’au moment
ou il rejoint la voie routière.
Pendant plusieurs centaines de
mètres la voiture ne peut suivre ni
précéder Nemtsov. Elle a donc dû
intercepter la trajectoire du
couple. Cela vaut que l’on soit dans
le cas d’un tireur DEPUIS la voiture
ou d’un tireur montant après avoir
fait feu et cela implique très
probablement un ou plusieurs
complices qui suivent Nemtsov et qui
indiquent (par téléphone mobile ?)
aux futurs tueurs la situation de
Nemtsov et de sa compagne. Mais, on
peut aussi penser à une autre
hypothèse, qui est techniquement
possible. Ainsi, une balise
aurait pu être emportée à son insu
(ou volontairement ?) par Nemtsov ou
la jeune femme, qui aurait donné à
la voiture des tueurs la position et
le déplacement exact du couple.
- La différence de vitesse entre
des piétons et une voiture implique
de plus une synchronisation parfaite
pour que la voiture vienne à la
hauteur de Nemtsov quand ce dernier
est sur le pont. Ici encore, ceci
est compatible tant avec l’hypothèse
de complices qu’avec celle d’une
balise.
On le voit, sauf si pour une raison
ou une autre les tueurs savaient
parfaitement quelle était la destination
de Nemtsov et de la jeune femme, le
meurtre impliquait une organisation
sophistiquée, impliquant soit des
complices (certainement un pour indiquer
le moment de sortie du restaurant et un
autre pour indiquer le moment où Nemtsov
et sa compagne se sont engagés sur le
pont) soit des moyens électroniques de
surveillance et de localisation (une
balise). Ceci explique pourquoi la
justice russe a tout de suite privilégié
l’hypothèse d’un meurtre organisé.
Quelles
hypothèses ?
La presse, en France et dans les pays
occidentaux, privilégie l’hypothèse d’un
meurtre soit commandité par le Kremlin,
soit par des mouvements nationalistes
proches du Kremlin. Disons tout de suite
que la première hypothèse n’est pas
cohérente avec le lieu du crime. De
plus, on voit mal quel intérêt aurait le
gouvernement russe à faire assassiner un
opposant, certes connu, mais désormais
tombé à l’arrière-plan politique. Quand
Vladimir Peskov, porte-parole du
Président Poutine dit que Nemtsov ne
représentait aucun danger, aucune
menace, pour le pouvoir, c’est
parfaitement exact. Si, à travers
l’assassinat de Nemtsov on cherchait à
terroriser les autres opposants, il
aurait été plus simple de le tuer chez
lui. L’hypothèse d’une implication,
directe ou indirecte, du gouvernement
russe apparaît donc comme très peu
probable.
Une autre hypothèse, privilégiée par
l’opposition russe, est que le crime
aurait été commis par une fraction
extrémiste, proche mais non directement
reliée, au pouvoir russe. Effectivement,
des groupes extrémistes ont menacé
divers opposants, dont Nemtsov. Ces
groupes reprochent d’ailleurs à Vladimir
Poutine sa « tiédeur » dans le soutien
aux insurgés du Donbass, et alimentent
en volontaires l’insurrection. Il est
parfaitement possible de trouver dans
les rangs de ces mouvements des
personnes capables de commettre ce
meurtre. Mais alors il faut répondre à
plusieurs questions :
- Comment un groupe de ce genre
peut-il disposer des moyens
sophistiqués qui ont été employés
pour tuer Nemtsov ?
- Pourquoi ces gens, dont on peut
penser qu’ils sont viscéralement
anti-ukrainiens, auraient-ils
épargné la jeune femme accompagnant
Nemtsov ?
Ici encore, si l’assassinat avait eu
lieu à la sortie du restaurant, ou chez
Nemtsov, on pourrait croire à cette
hypothèse. Mais, les conditions de
réalisation de l’assassinat, et la mise
en scène implicite qui l’entoure,
semblent difficilement compatibles avec
l’acte d’un groupe extrémiste. Disons-le
crument : le niveau d’organisation de
cet assassinat porte probablement la
trace de l’implication de « services »,
que ces derniers soient d’Etat ou privés
(et les oligarques ont les moyens de
faire appel à des services « privés »).
Il faut le répéter, l’implication des
services russes ne fait aucun sens. Du
point de vue de Poutine et du
gouvernement cet assassinat est une
catastrophe à la fois politique mais
aussi en termes de guerre de
l’information.
Une
provocation ?
L’hypothèse d’une provocation a été
tout de suite avancée par Vladimir
Poutine et par le gouvernement russe.
Bien entendu, on peut comprendre
l’intérêt pour Poutine de cette
hypothèse. Mais il faut avoir
l’honnêteté de dire que c’est elle qui
est, en l’état de nos connaissances sur
les conditions de la mort de Boris
Nemtsov, la plus cohérente. Cette
provocation aurait pu être organisée par
beaucoup de monde, car bien des pays, et
bien des gens, ont intérêt à faire un
croc-en-jambe de ce type à Vladimir
Poutine.
Cet assassinat, à la veille d’une
manifestation d’opposition, peut
parfaitement déstabiliser la situation
politique, non pas en Russie mais du
moins sur Moscou. Il concentre
l’attention sur Vladimir Poutine, qui va
devoir maintenant faire la preuve de son
innocence tant la suspicion dont il est
l’objet est forte. L’émotion est
importante à Moscou, ce que montre
l’ampleur de la manifestation en hommage
à la mémoire de Boris Nemtsov, qui a
rassemblé plusieurs dizaines de milliers
de personnes ce dimanche 1er
mars. C’est pourquoi, il est de
l’intérêt de Vladimir Poutine de faire
la lumière le plus vite possible sur ce
crime.
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