Opinion
Daech et la légende de Gilgamesh
Ahmed Bensaada
Tablette
de la version ninivite de l'Épopée de
Gilgamesh (British Museum)
Jeudi 19 mars 2015
« Je
vais présenter au monde celui qui a tout
vu,
Connu la terre entière, pénétré toutes
choses,
Et partout exploré tout ce qui est
caché »
L’épopée de Gilgamesh
Selon
la légende, Gilgamesh était un roi
terrible, sanguinaire et cruel. Mû par
le désir de se mesurer au monde entier,
il était impitoyable pour ses
adversaires. Ce sadique souverain
n’était qu’un vil tyran qui prenait
plaisir à opprimer son peuple au point
d’abuser de toute nouvelle mariée la
nuit de ses noces. Se voulant l’égal des
Dieux, Gilgamesh a longtemps poursuivi
sa quête vers l’immortalité, mais en
vain…
Cette histoire, « aussi vraie que le
ciel est peuplé d’oiseaux et que la mer
de poissons » [1] nous est parvenue
par-delà les âges, sans prendre une
seule ride. La plus vieille œuvre
littéraire de tous les temps, gravée en
caractères cunéiformes sur une douzaine
de tablettes en argile.
Ce joyau de la littérature assyrienne et
humaine qui date, selon les
spécialistes, du 18e siècle
av. J.-C., fut découvert en 1853 au
milieu d’une collection de près de
vingt-cinq mille tablettes
d'argile qui constituait la
bibliothèque du roi Assurbanipal (7e siècle av. J.-C.).
La découverte a été réalisée lors de
fouilles dirigées par Hormuzd Rassam, le
plus célèbre des archéologues irakiens,
sur le site de l’antique Ninive, dans la
banlieue de l’actuelle Mossoul. C’est
d’ailleurs dans cette ville du nord de
l’Irak qu’est né Rassam dans une famille
chrétienne de père irakien (né à
Mossoul) et de mère syrienne (née à
Alep). Avec une telle ascendance, Rassam
aurait été un parfait citoyen de Daech
(acronyme de « Dawla Islamiya fil Iraq
wa Cham ») ou, en français, l'État
Islamique en Irak et au Levant, le
Levant (ou Cham) correspondant à
l’historique « Grande Syrie ». Pour
autant, cependant, que les bourreaux de
Daech lui aient laissé la vie sauve car
il aurait été certainement doublement
jugé pour hérésie : de par sa confession
chrétienne et, surtout, pour sa passion
envers Ishtar, déesse assyrienne.
Les différentes fouilles menées par
Hormuzd Rassam ont permis de mettre au
jour plusieurs autres trésors du génie
humain dont le célèbre « Cylindre de
Cyrus » (539 av. J.-C.) qui est
considéré comme la « première charte
des droits de l’homme ». En 1971, ce
document gravé sur un cylindre d’argile
a été traduit par l’ONU en chacune de
ses six langues officielles [2].
Rassam a été initié à l’assyriologie par
l’illustre archéologue anglais Austen
Henry Layard dont les importantes
recherches à Ninive furent consignées
dans « Les ruines de Ninive » (Nineveh
and its Remains, 1849), un vrai
bestseller en son époque. Notons que ce
grand
cunéiformiste a fait
ressurgir de la nuit des temps Nimrud
(l'antique Kalhu), ville située à une
trentaine de kilomètres de Mossoul. En
plus d’inestimables trésors
archéologiques, Layard y découvrit la
plus ancienne lentille optique jamais
fabriquée de main d’homme. Cette
lentille datant d’environ 3000 ans fut
examinée par l’éminent physicien
écossais David Brewster. Après une
minutieuse analyse, le physicien en
donna une description détaillée et
déclara que l’objet devait être
considéré « comme destiné à être
utilisé comme une lentille soit pour
grossir ou pour concentrer les rayons du
soleil […] » [3].
Que penser alors des actes barbares et
« culturicides » de Daech et ses
nervis ? Peut-on réellement imaginer la
construction d’un quelconque « état »
sur les décombres des vestiges
archéologiques de son propre peuple ? Ou
en coupant des têtes humaines et en
brisant celles en pierre ? Ceux-là mêmes
qui veulent faire disparaitre l’immense
culture assyrienne ne se
comportent-t-ils pas pire que le
sanguinaire Gilgamesh ? La démolition au
bulldozer du site de Nimrud ou à la
massue des sculptures du musée de
Mossoul est plus qu’un signe
d’inculture : c’est la manifestation
d’une vision rétrograde de l’être humain
et de sa formidable créativité. Il faut
se le dire : contrairement à
l’édification, la démolition n’est que
l’apanage des déprédateurs, des faibles
et des insignifiants.
