Opinion
La question préalable des sources de la
série
« Apocalypse Staline » sur France 2
Annie Lacroix-Riz
Jeudi 5 novembre 2015
L’histoire de Guerre froide entre
Göbbels et l’ère américaine
Les trois heures de diffusion de
la série « Apocalypse
Staline » diffusée le
3 novembre 2015 sur France 2 battent des
records de contrevérité historique,
rapidement résumés ci-dessous.
Une bande de sauvages ivres de
représailles (on ignore pour quel motif)
ont ravagé la Russie, dont la famille
régnante, qui se baignait vaillamment,
avant 1914, dans les eaux glacées de la
Baltique, était pourtant si sympathique.
« Tels les cavaliers de l’apocalypse,
les bolcheviques sèment la mort et la
désolation pour se maintenir au pouvoir.
Ils vont continuer pendant 20 ans,
jusqu’à ce que les Allemands soient aux
portes de Moscou. […] Lénine et une
poignée d’hommes ont plongé Russie dans
le chaos » (1er épisode, « Le
possédé »).
Ces fous sanguinaires ont inventé
une « guerre civile » (on ignore entre
qui et qui, dans cette riante Russie
tsariste). L’enfer s’étend sous la
houlette du barbare Lénine, quasi dément
qui prétend changer la nature humaine,
et de ses acolytes monstrueux dont
Staline, pire que tous les autres
réunis, « ni juif ni russe », géorgien,
élevé dans l’orthodoxie
mais
« de mentalité proche des tyrans du
Moyen-Orient » (la barbarie,
comprend-on, est incompatible avec le
christianisme). Fils d’alcoolique, taré,
contrefait, boiteux et bourré de
complexes (surtout face au si brillant
Trotski, intelligent et populaire),
dépourvu de sens de l’honneur et de tout
sentiment, hypocrite, obsédé sexuel,
honteux de sa pitoyable famille, Staline
hait et rackette les riches, pille les
banques, etc. (j’arrête l’énumération).
On reconnaît dans le tableau de cet
« asiate » les poncifs de classe ou
racistes auxquels le colonialisme « occidental »
recourt depuis ses origines.
Vingt ans de souffrances
indicibles infligées à un pays contre
lequel aucune puissance étrangère ne
leva jamais le petit doigt. Il y a bien
une allusion sibylline aux années de
guerre 1918-1920 qui auraient fait « dix
millions de morts » : les ennemis
bolcheviques sont encerclés partout par
une « armée de gardes blancs ». On
n’aperçoit pas la moindre armée
étrangère sur place, bien qu’une
cinquantaine de pays impérialistes
étrangers eussent fondu, de tous les
points cardinaux sur la Russie, dont la
France, l’Angleterre, l’Allemagne, les
États-Unis, etc. (c’est au 2e épisode
seulement, « L’homme rouge »,
qu’on apprend que Churchill
a détesté et combattu l’URSS naissante :
quand? comment?).
Pour échapper
à cette intoxication sonore
et colorée, le spectateur aura intérêt à
lire l’excellente synthèsese
de l’historien Arno Mayer,
sympathisant trotskiste auquel son
éventuelle antipathie contre Staline n’a
jamais fait oublier les règles de son
métier : Les Furies, terreur,
vengeance et violence, 1789, 1917,
Paris, Fayard, 2002. L’ouvrage, traduit
par un gros éditeur pour des raisons que
je ne m’explique pas, vu les habitudes
régissant la traduction en France,
compare aussi les révolutions française
et bolchevique. Comparaison
particulièrement utile après une ère
Furet où la française a été
aussi malmenée que la russe[1].
Pour Mme Clarke et M. Costelle comme
pour les historiens et publicistes qui
ont occupé la sphère médiatique depuis
les années 1980, la Terreur est
endogène, et dépourvue de tout rapport
avec l’invasion du territoire par l’aristocratie
européenne.
Et, de 1789 à 1799,
expérience atroce heureusement
interrompue par le coup d’État,
civilisé, du 18 Brumaire (9 novembre
1799), la France a vécu sous les
tortures des extrémistes français
(jacobins), mauvaise graine des
bolcheviques.
