Opinion
La littérature est en deuil :
Gabriel Garcia Marquez est mort
Ahmed Bensaada
Samedi 19 avril 2014
J’ai rencontré
Gabriel Garcia Marquez en 1982, sur le
quai d’une gare parisienne. Il était là,
devant moi, bien en vue. Son teint
basané, ses épais sourcils et sa
moustache fournie, lui donnaient plus
l’air d’un Arabe que d’un Latino.
Cependant, il était difficile de se
tromper sur ses origines à la vue du « liqui-liqui »
qu’il arborait fièrement. C’était le
même costume immaculé qu’il portait
quelques jours auparavant, lorsqu’on lui
décernât le prix Nobel de littérature.
Je fis quelques pas vers le quai, mais
ses yeux me suivirent et son sourire
persistant semblait me toiser.
Je décidai alors de
m’approcher du romancier colombien. Son
poster plus grand que nature occupait
une grande partie de la devanture du
kiosque à journaux. Je le regardai dans
les yeux et son sourire me parût plus
convivial. Sous l’affiche, une pile de
livres identiques : « Cent ans de
solitude » était imprimé en lettres
blanches sur la couverture, juste
au-dessus d’une maison rurale, quelques
palmiers et d’autres arbres dont
j’ignorais le nom.
« Cent ans de
solitude »? Comment est-ce possible?
Je pris la décision
d’acheter le livre sous le sourire
bienveillant émanant de l’effigie du
célèbre moustachu qui ne cessait de me
dévisager.
Enfoncé dans le
siège du train qui m’emmenait vers
Marseille, je mis les écouteurs de mon
walkman sur mes oreilles, j’y plaçai une
cassette de l’album « Oxygène » de
Jean-Michel Jarre. J’appuyai sur « play »,
augmentai le volume et ouvris le livre :
« Bien des
années plus tard, face au peloton
d'exécution, le colonel Aureliano
Buendia devait se rappeler ce lointain
après-midi au cours duquel son père
l'emmena faire connaissance avec la
glace ».
Des heures durant,
je m’engouffrai dans le roman comme on
s’enfonce dans une forêt vierge
luxuriante et tellement dense qu’il eût
été impossible de retrouver le chemin du
retour. Tel un scientifique ébahi devant
une flore et une faune non recensées
dans les livres savants, je découvris,
page après page, le grimoire de cet
écrivain à la plume féconde et
féérique : la saga des Buendia, le
village fantastique de Macondo,
Melquíades le prophète gitan aux mains
de moineaux et à la barbe
broussailleuse, le patriarche José
Arcadio Buendía, mort fou, attaché à un
arbre, le colonel Aureliano Buendía qui
participa à 32 guerres en défiant la
mort, Remedios-la-belle qui monta au
ciel avec des draps, la mystérieuse
malédiction des enfants à queues de
cochon, etc.
Arrivé à
destination, je ne savais plus si
j’étais à Marseille ou à Macondo. Même
sans mes écouteurs, j’entendais la
musique électronique de Jean-Michel
Jarre bourdonner autour de moi. Même
sans le livre, je n’arrivais plus à
m’extirper de cette histoire hors du
temps où, par le miracle des mots,
réalité et magie étaient en parfaite
symbiose. La mort, la vie, l’amour, la
haine, la guerre, la paix, la raison et
la folie défiaient la ligne inexorable
du temps qui n’avait aucune emprise sur
les évènements. J’avais l’étrange
impression de m’être aventuré dans un
monde parallèle, un monde
affranchi de la gravité et de l’inertie
terrestres, un monde mystérieux et sacré
duquel il était impossible de sortir
indemne…
Après ce choc
littéraire qui n’a pas cessé de me
hanter jusqu’aujourd’hui, j’ai appris à
connaître Gabriel Garcia Marquez, Gabo
pour les intimes. Quelle ne fût ma
surprise de savoir, plus tard, qu’il
avait sympathisé avec la révolution
algérienne, dès 1956, alors qu’il
vivotait à Paris et qu’il passait par
des moments difficiles. Tout a commencé
lorsqu’il fût malencontreusement
embarqué par la police avec des
militants algériens: son faciès d’Arabe
ne l’avait pas aidé.
