Analyse
Israël entre annexion et (re)
confinement
Israel Adam Shamir
Israel
Adam Shamir
Mardi 28 juillet 2020
De violentes
manifestations ont éclaté à Tel-Aviv et
à Jérusalem. Des milliers de personnes
ont défilé, des dizaines ont été
arrêtées, mais d'autres citoyens ont
continué à arriver et à se joindre aux
protestations. La population du seul
État juif est bouleversée et
malheureuse. Ils attendaient un meilleur
résultat de leur combat contre le
Coronavirus. Israël a été le
premier État à mettre en place un
verrouillage complet. Les Chinois
l'avaient fait plus tôt, mais leurs
blocages étaient locaux plutôt que
nationaux ; même s'ils couvraient cent
millions d'hommes à leur apogée, c'était
toujours moins de dix pour cent de
l'immense population chinoise. Les
Italiens l'avaient appliqué plus tôt,
mais c'était aussi une mesure locale.
Israël l'a fait avec enthousiasme, il a
avancé à toute vapeur et a enfermé tout
son peuple, en emprisonnant des
vieillards dans leurs maisons et en
interdisant tout, de la promenade dans
le désert à la baignade dans la mer. Et
c'est une décision qui a influencé
d'autres nations.
Lorsque la Suède a
débattu de la question de savoir s'il
fallait enfermer les gens ou simplement
recommander la distanciation sociale,
les libéraux ont appelé les Suédois à
"suivre le modèle israélien". Le journal
libéral suédois Dagens Nyheter
(DN), appartenant à la famille Bonnier,
a fait référence à l'exemple israélien
dans sa lutte pour confiner toute la
Suède. Dans d'autres États européens, le
modèle israélien a souvent été cité en
exemple.
Le modèle israélien
a fonctionné. Très peu d'Israéliens sont
morts de coronavirus. Il a été salué
comme un grand succès et la preuve que
les Juifs peuvent exceller dans
n'importe quel domaine. Mais il y avait
un revers à la médaille. L'économie
israélienne s'est effondrée ; des
millions de personnes ont demandé l'aide
sociale ; le chômage est maintenant
endémique. Tous les acquis économiques
de ces dernières années, durement
acquis, ont été réduits à néant. Les
personnes âgées sont mortes seules,
abandonnées, sans leurs proches pour les
pleurer. Aujourd'hui, Israël est un État
en faillite, avec une économie ruinée et
des citoyens malheureux. Ils ont gagné
le round contre corona, et ont conduit
d'autres nations à la perdition ; mais
au lieu de se sentir réconfortés par une
tape encourageante sur l'épaule, les
Israéliens se retrouvent anéantis.
Ce n'est pas très
amusant de jouer la "chèvre de Judas",
si la barrière de sécurité ne s'ouvre
pas. L'idée est de mener les moutons à
l'abattoir, mais au dernier moment, les
propriétaires vous font sortir par une
porte latérale, pendant que les moutons
se font tuer. Sans cette certitude,
aucune chèvre ne conduirait le troupeau
aux couteaux de boucherie.
Qu'est-ce qui a mal
tourné ? Les dirigeants israéliens
estimaient que leur mission serait
terminée après avoir poussé tout le
monde au confinement, et ils ont fait
état de statistiques encourageantes.
C'était une présomption fort
présomptueuse. Les directeurs des
abattoirs voulaient que leur chèvre
préférée amène les nations au
reconfinement pour la deuxième vague.
Les médias israéliens avaient fait
volte-face, passant des proclamations
victorieuses de "le Corona est vaincu" à
la réédition du message "On va tous
mourir". Afin de faire valider le
changement de paradigme, Israël s'est
lancé dans un vaste programme de tests.
En outre, la définition de la maladie
grave a changé. Selon la nouvelle
définition, une faible saturation en
oxygène est en soi un signe de maladie
grave. Très vite, les meilleurs
résultats des décès par corona
extrêmement faibles se sont transformés
en peur d'une maladie grave se
propageant rapidement. Israël est devenu
si contagieux que les Israéliens n'ont
plus été autorisés à se rendre en
Europe!