« Le peuple soviétique » est
soumis sans répit aux tourments de la
faim notamment à « la famine organisée
par Staline au début des années trente,
catastrophique surtout en Ukraine », où
elle aurait fait « 5 millions de morts
de faim », victimes de l’« Holodomor »[2] ,
à la répression permanente, incluant les
viols systématiques, aux camps de
concentration « du Goulag » (« enfer
pour les Russes du désert glacé », où
toutes les femmes sont violées aussi) si
semblables à ceux de l’Allemagne nazie
(un des nombreux moments où les
séquences soviétique et allemande sont
« collées », pour qu’on saisisse bien
les similitudes du « totalitarisme »).
Mais il gagne la guerre en mai 1945. On
comprend d’ailleurs mal par quelle
aberration ce peuple martyrisé pendant
plus de vingt ans a pu se montrer
sensible, à partir du 3 juillet 1941, à
l’appel « patriotique » du bourreau
barbare qui l’écrase depuis les années
1920. Et qui a, entre autres forfaits,
conclu « le 23 août 1939 » avec les
nazis une « alliance » qui a sidéré le
monde, l’indigne pacte
germano-soviétique, responsable, en
dernière analyse, de la défaite
française de 1940 : « Staline avait tout
fait pour éviter la guerre, il avait été
jusqu’à fournir à Hitler le pétrole et
les métaux rares qui avaient aidé Hitler
à vaincre la France ».
Il est vrai que l’hiver 1941-1942
fut exceptionnellement glacé, ce qui
explique largement les malheurs
allemands (en revanche, « le général
Hiver » devait être en grève entre 1914
et 1917, où la Russie tsariste fut
vaincue avant que les bolcheviques
ne décrétassent « la
paix »). Il est vrai aussi
que l’aide matérielle alliée a été
« décisive » dès 1942 (épisodes 2 et 3),
avions, matériel moderne, etc. (4% du
PNB, versés presque exclusivement
après la victoire soviétique de
Stalingrad).
Il n’empêche, quel mystère que ce
dévouement à l’ignoble Staline, qui vit
dans le luxe et la luxure depuis sa
victoire politique contre Trotski, alors
que « le peuple soviétique » continue
d’être torturé :
non pas par les Allemands, qu’on
aperçoit à peine dans la
liquidation de près de 30 millions de
Soviétiques, sauf signalement de leur
persécution des juifs d’URSS, mais par
Staline et ses sbires. Ainsi, « les
paysans ukrainiens victimes des famines
staliniennes bénissent les envahisseurs
allemands ». Ce n’est pas la Wehrmacht
qui brûle, fusille et pend : ces
Ukrainiens « seront pendus par les
Soviétiques revenus, » et filmés à titre
d’exemples comme collabos. Staline fait
tuer aussi les soldats tentés de
reculer, tendance bien naturelle puisque
le monstre « déclare la guerre à son
peuple » depuis 1934 (depuis lors
seulement?), qu’il a abattu son armée en
faisant fusiller des milliers
d’officiers en 1937, etc.
La critique mot à mot de ce
« documentaire » grotesque s’avérant
impossible, on consultera sur
l’avant-guerre et la guerre l’ouvrage
fondamental de Geoffrey Roberts,
Stalin’s Wars : From World War to Cold
War, 1939-1953. New Haven & London:
Yale University Press, 2006,
accessible désormais au public français :
Les guerres de Staline, 1939-1953,
Paris, Delga, 2014[3].
La politique d’« Apaisement » à l'égard
du Reich hitlérien fut
l’unique cause du pacte
germano-soviétique, que les « Apaiseurs »
français, britanniques et américain
avaient prévue sereinement depuis
1933 comme la seule voie ouverte à
l’URSS qu’ils
avaient décidé
de priver d’« alliance
de revers ». Cette réalité, cause
majeure de la Débâcle française, qui ne
dut strictement rien à l’URSS, est
absente des roulements de tambour de Mme
Clarke et de M. Costelle. On en prendra
connaissance en lisant Michael Jabara
Carley, 1939, the alliance that never
was and the coming of World War 2,
Chicago, Ivan R. Dee, 1999, traduit peu
après : 1939, l’alliance de la
dernière chance. Une réinterprétation
des origines de la Seconde Guerre
mondiale, Les presses de
l’université de Montréal, 2001; et mes
travaux sur les années 1930, Le
Choix de la défaite : les élites
françaises dans les années 1930,
Paris, Armand Colin, 2010 (2e édition)
et De Munich à Vichy, l’assassinat de
la 3e République, 1938-1940,
Paris, Armand Colin, 2008.
