Quand l'autre
Egypte manifeste
Jour tranquille à Matariya
Alain Gresh
Photo: D.R
Samedi 31 janvier 2015
Vendredi 30 janvier. Matariya, au
nord-est du Caire. Un quartier
populaire, pauvre, pas misérable.
Mini-bus et tok-tok — ces motos avec
passagers — s’arrêtent, embarquent et
débarquent les voyageurs, sans que la
moindre règle du code de la route ne
soit respectée. C’est jour férié. A
midi, comme dans toute l’Egypte, une
grande partie de la population se rend à
la mosquée pour célébrer en commun la
prière. Le temps est beau, venteux et
frais. Des deux côtés d’une grande
avenue appelée Hourriya (Liberté)
s’élèvent de petits immeubles de deux ou
trois étages. Un dédale de ruelles, de
deux ou trois mètres de large, et non
pavées bien sûr, permet de pénétrer au
cœur du quartier. Sur la place centrale,
autour de la mosquée principale, des
véhicules blindés avec leurs policiers
cagoulés ; un officier en civil déambule
avec un drôle de pistolet, dont le fût
de presque un mètre de long fait penser
à un mauvais western. Mais celui-ci peut
tirer des balles réelles. Les passants
semblent ignorer la présence des forces
de l’ordre.
Lire « En
Egypte, “ceux d’en haut, ceux d’en bas” »,
Manière de voir, juin 2014. Ici,
comme partout, il ne manque pas de
petites mosquées. Devant l’une d’elles,
au coin de l’avenue, les fidèles
écoutent le sermon de l’imam (désormais
sévèrement contrôlé) et achèvent leur
prière, certains dans la rue, après
avoir étendu par terre qui un journal,
qui un tapis. A la fin, presque
immédiatement, alors que s’écoule le
flot des fidèles, des cris éclatent et
un rassemblement de deux ou trois cents
personnes se forme. Les participants,
pour l’essentiel des hommes, sont
jeunes, déterminés, joyeux pour certains
de pouvoir s’exprimer. Un groupe de
femmes, jeunes elles aussi, criant des
slogans, les encourage. Certains font le
« R4bia » (« quatre »), le signe de
ralliement des Frères musulmans ; un
seul arbore le portrait de Mohammed
Morsi, le président déchu. L’atmosphère
bon enfant ne doit cependant pas faire
illusion. Ici, tout le monde sait que la
police peut tirer à tout moment, avec
l’intention de tuer ; que la balle d’un
sniper peut foudroyer quelqu’un ; qu’un
policier en civil peut dégainer son arme
et abattre un manifestant sans autre
forme de procès. Les souvenirs de la
semaine précédente hantent encore les
mémoires.
Les 25 et 26 janvier, pour le
quatrième anniversaire de la révolution,
le quartier a connu une sorte
d’Intifada. Il a totalement échappé aux
forces de l’ordre. Celles-ci ont bien
essayé de poursuivre et d’arrêter les
manifestants, mais elles se sont
retrouvées coincées dans
l’enchevêtrement des passages. Il a
fallu quarante-huit heures et une
quinzaine de morts pour ramener
« l’ordre ». Une camionnette Chevrolet,
avec de multiples impacts de balles,
trône encore sur la place. Comme
d’habitude, les médias privés et
officiels ont accusé les Frères d’avoir
tiré sur la police, et prétendu que la
population locale s’était opposée aux
manifestants. Il faut lire les journaux
en ligne en anglais pour avoir un son de
cloche légèrement différent (Adham
Youssef, « The
Republic of Matariya », Daily News
Egypt, 26 janvier.) En fait, comme je
peux le constater aujourd’hui,
l’attitude de la population oscille
entre sympathie, applaudissements et
indifférence. On n’entend aucun
commentaire favorable au régime. On ne
sent pas la présence des moukhabarat,
la redoutable police secrète, comme si
le pouvoir avait renoncé à un contrôle
total de cette partie insoumise du
territoire. Plus décisif pour lui est ce
qui se passe dans le centre-ville, sous
les yeux des médias internationaux.