Le gouvernement
avait décidé de fermer les restaurants
et les piscines le week-end, de rendre
le port du masque obligatoire et il
avait créé la panique, malgré l'absence
de nouveaux décès et les hôpitaux vides.
Mais les restaurateurs se sont rebellés.
Ils ont dit qu'ils avaient acheté de la
nourriture pour les clients du week-end
et qu'ils ne voulaient pas obéir aux
ordres. Et le virus a reculé : et le
gouvernement a battu en retraite, il a
reporté au mardi la fermeture des
restaurants et des spas. Ce changement a
convaincu les Israéliens que les
fermetures ne sont nullement des
conséquences d'une maladie, mais de
calculs du gouvernement. Maintenant, la
question est de savoir si les Israéliens
respecteront les nouveaux ordres de
confinement, et comment la police va les
traiter. Pendant ce temps, la police
israélienne, aussi brutale que les
autres, a appliqué la force maximale sur
les contrevenants à l'ordre. Certains
jeunes gens sans masque ont été
sévèrement battus, emmenés en prison et
condamnés à une amende ; sans doute pour
leur bien.
Le retour du
coronavirus a permis au Premier ministre
Bibi Netanyahou d'échapper à l'imbroglio
de l'annexion. Il avait lui-même amorcé
le piège : lors des trois tours de
scrutin que le pays a connus l'année
dernière, Bibi avait promis d'annexer la
vallée du Jourdain et/ou les colonies
juives, pour satisfaire les colons et
les autres électeurs nationalistes. Il a
finalement survécu aux élections ; son
faible concurrent Benny Gantz a accepté
de prendre le deuxième siège au sein du
gouvernement israélien ; son procès se
déroule au ralenti et ses ennemis n'ont
pas réussi à le destituer en vertu d'une
mise en accusation. On attend maintenant
de lui qu'il tienne sa promesse
d'annexion. Il n'est pas pressé de le
faire, parce que la vallée du Jourdain
et les colonies sont de toute façon sous
le contrôle civil et militaire total
d'Israël.
Israël a tous les
avantages et aucune des responsabilités
de l'occupation de la Cisjordanie. Le
gouvernement de Ramallah (ANP) contrôle
la zone et prend en charge les besoins
de la population palestinienne. S'ils
n'ont plus d'argent, ils vont en Europe
pour demander de l'aide. Israël ne
dépense pas un centime pour sa
population captive, sauf pour les
prisons. Si Israël veut s'emparer d'un
morceau de terre palestinienne, que ce
soit pour implanter une colonie juive,
pour faire des routes interdites aux
indigènes, pour implanter des bases
militaires, pour créer des réserves
naturelles interdites aux autochtones,
pas besoin de demander, il suffit de se
servir. La fiction de "l'occupation
militaire temporaire" est la meilleure
possible pour les Juifs. Tout en se
contentant d'adhérer du bout des lèvres
au rêve de deux États, les Juifs ont
tout, et on ne parle même pas
d'"apartheid" (bien que ce soit bien
pire que l'apartheid sud-africain
d'avant 1993). Quel serait le bénéfice
de l'annexion ? Le titre (juridiquement
douteux), et les éventuels problèmes
liés au fait d'être appelé "État
d'apartheid", aux demandes
d'approvisionnement des indigènes, à un
éventuel conflit avec les voisins
arabes. Cela n'en vaut vraiment pas la
peine.
D'autre part,
l'expansion de l'État juif sur des lieux
mentionnés dans la Bible est une idée
populaire auprès des colons et des
sionistes romantiques. Même la promesse
de prendre le contrôle d'Hébron et de
Sichem fait battre le cœur des Juifs à
tout rompre. C'est pourquoi Nétanyahou
la promet mais la reporte d'année en
année, prétendant que l'actuel président
des États-Unis ne le permettrait pas. Le
président Trump a de son côté sapé ce
beau projet, en déclarant qu'Israël
pouvait décider s'il veut ou non annexer
ces terres, et que les États-Unis
accepteraient toute décision de leur
part.