Les réalisateurs, leurs objectifs
publics et leur conception de l’histoire
La seule émission de France Inter
du 30 octobre au matin (disponible sur
Internet jusqu’au 28 juillet 2018) a
donné une idée des conditions du
lancement « apocalyptique », tous médias
déployés, de cette série Staline qui
rappelle, par les moyens déployés,
l’opération Livre noir du communisme
en 1997. Elle éclaire aussi sur les
intentions des réalisateurs installés
depuis 2009 dans la lucrative série « Apocalypse »
(http://apocalypse.france2.fr/
La musique et le son de ces trois
heures éprouvantes sont adaptés à leurs
objectifs. La « colorisation », qui
viole les sources photographiques, porte
la marque de fabrique de la série « Apocalypse » :
elle s’impose pour attirer « les jeunes
gens », faire sortir l’histoire de la
case poussiéreuse où elle était confinée,
argue Isabelle Clarke,
éperdue de gratitude (bien
compréhensible) à l’égard de France 2
qui « a remis la grande histoire en
prime time (sic) »; aussi
modestement, le coauteur Daniel Costelle
attribue cette place d’honneur sur nos
écrans domestiques à la qualité du
travail accompli par le tandem depuis
les origines de la série
(2009). La « voix de
Mathieu Kassovitz » est jugée « formidable »
par les auteurs et leur hôtesse, Sonia
Devillers : l’acteur débite, sur un ton
sinistre et grandiloquent, le " scénario
de film d’horreur »
soviétique et stalinien qui fascine tant
Mme Clarke.
Pour que la chose soit plus
vivante, les auteurs, qui font « des
films pour [s’]enthousiasmer
[eux]-mêmes », ont décidé
qu’ils n’auraient « pas de parti pris
chronologique » : ils ont plus
exactement pris le parti de casser la
chronologie, par de permanents retours
en arrière supposés rendre le « travail
un peu plus interactif ».
La mméthode empêche toute
compréhension des événements et des
décisions prises, 1936 ou 1941 précédant
l’avant Première Guerre mondiale, le
conflit et 1917, une de ses
conséquences. On sautille sans arrêt
d’avant 1914 à 1945 dans chaque épisode
et en tous sens : il est d’autant plus
impossible de reconstituer le puzzle des
événement morcelés que les faits
historiques sont soigneusement épurés,
sélectionnés ou
transformés en leur exact
contraire (c’est ainsi que les perfides
bolcheviques auraient attaqué la Pologne
en 1920, alors que c’est Varsovie qui
assaillit la Russie déjà envahie de
toutes parts). On nous explique souvent
que le montage d’un film est
fondamental, l’escroquerie « Apocalypse
Staline », qui y ajoute le
mensonge permanent et les ciseaux du
censeur, le confirme.
La conjoncture est au surplus du
côté des auteurs :
1° la
propagande antisoviétique
est depuis 1917 obsédante en France
comme ailleurs en « Occident »,
mais elle a été infléchie
pendant quelques décennies, à la fois
par une fraction du mouvement ouvrier
(surtout) et des intellectuels et par
les circonstances, en particulier celles
qui ont précédé et accompagné la
Deuxième Guerre mondiale. Ce n’est plus
le cas depuis les années 1990 où le
mouvement ouvrier, toutes tendances
confondues, s’est
aligné sur les
développements du Livre noir du
communisme : seul défenseur de
l’URSS depuis la naissance de la Russie
soviétique, le PCF ne cesse depuis 1997
d’expier ses affreuses années
staliniennes et de déplorer sa
non-condamnation du si funeste pacte
germano-soviétique. Rappelons que sa
mise en œuvre offrit aux Soviets un
répit de près de deux ans et leur permit
de doubler les effectifs de l’armée
rouge à leurs frontières occidentales
(portés de 1,5 à 3 millions d’hommes).
Jérôme Joffrin, dans un article qui se
veut nuancé sur le « bourreau » Staline,
auquel cependant « nous devons
beaucoup », a légitimement relevé qu’il
était délicat naguère de raconter en
France absolument n’importe quoi sur
l’URSS mais que l’obstacle a été levé
par les rapports de forces
internationaux et intérieurs (http://www.liberation.fr/planete/2015/11/02/staline-gros-sabots-contre-un-bourreau_1410752).
