Opinion
Les Russes sont rapides
Israël Adam Shamir
©
Israël
Adam Shamir
Mercredi 24 février 2016
Source:
http://plumenclume.org/...
Autour des stations
de métro centrales, à Moscou, on dirait
Alep après un raid aérien. Des ruines,
des carcasses de bâtiments, des
pelleteuses charriant les gravats. Ce
n’est pas une attaque terroriste, c’est
la démolition programmée de centaines de
petites et plus grandes baraques
édifiées en dépit des lois d’urbanisme,
tout autour des stations de métro dans
les années 90, quand la loi était
élastique et facile à tourner avec du
liquide. La plus grande, la Pyramide,
au-dessus de la station Pouchkinskaïa,
est tombée cette semaine. Les agents
municipaux ont rapidement évacué les
décombres, sous le regard incrédule des
ex-propriétaires.
Ils ont été surpris
par l’offensive de la municipalité
contre les bidonvilles illégaux ;
certains ont continué à faire leurs
petites affaires jusqu’à la dernière
minute. Ils ont reçu un avis de
démolition il y a quelques mois, mais
ils ne s’attendaient pas à ce que le
décret soit concrètement appliqué. Ils
étaient persuadés qu’il serait invalidé
à la dernière minute. Ce qui n’a pas eu
lieu, et des centaines d’immeubles sont
tombés en une nuit.
Cruel rappel
que les autorités russes peuvent agir,
après tant de palabres creuses. Les
Russes prennent leur temps pour seller
leur monture, mais ensuite ils sont
rapides comme la foudre, disait le
chancelier Bismarck, citant un proverbe
russe (il avait servi à la cour russe et
s’y connaissait quelque peu). Bien des
gouvernants et rebelles ne prenaient pas
au sérieux les avertissements russes, se
moquaient de leur lenteur pour les
préparatifs, et ont souvent eu
l’occasion de le regretter.
Les Moscovites
étaient enchantés de ces démolitions ;
les structures étaient laides et
bloquaient l’accès aux métros. Pire, ils
rappelaient à tout le monde l’époque
d’Eltsine, lorsqu’elles avaient poussé
comme des champignons. Dépouillées de
ces vestiges, les stations édifiées par
les meilleurs architectes de l’ère
stalinienne dans un style classique ont
retrouvé belle allure.
Peu de gens ont
réfléchi à une raison supplémentaire,
peu connue, pour cette rénovation
soudaine. Les stations de métro avaient
été doublées pour servir d’abris
anti-aériens, pendant la guerre. Les
baraques illégales auraient fait
obstacle à cet usage. Après la
démolition, des centaines de stations de
métro ont été habilitées pour abriter la
population civile en cas d’attaque.
Au même moment,
l’armée russe et l’armée de l’air ont
entrepris des manœuvres soudaines dans
le sud du pays. Les journaux télévisés
ont couvert ces exercices avec
délectation. La Russie espère encore que
la paix prévaudra, mais les dirigeants
préfèrent prévoir. Il y a un réel risque
de conflagration, à partir de la guerre
par procuration qui a lieu en Syrie.
La cessation des
hostilités
Les Russes ont
accepté la proposition russe de
cessez-le-feu en Syrie (ou plutôt
d’arrêt des hostilités). Ils avaient
fait une proposition semblable quelques
semaines plus tôt, c’est donc dans la
ligne de leur analyse. Ils ont eu de
grands succès en Syrie ; ils ont
remporté une victoire inattendue et
étourdissante avec très peu de pertes.
Il s’agit d’une
victoire au niveau de l’image autant que
sur le plan militaire. La guerre était
au point mort, au niveau international,
quand la Russie est intervenue. Les US
et l’UE ont déclenché une guerre sévère
au niveau commercial, financier et
diplomatique (ce qu’ils appellent
« sanctions ») contre l’Ours ; celui-ci
était isolé, à l’Ouest et au Sud. Le
rouble s’effondrait, la société faisait
grise mine et en voulait à Poutine de sa
décision prudente de rester en retrait
de la tourmente ukrainienne (se bornant
à un soutien très limité aux
séparatistes russes) au lieu de
s’imposer, alors que la Russie avait été
de toute façon condamnée à titre
d’agresseur.