C’est en plein centre-ville que la
militante Shayma Al-Sabbagh a été tuée
de sang-froid par un officier. Ce
meurtre a été filmé en direct et le
visage lumineux de la victime a fait le
tour du monde. C’est sans doute pourquoi
la manifestation d’hommage en son
honneur, bien qu’ayant été interdite, a
été tolérée (« Women’s
rally against activist’s death in
downtown Cairo ends peacefully »,
Madamasr, 29 janvier) — une des
participantes rapporte quand même qu’un
officier l’a abordée en lui disant :
« nous vous tuerons ». Même le
directeur du quotidien gouvernemental
Al-Ahram s’est fendu d’un long texte
pour regretter la mort de Shayma (Ahmed
El-Sayed Al-Naggar, « Shaimaa’s
blood : The jeopardised dream between
state and revolution In Egypt »,
Ahramonline, 28 janvier). En revanche,
la quinzaine de tués de Matariya —
vingt-deux, selon les résidents — n’ont
pas de visage. Eux sont pauvres et —
circonstance aggravante — peut-être
islamistes !
Les événements sanglants de la
semaine précédente ne semblent
impressionner ni les jeunes gens ni les
jeunes filles (toutes voilées bien sûr,
mais pas moins courageuses pour autant).
Les slogans sont lancés au rythme des
mains qui claquent, avec une inventivité
qui rappelle celle de la révolution de
janvier-février 2011. Des mots d’ordre
confirment la présence des Frères,
d’autres rappellent plutôt les
mobilisations des Ultras, ces groupes de
supporteurs des équipes de football qui
continuent de jouer un rôle actif dans
la contestation du régime militaire.
Tout le monde ici est uni par une haine
chevillée au corps, fruit parfois de
l’expérience des tortures des
commissariats, de la police et de
l’armée. Elle était un des moteurs de
janvier-février 2011, elle le demeure.
« La police et l’armée, une seule
main… sale » parodie le slogan du
régime : « la police, l’armée, le
peuple, une seule main ». La traduction
ne rend pas toujours justice à l’humour
de ces mots en arabe parlé égyptien.
L’un des mots d’ordre chantés fait
référence au fait qu’il suffit de 50%
(soit dix sur vingt) au baccalauréat
pour entrer à l’université de la police,
contre 80 à 100% pour les autres
universités. Et, dans un système
corrompu, les « pachas » (officiers)
accèdent ainsi à l’éducation et aux
diplômes ! Un autre fait référence aux
corbeaux qui se sont sont « installés
dans nos maisons ». « Officier, pourquoi
as-tu tué ma sœur ? », proclame un
troisième slogan.
Au bout d’une vingtaine de minutes,
se profilent les véhicules blindés des
forces de l’ordre. Sans panique, le
cortège se replie dans les ruelles
adjacentes, continuant à chanter. Une
jeune femme, tout en orange, prend des
photos. On entend aussi des slogans
religieux : « Une nation dont le symbole
est le Prophète ne sera jamais à
genoux. » La police ne se hasardera pas
à les poursuivre et, finalement, ici
comme pour les autres manifestations qui
sillonnent le quartier, tout se
terminera dans le calme. Jusqu’à quand ?
Ajout du 31 janvier
Comme prévu, la presse de ce matin
ment sur ce qui s’est passé. Si les
manifestations étaient effectivement
réduites en nombre, il n’y a pas eu
d’affrontements entre les manifestants
et la population locale, comme le
prétend par exemple Al-Chourouk
(page 2) qui, pourtant, est l’un des
moins mauvais quotidiens. Quant au
Masry Al-youm (page 6), il affirme
que les protestataires demandaient le
retour de Morsi, ce que je n’ai pas
entendu.
Le nationalisme arabe :
des origines à nos jours
Nouvelle session de l’Université
populaire organisée par
Orient XXI et l’Iremmo, le
samedi 7 février.
Programme :
Séance
1 (10h30-12h30)
Le nationalisme à l’épreuve de la
pluralité des sociétés, avec Bassma
Kodmani, directrice de l’Arab Reform
Initiative et membre de l’iReMMO.
Séance
2 (14h-16h)
Le nationalisme politique, avec
Matthieu Rey, maître de conférences
à la chaire d’histoire contemporaine
du monde arabe au Collège de France.
Séance
3 (16h15-18h)
Du nationalisme à l’islamisme,
avec Mounir Corm, spécialiste du
Liban, auteur de Pour une
IIIe République libanaise, Etude
critique pour une sortie de Taëf,
paru aux éditions L’Harmattan, dans
la collection « Bibliothèque de l’iReMMO ».
Lieu :
iReMMO 5, rue Basse des Carmes,
75005 Paris (M° : Maubert Mutualité)
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