2° La liquidation de l’histoire
scientifique française de l’URSS a été
d’autant plus aisée depuis les années
1980 que l’offensive antisoviétique et
anticommuniste s’est accompagnée d’une
entreprise de démolition de
l’enseignement général de l’histoire,
soumis à une série de « réformes »
toutes plus calamiteuses les unes que
les autres. Le corps enseignant du
secondaire l’a déploré, mais sa
protestation n’est plus guère soutenue
par des organisations autrefois
combatives sur le terrain scientifique
comme sur les autres. « Les jeunes
gens », auxquels la casse de
l’enseignement historique inflige désormais
1° la suppression de pans
entiers de la connaissance, 2° l’abandon
de la chronologie, sans laquelle on ne
peut pas saisir les origines des faits
et événements, et 3° le sacrifice des
archives originales au fameux
« témoignage », se sont trouvés, s’ils
ont eu le courage de supporter les trois
heures de ce gavage, en terrain
particulièrement familier.
3° L’histoire scientifique
relative à la Russie, anglophone
notamment, est en fort développement
depuis une vingtaine d’années mais elle
est en général inaccessible au public
français : les ouvrages idoines sont
traduits dans les six mois, les autres
pratiquement jamais, sauf exception.
Quelques-uns de ces « trous » percés
dans le Rideau de Fer de l’ignorance
historique du monde russe ont été
mentionnés ci-dessus. Quoi qu’il en
soit, quand les ouvrages sérieux sont
traduits, ils sont ensevelis dans le
néant, tous médias confondus.
De l’histoire, quelle histoire ?
Svetlana Aleksievitch, conseillère
en « témoignages »
Isabelle Clarke admet
qu’« Apocalypse Staline » ne relève pas
de la catégorie de l’histoire, elle le
revendique même. Elle se déclare
fascinée par l’immense travail de
Svetlana Alexievitch, dont l’attribution
du prix Nobel de littérature d’octobre
2015 rappelle le couronnement « occidental »
de l’œuvre
d’Alexandre Soljenitsyne (https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Soljenitsyne),
lauréat de 1970, avec des motivations
semblables. Quelles que soient ses
éventuelles qualités littéraires, Mme
Alexievitch n’a été promue que pour des
raisons idéologico-politiques,
conformément à une tradition
d’après-guerre que la documentariste et
historienne britannique Frances Stonor
Saunders a exposée en 1999, dans un
ouvrage essentiel sur la Guerre froide
culturelle : c’est l’intervention
expresse des États-Unis, via l’action
clandestine pratiquée sur les questions
culturelles (comme sur les opérations
politiques et même militaires) par le
truchement de la CIA ou d’institutions
financées par elle. Ce fut en
l’occurrence via le Congress for
Cultural Freedom (CCF) fondé, après
une série d’initiatives préalables, en
juin 1950, et qui bloqua l’attribution
du prix Nobel de littérature à Pablo
Neruda au début des années 1960 : Neruda
fut écarté en 1964, au profit de
Jean-Paul Sartre, dont Washington
suivait de près et appréciait les
démêlés avec le PCF, mais qui eut
l’élégance de le décliner[4].
Le pouvoir positif de soutien des
États-Unis, depuis 1945, aux
« dissidents » ou à des anticommunistes
très divers a été aussi efficace que
leur capacité de nuisance contre les
intellectuels combattus : le Nobel de
littérature a récompensé un nombre
tout à fait disproportionné
d’adversaires notoires du communisme en
général et de l’URSS ou de la Russie en
particulier : la consultation
systématique est éclairante :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Prix_Nobel_de_litt%C3%A9rature#Ann.C3.A9es_1960
Isabelle Clarke se félicite du
« travail de témoignage » réalisé par
Svetlana Alexievitch, grâce à laquelle
« les crimes communistes », jamais
jugés, ont enfin pu être recensés :
en l’absence d’instruction
et d’accès aux faits, il a fallu compter
sur les témoignages, très longs à
obtenir, et autrement plus éclairants
que la recherche historique. Ces
témoignages égrenés au fil des trois
films, jamais liés à l’établissement des
faits, forment donc la trame historique
du "scénario
de film d’horreur ».