« Un soir, en
sortant d’un cinéma, je fus arrêté dans
la rue par des policiers qui me
crachèrent au visage et me firent monter
sous les coups dans un fourgon blindé.
Il était rempli d’Algériens taciturnes,
qui eux aussi avaient été cueillis avec
coups et crachats dans les bistrots du
quartier. Comme les agents qui nous
avaient arrêtés, ils croyaient eux aussi
que j’étais algérien. De sorte que nous
passâmes la nuit ensemble, serrés comme
des sardines dans une cellule du
commissariat le plus proche, tandis que
les policiers, en manches de chemise,
parlaient de leurs enfants et mangeaient
des tranches de pain trempées dans du
vin. Les Algériens et moi, pour gâcher
leur plaisir, nous veillâmes toute la
nuit en chantant les chansons de
Brassens contre les excès et
l’imbécillité de la force publique »
a-t-il raconté [1].
Les quarante-huit
heures d’incarcération lui ont permis de
faire la connaissance d’un compagnon
d’infortune, un médecin algérien nommé
Ahmed Tebbal. Une fois, relâchés,
ils devinrent de grands amis et
l’Algérien initia le Colombien à son
combat et l’a « même impliqué dans
quelques activités subversives au nom de
la cause algérienne » [2].
Gabriel Garcia Marquez en 1955:
un vrai faciès d'Algérien!
Gabo fût invité à
quelques reprises en Algérie pour
participer aux festivités de
commémorations du premier novembre 1954,
date du déclenchement de la révolution
algérienne. Ce fut le cas en 1979, pour
le 25e anniversaire de ce
mémorable évènement. Lors de son séjour
dans la capitale algérienne, il
déclara à un journaliste abasourdi : « la
révolution algérienne est le seul combat
pour lequel j’ai été emprisonné »
[3].
D’ailleurs, c’est à
l’occasion de ce voyage qu’il conçût la
forme finale de son célèbre roman
« Chronique d’une mort annoncée ». Cette
œuvre est inspirée d’un fait divers
concernant l’horrible meurtre d’un de
ses amis de jeunesse, Cayetano Gentile
Chimento par les frères Chica Salas pour
une histoire d’honneur concernant leur
sœur. Il confia à son biographe qu’à
l'aéroport d'Alger, la vue d'un prince
arabe portant un faucon avait soudain
ouvert ses yeux sur une nouvelle façon
de présenter le conflit entre Cayetano
Gentile Chimento et les frères Chica
Salas. Cayetano Gentile, un immigrant
italien, est alors devenu Santiago Nasar,
un Arabe, amateur de fauconnerie et
personnage principal du roman [4].
Gabriel Garcia
Marquez a rejoint Remedios-la-belle. Il
est mort le 17 avril 2014, à la date du
53e anniversaire du
débarquement de la baie des Cochons.
Probablement un clin d’œil à son ami de
toujours Fidel Castro, qui sait?
« On ne meurt
pas quand on veut, mais seulement quand
on peut » avait-il fait dire au
colonel Aureliano Buendía.
Mais les romanciers
de cette trempe meurent-ils vraiment?
Références
1. Gerald Martin, «
Gabriel Garcia Marquez: A Life »,
Penguin Canada, 2008.
2. Gabriel Garcia
Marquez, « Desde Paris, con amor
», El Pais, 29 décembre 1982,
http://elpais.com/diario/1982/12/29/opinion/409964412_850215.html
3. Ibid.
4. Voir référence 1
Cet
article a été publié par le
quotidien algérien
Reporters, le 21 avril 2014 (p. 16)
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