Trump a-t-il dit
cela sous le coup de son amour pour
Israël ou pour les Juifs ? Pas
exactement. Trump veut provoquer un
schisme parmi les Juifs américains. Pour
certains juifs, la haine de Trump et le
soutien à Black Lives Matter sont
primordiaux ; pour d'autres juifs,
l'État juif et la Terre d'Israël sont
plus importants. Impossible de faire
changer d'avis les juifs de la première
espèce, mais le second groupe peut être
retourné. Et les Juifs sont les plus
grands donateurs, les principales
figures médiatiques et une force
décisive dans toute élection.
Les démocrates sont
conscients de ce stratagème et ils ont
essayé d'y mettre fin. Ils ont convaincu
les Israéliens que la victoire
électorale de Biden était inévitable :
"N'imaginez même pas que Trump puisse
rester à la Maison Blanche. Mais n'allez
pas annexer quoi que ce soit. Après
novembre, nous vous accorderons une
avance ; pas maintenant." Les Dems ne
sont pas des amateurs comme Trump, ce
sont des professionnels. Ils ont un
doigt dans chaque part de gâteau, et
leur propre Département d'État fantôme
pour traiter avec Israël et le
Moyen-Orient. Un tel arrangement est
inhabituel, voire sans précédent pour
les États-Unis. Ils veulent donner
l'impression que le pouvoir aux
États-Unis est tombé par hasard ou par
malchance entre les mains de Rednecks
ignorants ; que ces quatre années seront
dépassées dans quelques mois, et que les
États-Unis seront à nouveau dirigés par
des mondialistes sophistiqués. Ça n'a
guère de sens, dans ce cadre, d'essayer
de se mettre d'accord avec les officiels
de Washington car leurs jours sont
comptés.
C'est ce que les
Européens, les Russes, les Chinois et
les Arabes s'entendent dire. Les Juifs
israéliens sont d'accord, mais ils sont
divisés sur ce qui devrait être fait.
Doivent-ils profiter de cette occasion
pour annexer des butins immobiliers de
premier ordre et envoyer paître Joe
Biden et ses avertissements ? Ou est-il
plus sage de réduire leurs attentes et
de suivre les recommandations des Dem ?
Ce n'est pas un choix facile. Biden est
très pro-israélien, mais il ne permettra
probablement pas à Israël d'annexer la
vallée du Jourdain et les colonies, car
la politique américaine traditionnelle a
toujours soutenu la solution à deux
États. Donc, si les nationalistes juifs
veulent s'emparer de la Palestine à
perpétuité, c'est maintenant ou jamais.
Par ailleurs, les démocrates américains
et les mondialistes en général ne sont
pas des gens avec lesquels on ait envie
de se quereller, surtout à un moment
aussi important.
Nétanyahou a essayé
de faire porter le chapeau à ses voisins
arabes, en disant qu'ils menaceraient
Israël de guerre s'il annexait les
terres palestiniennes. Il fallait tenter
le coup, mais cela n'a pas marché ; les
dirigeants arabes ont rapidement
fait savoir qu'ils ne partiraient
pas en guerre ou même qu'ils ne
menaceraient pas Israël. Bibi a reporté
la menace sur Ramallah, en disant que
les Palestiniens se révolteraient. Mais
Mahmoud Abbas, le président palestinien,
a testé le terrain : et il a dit qu'il
rendrait les clés du pays à Tel-Aviv.
Les Palestiniens étaient parfaitement
indifférents à l'annexion en cours. Ces
parties de leur pays sont depuis de
nombreuses années sous contrôle juif.
Depuis 1993, nous avons l'ANP
(Administration nationale
palestinienne), un organisme qui a très
peu de prérogatives, à part surveiller
les arrières d'Israël. De nombreux
Palestiniens exigent sa liquidation:
qu'Israël gouverne directement au lieu
d'utiliser ce mandataire, disent-ils.
Abbas, le vieil homme malade, n'est pas
populaire ; on lui reproche toutes les
failles du système néocolonial issu des
accords d'Oslo. En effet, il n'y avait
aucune raison locale d'éviter la
réalisation de ce que Bibi avait promis.
Pendant tout le mois dernier, les
Israéliens ont été submergés par la
perspective de l'annexion. Et puis, le
miséricordieux Covid est arrivé et leur
a permis de reporter l'opération sans
perdre la face.