Svetlana Alexievitch ne prétend pas,
elle, faire œuvre d’historienne. Obsédée
par la quête
de l’Homo sovieticus,
concept proclamé impossible, puisqu’on
ne saurait changer les humains en
changeant le mode de production,
l’auteur de La Fin de l’homme rouge
ou le temps du désenchantement
(traduction publiée en 2013 chez Actes
Sud) (http://www.actes-sud.fr/la-fin-de-lhomme-rouge-de-svetlana-alexievitch)
« enregistre sur
magnétophone les récits des
personnes rencontrées, et collecte ainsi
la matière dont elle tire ses livres :
“Je pose des questions non sur le
socialisme, mais sur l’amour, la
jalousie, l’enfance, la vieillesse. Sur
la musique, les danses, les coupes de
cheveux. Sur les milliers de détails
d’une vie qui a disparu. C’est la seule
façon d’insérer la catastrophe dans un
cadre familier et d’essayer de raconter
quelque chose. De deviner quelque
chose... L’Histoire ne s'intéresse
qu’aux faits, les émotions,
elles, restent toujours en marge. Ce
n’est pas l’usage de les laisser entrer
dans l’histoire. Moi, je regarde le
monde avec les yeux d’une littéraire et
non d’une historienne” » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Svetlana_Aleksievitch).
Nous sommes donc avisés que ce
spectacle « émotionnel » et « occidental »,
organisé à grand tapage par les
responsables de la série « Apocalypse
Staline », est fondé sur de
la littérature antisoviétique
larmoyante, appréciée et récompensée
comme telle par « l’Occident »
civilisé.
Les « conseillers historiques »
d’« Apocalypse
Staline » : l’institut
d’histoire sociale, De Boris Souvarine à
Pierre Rigoulot
Quand on passe à « l’histoire »
stricto
sensu, le bilan est
pire, et caractérisé par des pratiques
malhonnêtes et non explicitées. Isabelle
Clarke se flatte d’avoir « remis en
prime time (sic) la grande
histoire » et de ne pas avoir négligé
l’histoire qu’elle aime moins que la
littérature : elle aurait étudié tous
les ouvrages « recommandés par nos
conseillers historiques » : « Robert
Service, Jean-Jacques Marie,
Simon Sebag Montefiore »
(ce dernier toujours traduit dans les
mois qui suivent ses publications
anglophones), dont les travaux sont
caractérisés par une vision à peu près
caricaturale du monstre, avec des
nuances dont le lecteur de leurs travaux
peut seul juger. Quels « conseillers
historiques »? On a pourtant le choix
parmi les historiens français de l’URSS,
presque également soviétophobes et
médiatiques : aucune carrière
académique n’étant depuis
trente ans ouverte à un spécialiste
de l’URSS soviétophile, il
n’en existe pas.
Dans la rubrique « crédits » du 3e épisode,
figure la mention de citation(s) d’un
seul ouvrage d’historien, le Staline
de Jean-Jacques Marie, spécialiste du
monstre sur la base d’ouvrages de
seconde main (les seules autres
citations proviennent de Mme Alexievitch).
Les « conseillers historiques » allégués
n’ont pas été mentionnés, mais on
relève, parmi les sept personnalités qui
ont fait l’objet de « remerciements »,
juste nommées mais non présentées, un
seul « historien » présumé : Pierre
Rigoulot (les six autres sont artistes
ou spécialistes techniques[5]).
M. Rigoulot
dirige l’institut
d’histoire sociale, fondé en 1935 par
Boris Souvarine, célèbre et précoce
transfuge du communisme (1924) qui, fut,
selon une tradition née en même temps
que le PCF, embauché par le grand
patronat françaisSouvarine,
trotskiste proclamé
antistalinien (catégorie de « gauche »
très appréciée pour la lutte spécifique
contre les partis communistes[6]),
fut employé comme propagandiste par la
banque Worms. Il fut un des rédacteurs
de la revue les Nouveaux Cahiers,
fondée en 1937 en vue de la scission de
la CGT, financée et tuteurée par le
directeur général de la banque Jacques
Barnaud, futur délégué général aux
relations économiques franco-allemandes
(1941-1943). La revue, qui chanta sans
répit les louanges d’une « Europe » sous
tutelle allemande, fut publiée entre la
phase cruciale de la scission, d’origine
patronale, de la CGT (n° 1, 15 mars
1937)[7],
et la Débâcle organisée de la France
(n° 57, mai 1940). Souvarine y voisinait
avec la fine fleur de la « synarchie »
issue de l’extrême droite classique
(Action française) qui allait peupler
les ministères de Vichy : il n’y était
requis qu’en tant que spécialiste de
(l’insulte contre) l’URSS et de la
croisade contre la république espagnole
assaillie par l’Axe Rome-Berlin[8].