L’intervention dans
la guerre de Syrie avait suscité
incrédulité et doutes. L’armée russe
pouvait-elle gagner si loin de ses
bases ? Leurs avions allaient-il
vraiment décoller, et leurs tanks
démarrer, ou bien se disloquer en masse,
par suite des négligences de l’ère
post-soviétique ? Dans le pays comme
au-delà, des Cassandres prophétisaient
la catastrophe, « le Vietnam »,
« l’Afghanistan » qui les attendaient,
et spéculaient sur le nombre de
cercueils à rapatrier. Mais ce ne fut
qu’un chemin de roses, les militaires
ont fait de superbes performances,
avions, missiles et chars ont fait leurs
preuves. Le régime de Bachar al Assad a
été sauvé, les rebelles battent en
retraite. Pour les Russes, la fin des
hostilités permettrait la consolidation
de leur victoire.
Dans chaque guerre,
quand un cessez-le-feu est accepté, il y
a des voix pour réclamer « la guerre
jusqu’à la victoire complète ». Je me
souviens, quand j’étais un jeune soldat
israélien dans la guerre de 1973, quand
Kissinger a imposé le cessez-le-feu, les
observateurs militaires étaient indignés
de n’être pas autorisés à ratatiner la
Troisième Armée égyptienne acculée sur
la rive orientale du Canal de Suez.
Combien d’entre nous auraient été tués
si cette attaque avait eu lieu ?
La guerre de Syrie
n’est pas une exception. L’armée
syrienne est au bord d’une victoire
retentissante, d’après les experts
militaires belliqueux ; les rebelles
sont encerclés à Alep, leur accès vital
à la Turquie a été coupé, c’est le
moment d’en finir avec la menace et de
débarrasser la Syrie des djihadistes.
Mais l’élimination des poches ennemies
peut être une opération très coûteuse en
termes de vies humaines, surtout
s’agissant d’un ennemi fanatique et
solide dans ses retranchements. Les
terribles attentats-suicide à Damas et à
Homs ont prouvé que les rebelles sont
aussi meurtriers que leurs
prédécesseurs, la secte des Assassins.
Seuls les Mongols de Genghis Khan
avaient réussi à en venir à bout. Les
Russes ont préféré négocier et envisager
un gouvernement de coalition qui
inclurait certains rebelles modérés,
élargissant de la sorte le soutien à
Assad.
Les derniers jours
avant le cessez-le-feu vont permettre à
l’armée d’Assad de gagner du terrain
dans la région d’Alep et de se retourner
contre le front sud. Je m’attends à la
reprise de Palmyre dans les prochains
jours, prenez-le comme un tuyau que je
vous donne.
Pourtant, le
cessez-le-feu s’est avéré être un but
fuyant, dans cette étape. Les rebelles
ont accepté avec hésitation une
« cessation des hostilités », mais avec
tant de pré-conditions que cela n’a plus
de sens. Les forces gouvernementales
n’avaient pas envie de déposer les armes
non plus, tant que le vent de la
victoire soufflait dans leurs voiles.
Les Russes n’ont pas l’intention
d’arrêter les opérations contre les
« terroristes »; les US étaient bien
d’accord, mais qui sont les
« terroristes » et qui sont les
« modérés », voilà ce qu’il va falloir
trancher dans les négociations.
Le Conseil de
Sécurité de l’Onu déclaré Daech et al
Nosra (la branche syrienne d’al Quaida)
« terroristes », mais ce n’est pas aussi
simple qu’il y paraît. Il y a des
centaines de petites organisations qui
leur sont affiliées, depuis les Brigades
Abdullah Azzam jusqu’à Jamaat Abu Banat
(qui « opère dans les faubourgs des
villes syriennes d’Alep et d’Idlib,
rackettant et enlevant contre rançon,
avec exécutions publiques des habitants
syriens », selon la liste de terroristes
de l’Onu. Va-t-il falloir les protéger
au titre du cessez-le-feu ?
Les rebelles
« modérés » (soutenus par les Saoud)
répondent oui. Ils veulent inclure les
affiliés à Al Nosra dans les accords de
cessez-le-feu, car sans al Nosra, ils
seraient perdus. Ceci est inacceptable
pour le gouvernement syrien et pour ses
alliés russes. A reculons, les
Américains ont essayé d’inclure al Nosra
dans le schéma, au moins à Alep. On aura
bientôt la solution du casse-tête, si
elle existe.
Le nettoyage des
accès au métro à Moscou avait plus à
voir avec un danger de guerre avec la
Turquie. La Turquie est entrée en
guerre, volontairement de façon limitée,
en bombardant les Kurdes syriens. Les
Russes se sont préparés à une
confrontation armée avec la Turquie,
mais seulement comme riposte dans le cas
d’une invasion turque à grande échelle.