Devons-nous nous en
inquiéter, d'une manière ou d'une autre
? À mon avis, non. La Palestine et
Israël devraient être unis dans un seul
État, avec une seule citoyenneté et une
pleine égalité pour tous ses citoyens,
juifs et non-juifs, natifs et immigrés.
Si les juifs veulent appeler cela
"annexion", pas de problème. Ce qu'ils
ne devraient pas être autorisés à faire,
c'est de choisir certaines des parties
les plus désirables du pays et de
laisser les autres végéter dans un État
non viable. Ils ne devraient pas être
autorisés à prendre des territoires sans
donner la citoyenneté aux résidents. Ils
ne devraient pas être autorisés à mener
des politiques à la Jim Crow sur
l'ensemble de la Palestine.
À part ça, il n'y a
pas de quoi en faire tout un plat. Il y
a une vingtaine d'années,
j'écrivais (1):
Au-delà de
l'écran de fumée des illusions racistes,
nous vivons déjà dans une Palestine
unie. La ligne verte, la "frontière"
entre Israël et la Palestine, n'existe
que dans notre esprit. Il est dans
l'intérêt commun de tous d'abolir
complètement la fiction et d'instaurer
l'égalité devant la loi pour tous dans
toute la Palestine (Israël), du Jourdain
à la mer Méditerranée. Nous pourrons
alors bénéficier d'une seule loi pour
l'enfant du pays et pour le nouveau
venu, comme la Bible nous l'ordonne. Une
seule loi pour un kibboutznik d'Afikim
et pour un fellah de Yatta.
Cela aurait pu se
faire il y a des années, si la gauche
israélienne (et américaine) n'avait pas
entretenu les illusions de la partition.
Alors comment arriver à la Terre promise
? Mais nous y sommes déjà ! Nous avons
déjà un État. La Palestine historique
est unifiée. Arrêtez la rhétorique vide
de sens de l'occupation et des deux
États. Nous n'avons pas besoin de
combines, ni de "solutions créatives",
juste du bon vieux suffrage universel,
le "Un homme - une voix". Nous l'avions
exigé pour nos grands-parents juifs en
Europe de l'Est. Ils l'ont reçu des
païens il y a 150 ans ; c'est le bon
moment pour transmettre ce droit le plus
fondamental aux natifs palestiniens de
cette terre. Même les sionistes libéraux
comme Peter Beinart commencent à
entrevoir la lumière maintenant. Les
démocrates de Biden ont l'intention de
perpétuer le mythe des deux États, mais
est-ce possible aujourd'hui ?
Après le
confinement, la première et la deuxième
vague, la situation a changé. L'économie
israélienne a été touchée, et il faudra
beaucoup de temps pour qu'elle se
rétablisse, si tant est qu'elle le
fasse. Il y a de nouvelles menaces.
L'organisation caritative internationale
Oxfam prédit que plusieurs millions
de personnes mourront du virus de la
faim, c'est-à-dire de la famine causée
par les confinements et les
quarantaines. Beaucoup de ces hommes et
femmes affamés se trouveront en Afrique,
et ils quitteront probablement le
continent affamé par son pont terrestre
naturel - la Palestine. L'Égypte est en
danger, car l'Éthiopie a achevé son
barrage sur le Nil. Sans le Nil,
l'Égypte sera jetée dans la famine, et
Israël ne pourra pas tenir ses
frontières devant des millions de
nouveaux arrivants.
En arrêtant la
machine mondiale d'approvisionnement et
de distribution, le Nord prospère
entendait sauver ses anciens et riches
habitants du virus covidien. Mais les
conséquences risquent d'être si
dévastatrices et traumatisantes que le
monde que nous connaissons va changer au
point de ne plus être reconnaissable.
Qui sait si les problèmes des Juifs qui
ne pouvaient pas vivre en paix avec
leurs voisins seront encore d'actualité
dans quelques années, face à un
effondrement total ?
(1) "La rengaine
des deux États", in L'Autre visage
d'Israël, Paris, éd. Alqalam 2003,
p. 162-167
Joindre l'auteur:
adam@israelshamir.net
Source:
https://www.unz.com/ishamir/israeli-annexation/
Traduction: Maria
Poumier
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