Cette « petite revue jaune », qui
attira bien des « collaborations »,
selon l’expression du synarque et ami de
Barnaud, Henri Du Moulin
de Labarthète, chef de
cabinet civil de Pétain[9],
est annonciatrice de presque tous les
aspects de la Collaboration. Elle est
conservée dans les fonds d’instruction
de la Haute Cour de Justice des Archives
nationales (W3, vol. 51, en consultation
libre : régime de la dérogation
générale, série complète jusqu’au n° de
décembre 1938) et des archives de la
Préfecture de police (série PJ, vol. 40,
sous dérogation quand je l’ai
consultée). Le lecteur curieux
constatera que « Boris Souvarine,
historien » (ainsi qualifié au 3e épisode,
« Staline. Le maître du monde »), dans
ses articles, réguliers, dresse entre
1937 et 1940 un portrait de l’URSS (et)
de Staline en tout point conforme à ce
que le spectateur français a appris, le
3 novembre 2015, sur le cauchemar
bolchevique. Souvarine partit pour New
York en 1940, y passa la guerre, et prit
alors contact avec les services de
renseignements alors officiellement
voués à la seule guerre contre l’Axe
(notamment l’Office of Strategic
Services (OSS), ancêtre de la CIA,
mais fort antisoviétiques. Il ne revint
en France qu’en 1947 C’est le soutien
financier clandestin du tandem CCF-CIA
qui lui permit d’éditer et de faire
triompher son Staline : en panne
d’éditeur et de public de la Libération
à la fin des années 1940, le chef de
l’« Institut d’Histoire sociale et de
Soviétologie » (définitivement
reconstitué en mars 1954) accéda ainsi
au statut d’« historien » que lui
accorde « Apocalypse
Staline »[10].
Deuxième « historien », non
signalé comme tel, mais « remercié »
dans les crédits, Pierre Rigoulot,
présumé cheville ouvrière des films sur
Staline, fait peser sur les trois épisodes
de la ssérie une triple
hypothèque.
1°. M. Rigoulot n’est pas un
historien mais un idéologue, militant au
service de la politique extérieure des
États-Unis, officiellement apparenté
depuis les années 1980 aux « néo-conservateurs »,
selon Wikipedia, qu’on ne saurait taxer
d’excessive complaisance pour le
communisme : aucun des ouvrages qu’il a
rédigés sur l’URSS,
la Corée du Nord (sa
nouvelle marotte depuis sa contribution
sur le sujet dans Le Livre
noir du communisme), Cuba, ne répond
aux exigences minimales du travail
scientifique (https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Rigoulot)
2°. Faussaire avéré sous couvert
de prendre la défense
« des juifs », il a été,
pour son ouvrage
L’Antiaméricanisme
(éditions Robert Laffont, 2005),
condamné en diffamation par jugement de
la 17e chambre du TGI de
Paris, le 13 avril 2005, « ayant inventé
de toutes pièces [une] fausse citation »
antisémite (absente) d’un ouvrage de
Thierry Meyssan,
adversaire manifestement jugé sans péril
(même référence en ligne).
3°. L’IHS,
que M. Rigoulot a rejoint
en 1984 comme bibliothécaire, puis
« chargé des recherches et
publications », et dont il est le
directeur, n’est pas une institution
scientifique : c’est une officine de
Guerre froide et, après la Libération,
de recyclage des collaborationnistes de
sang et/ou de plume issus de l’extrême
droite classique et de la gauche
anticommuniste. Cet organisme a été
depuis la Libération financé par la
banque Worms, le CNPF et, quasi
officiellement, par la CIA. Il a été
intimement lié à Georges Albertini,
second de Marcel Déat déjà employé
avant-guerre par la banque Worms et
recyclé à sa sortie de prison (1948)
dans la propagande anticommuniste et
antisoviétique de tous ces bailleurs de
fonds. On trouvera sur tous ces points
une ample bibliographie, fondée à la
fois sur les archives policières
françaises (de la Préfecture de police)
et sur les fonds américains qui établit
la convergence de tous les auteurs[11]
Les trois volets d’« Apocalypse
Staline » traitent, et sur
le même ton haineux, tous les
thèmes serinés depuis sa fondation par
l’IHS, notamment ceux du Goulag (« la
terreur et le goulag sont la principale
activité du Politburo », 3e épisode,
« Staline. Le maître du monde »), dont
M. Rigoulot a fait depuis 1984, date de
son entrée dans cette officine, un des
thèmes privilégiés de ses travaux, et de
l’« Holodomor », « organisé » par
Staline.