Cette préparation militaire (qui inclut
le transport d’armes lourdes, par voie
aérienne, vers la base aérienne russe en
Arménie) et la déclaration de l’Otan
(qui dit que l’Otan ne suivra pas la
Turquie si elle ouvre les hostilités) a
aidé à affaiblir la détermination
turque. Les Russes se sont adressés au
Conseil de Sécurité pour demander la
condamnation de la Turquie ; mais il
s’agit d’une déclaration, et non pas
d’une résolution, comme le voulaient les
Russes. Cela a quand même refroidi les
Turcs quelque peu, et il semble que leur
envie d’envahir et de s’installer à Alep
se soit évanouie. Les troupes
saoudiennes ne se sont pas encore
matérialisées, comme je l’annonçais dans
mon article précédent. http://plumenclume.org/blog/90-la-percee-syrienne-par-israel-adam-shamir
.
La guerre de Syrie
est donc loin d’être finie, mais il y a
de bonnes chances qu’au premier mars,
des accords de cessez-le-feu se
concrétisent. Si les rebelles saisissent
l’occasion et entreprennent des
négociations sérieuses pour un
gouvernement de coalition, la paix est
possible. S’ils arrivent à Genève avec
leur vieux mantra « Assad doit partir »,
ils auront raté l’occasion. Même si (ce
qui est très improbable) la Russie
acceptait de sacrifier Assad pour la
paix, elle n’en aurait pas les moyens.
Assad est quelqu’un de solide et un
dirigeant qui a un pouvoir réel. La
Russie ne pourra pas le déposer. Assad
est incontournable, qu’on le veuille ou
non. A mon avis, c’est un bon dirigeant
dans le présent contexte.
Il y a deux
changements importants : une vision plus
réaliste du conflit syrien s’est frayé
un chemin dans les médias mainstream
américains. La publication de deux
articles de Stephen Kinzer dans le
Boston Globe, « Sur la Syrie, merci
la Russie » et « En Syrie les médias
nous égarent », premier évènement
révolutionnaire d’envergure. Pour la
première fois dans l’histoire, le
lecteur des journaux américains a pu
lire que « depuis trois ans, des
militants violents règnent sur Alep.
Leur gouvernement a commencé par une
vague de répression. Ils ont affiché des
avertissements aux résidents :
‘n’envoyez pas vos enfants à l’école. Si
vous le faites, nous garderons les
cartables et vous reprendrez les
cadavres’. Ensuite ils ont détruit les
usines, espérant que les ouvriers au
chômage seraient bien obligés de
s’enrôler. Ils ont emporté en camion les
équipements pillés vers la Turquie, pour
les vendre. » Kinzer est arrivé à la
conclusion : « Nous aurions été une
nation plus sûre, et aurions contribué à
un monde plus stable, si nous avions
suivi la politique étrangère russe
d’autrefois », référence à l
Afghanistan, l’Irak et la Syrie. Certes
le monde serait différent. Souhaitons
que l’on puisse bientôt relier ces
publications au nouveau style américain
qui s’est fait jour lors des primaires
en faveur de Trump et de Sanders.
Le second
changement d’envergure est la position
claire d’Israël contre le cessez-le-feu,
contre Assad, en faveur de Daech et d’al
Nosra. Pendant longtemps cette position
avait été masquée par les observateurs
et politiciens israéliens. Israël a
beaucoup apprécié que les Arabes
s’entretuent. Maintenant que la fin de
la guerre approche, Israël donne de la
voix. Amos Harel, observateur militaire
en vue, avec accès au haut commandement,
l’a clarifié : « la guerre en Syrie a
largement servi les intérêts israéliens.
L’armée syrienne n’est plus que l’ombre
de ce qu’elle était, grâce aux combats
en cours. Et le Hezbollah, le principal
adversaire d’Israël au nord, perd des
douzaines de combattants tous les mois
sur le champ de bataille. Israël a
souhaité la victoire tranquillement aux
deux camps et n’aurait pas été contre la
poursuite de l’hécatombe pendant
quelques années de plus, sans gagnant
clair. » Maintenant, après
l’intervention russe, Israël déclare
ouvertement qu’une « victoire d’Assad
serait funeste pour Israël », et appelle
l’Occident a « envoyer une aide
militaire réelle pour les rebelles
sunnites les moins extrémistes. »
Autrement dit, le
bon plaisir d’Israël et du lobby
israélien aux US est en franche
contradiction avec la volonté du
peuple, comme l’a dit en toute lucidité
Stephen Kinzer. Vous pouvez vous laisser
piloter par votre lobby israélien, ou
avoir la paix et la sécurité, mais vous
ne pouvez pas avoir les deux à la fois,
c’est aussi simple que ça.
Pour écrire à
l’auteur :
israel.shamir@gmail.com
Publication
originale sur
the Unz Review
Traduction de
l’anglais : Maria Poumier
Le sommaire d'Israël Shamir
Le
dossier Russie
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