Conclusion
On pourrait proposer au spectateur
de visionner, en supprimant le son de
cette projection grotesque, les bandes
de « rushes » (les auteurs des films
prétendent avoir livré du pur document
brut, particulièrement authentique, mais
le film de fiction, soviétique
d’ailleurs, y occupe une part non
négligeable). Il percevrait ainsi
immédiatement
qu’on pourrait faire une
toute autre histoire de l’URSS sous
Staline que celle qui s’appuie sur un
matériau frelaté.
Là n’est pas l’essentiel. Le
service public de télévision français a
une fois de plus, en matière d’histoire,
bafoué les principes minimaux de
précaution scientifique et ridiculisé
les spectateurs français, en leur
servant un brouet de pure propagande
antisoviétique : il avait déjà ouvert,
entre 2011 et 2013, le service public
aux seuls héritiers de Louis Renault,
venus se lamenter, avec ou sans
historiens complices, sur la spoliation
de leur grand-père quasi résistant.
Est-il normal que la société
France Télévisions, financée par la
redevance versée par tous les
contribuables, se prête à une opération
digne du « ministèrere
de l’information et de la
propagande » de Göbbels? On attend le
« débat » qu’impose
la malhonnêteté avérée
de l’entreprise. J’y
participerai(s) volontiers.
[1]
Atmosphère
historiographique générale
depuis l’ère Furet,
Lacroix-Riz, L’histoire
contemporaine toujours sous
influence,
Delga-Le Temps des cerises, 2012
[2]
À propos de ce concept
emprunté, non pas
à l’Ukraine
soviétique de l’entre-deux-guerres
mais né dans la
Galicie polonaise, et devenu un
thème allemand et
américaine de la
stratégie de
scission URSS ou « Russie »-Ukraine
depuis 1933, ma mise au point
archivistique et bibliographique
« Ukraine 1933 mise
à jour de
novembre-décembre
2008 »,
http://www.historiographie.info/ukr33maj2008.pdf;
et Mark Tauger, ouvrage à
paraître chez
Delga en 2016 sur les famines en
Russie tsariste et en Union Soviétique,
dont je rédigerai
la préface.
[4]
Frances Stonor Saunders,
Qui
mène
la danse, la Guerre froide
culturelle
Denoël,
2004; traduction de
The cultural Cold War :
the CIA and the world of art and
letters,
New York, The New Press, 1999,
origine de la pagination présente,
p. 347-351
sur Neruda; sur Sartre, souvent
citéé, index.
[5]
Seuls les noms des sept sont
cités, pas leur qualité : Emi
Okubo est musicien ; Sonia
Romero, artiste ; Karine Bach,
monteuse sur France Télévisions;
Thomas Marlier, réalisateur;
Kévin Accart, assistant monteur;
Philippe Sinibaldi, gérant de
société de production.
[6]
Frédéric Charpier,
Histoire
de l’extrême
gauche trotskiste: De 1929
à
nos jours,
Paris, ééditions 1, 2002.
[7]
Lacroix-Riz,
Impérialismes
dominants, réformisme
et scissions syndicales,
1939-1949,
Montreuil, Le Temps des cerises,
2015, chap. 1,
et
De Munich
à Vichy, l’assassinat
de la 3e République,
1938-1940,
Paris, Armand Colin, 2008, chap. 3
et 6.
[8]
Sur Jacques Barnaud, tuteur
depuis 1933-1934 de l’héritier
présomptif de
Jouhaux René Belin,
directeur de cabinet de Belin
(juillet 1940-février
1941) et véritable
ministre du Travail quand son
pupille occupait officiellement
le poste; sur les Nouveaux
Cahiers, Lacroix-Riz, Le
choix de la défaite,
De Munich à
Vichy et
Industriels et banquiers français
sous l’Occupation,
Paris, Armand Colin, 2013.
[9]
Du Moulin de Labarthète,
« La synarchie française »,
article publié le
25 mai 1944 dans la
revue helvétique
Le Curieux, sous le
pseudonyme de Philippe Magne,
joint au rapport de « l’inspecteur
spécial »
de la PJ
Vilatte, chargé à
la Libération de l’enquête
« sur la synarchie »,
1er juin
1947, PJ 40, Barnaud, APP.
[10]
Roger Faligot et Rémi
Kauffer, « La
revanche de M. Georges »
(Albertini), in
Éminences grises,
Paris, Fayard, 199, p. 150
(p. 135-170);
Emmanuelle Loyer, Paris
à New York.
Intellectuels et artistes français
en exil (1940-1947),
Paris, Hachette, 2007;
Peter Coleman, The
Liberal Conspiracy: the Congress
for Cultural Freedom and the
Struggle for the Mind of Postwar
Europe, New York, Free Press,
1989, index, ouvrage non traduit
dans lequel Pierre Grémion,
Intelligence de l’Anticommunisme:
Le Congrès pour la
Liberté de la
Culture à Paris
1950-1975,
Paris: Fayard, 1997, a très
largement puisé;
Lacroix-Riz, « La
Banque Worms et l’Institut
d’histoire sociale »
et « Des
champions de l’Ukraine
indépendante et
martyre à l’institut
d’histoire sociale »,
http://www.historiographie.info/champuk.pdf
[11]
N. 10, et
Jean Lévy,
Le Dossier Georges Albertini.
Une intelligence avec l’ennemi.
L’Harmattan-Le Pavillon
1992 ;
Charpier,
Génération
Occident,
Paris, Seuil, 2005;
La CIA en
France: 60 ans d’ingérence dans
les affaires françaises
Paris, Seuil, 2008;
Les valets de la guerre froide :
comment la République a recyclé
les collabos,
Paris, François Bourin éd.,
Paris, 2013;
Benoît Collombat
et David
Servenay,
dir.,
Histoire
secrète
du patronat :
de 1945
à nos
jours.
Paris, La Découverte,
Arte éditions, 2e édition,
2014 (dont article de Charpier);
Lacroix-Riz, tous les
op. cit.
supra;
Saunders,
op. cit.,
etc.
Annie Lacroix-Riz, professeur
émérite d’histoire contemporaine,
université Paris 7
Apostille à la critique d'Annie
Lacroix-Riz.
Dans
les dernières minutes de l'épisode "Le
possédé" (http://www.france2.fr/emissions/apocalypse-staline/videos/le_possede_03-11-2015_972124
), la voix off (du pauvre M. Kassovitz
qui est tombé bien bas avec cette
prestation) professe :
« Le 6 novembre 1941 Staline prononce un
grand discours dans le métro de Moscou
où il était en sécurité » (sic) : « Il
va citer Hitler [et Madame Clarke ne
retient que ces quelques phrases du
« grand discours de Staline » alors que
les canons nazis grondent aux portes de
Moscou] : "On ne peut
gouverner que par la force, tous les
moyens sont justifiés. Quand la
politique l�exige, il faut mentir,
trahir, tuer. Je libère l�homme d�une
chimère, la conscience !" ». Coupure du
discours de Staline, dans le montage, à
ce moment où il s�interrompt pour boire
avant de continuer ; comme si le
discours se terminait
là-dessus, applaudissements des
Moscovites, fin de l�extrait d�archive.
Et reprise du commentaire par Kassovitz
pour les dernières secondes du
documentaire : « Staline a toujours
menti, trahi, tué etc. » .
Le premier épisode d'un documentaire sur
Staline se termine donc par une phrase
de Hitler.
Il faut oser, non ? Mais, avec la
complicité des pseudos historiens et
vrais anti-communistes alignés dans le
générique à la rubrique Citations,
Madame Clarke n�a reculé devant aucune
grossièreté dans le mensonge, la
manipulation et la malhonnêteté dans son
montage ; pour vous inculquer que Hitler
et Staline étaient "des monstres
jumeaux". Tout le reste est à l�avenant,
jusqu�à la nausée. Mais comme dirait
Coluche "on ne peut pas dire la vérité à
la télé, y'a trop de gens qui
regardent".
Outre les ouvrages cités par A.
Lacroix-Riz, et en attendant les deux
prochains épisodes (que nous payons avec
notre « redevance »), je vous
recommande, notamment, pour trouver une
information contradictoire, et retrouver
air pur, véritable souffle historique et
talent (littéraire), le petit livre
d�Anna Louise Strong : L�ère de
Staline.
http://editionsdelga.fr/portfolio/lere-de-staline/
.
Et
pour vous débarrasser des relents
persistants (notamment de la bande
son), un lien vers un document sonore
plus respectueux du sacrifice des
peuples soviétiques auquel nos mauvais
documentaristes, pseudos
documentalistes et faux historiens n'ont
pas eu recours :
https://www.youtube.com/watch?v=0OfBf9GHz44
m-a
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