Cette folie destructrice qui défie le
bon sens est d’autant plus choquante
qu’elle se déroule au cœur du croissant
fertile, berceau de la civilisation
humaine. Tout proche de cette ville de
Mossoul d’où étaient importés vers
l’Europe ces riches tissus de soie et
d'or auxquels Marco-Polo donna le nom de
« mousseline » (originaire de
Mossoul) [4]. Mossoul où est né
l’immense Ziryab (789-857), un des
fondateurs de la musique arabo-andalouse
qui, tout jeune, émerveilla le calife
abbasside Haroun Al-Rachid. Vers 822,
sous le règne de son fils le calife Al-Mamoun
(786-833), Ziryab se rendit à Cordoue
(Andalousie) où il fut accueilli avec
honneur par l’émir Abderrahmane II
(792-852). Il y créa le premier
conservatoire de musique d’Europe,
révolutionna le chant, la musique ainsi
que la mode, le raffinement et les
bonnes manières, contribuant de manière
incontestable à l’essor sans précédent
de la civilisation arabo-musulmane dans
le monde [5].
De qui donc tiennent ces gens qui se
sont installés à Mossoul et qui ont
poussé l’offense jusqu’à dynamiter la
mosquée du prophète Younes (AS), où se
trouve la tombe de ce prophète connu de
tous les gens du Livre [6] ?
Nombre d’observateurs relient avec
raison ces destructions avec celle des
bouddhas de Bamiyan perpétrée en 2001
par les talibans afghans ou celle des
mausolées musulmans rasés en 2012 à
Tombouctou (Mali) par le mouvement
djihasiste Ansar Eddine [7].
Et cela aurait pu être pire. En 2012,
sous l’administration du président Morsi
issu de la confrérie des Frères
musulmans, Morjan Salem Al-Johary, un
leader islamiste égyptien, avait demandé
« la destruction du Sphinx et des
pyramides de Giza » [8].
Et des questions se posent :
pourquoi les vestiges archéologiques
pharaoniques sont encore actuellement
debout alors que l’Égypte est islamisée
depuis le 7e siècle ? Comment
se fait-il que tous les dirigeants
musulmans qui se sont succédé à la tête
de l’Égypte, à commencer par Amr Ibn
Al-As, son premier gouverneur, ont
préservé cet inestimable patrimoine de
l’humanité ?
Pour Al-Johary (et probablement pour
tous les djihadistes), la réponse est
simple : les vestiges étaient
pratiquement couverts de sable et, à
l’époque, il n’existait pas de moyens de
destruction efficaces (sic !).
Ce qui est pratiquement faux dans la
mesure où même si certains vestiges
étaient enfouis sous le sable, les plus
imposants ont toujours été visibles,
même partiellement. D’ailleurs, les
premières fouilles des pyramides sont
attribuées au calife Al-Mamoun dont les
ouvriers réussissent à pratiquer, en
820, la première ouverture de la grande
pyramide de Khéops encore utilisée de
nos jours [9].
Ajoutons à cela que l’historien,
médecin et philosophe arabe Abd Al-Latif
Al-Baghdadi (1162-1231) fit une
description détaillée des vestiges
pharaoniques. Dans son ouvrage
« Relation de l’Égypte », considéré
comme une des premières œuvres
d’égyptologie, il donna moult détails
sur la tête du Sphinx, son corps étant à
l’époque enseveli sous le sable [10].
Okasha El Daly, professeur d’archéologie
à l’Université Collège de Londres,
précise au sujet d’Abd Al-Latif, qu’il
était bien conscient de la valeur de
monuments anciens pour étudier le passé
et qu’il exprima son admiration à
l’égard des dirigeants musulmans pour la
préservation et la protection des
artefacts et des monuments préislamiques
[11].
De son côté, l’historien égyptien Ahmed
Al-Makrizi (1364-1442) explique que la
mutilation visible actuellement sur le
visage du Sphinx est due à un fanatique
soufi du nom de Mohammed Saim Al-Dahr.
Cet incident a été daté par Al-Makrizi
vers 780 de l’hégire, c’est-à-dire entre
le 30 avril 1378 et le 18 avril 1379
[12]. Selon un récit rapporté par
l’historien et islamologue allemand
Ulrich Haarmann, Al-Dahr fut lynché par
les habitants des environs, courroucés
par son acte sordide. Ils l’enterrèrent
par la suite près du monument qu’il
avait saccagé [13].
Cette histoire confirme que non
seulement il était possible de détruire
les vestiges archéologiques, mais aussi
que la population locale ne permettait
pas qu’on vandalise impunément ce
patrimoine historique.
En plus d’Abd Al-Latif et Al-Makrizi,
d’autres historien arabes se sont
intéressés aux trésors de l’archéologie
égyptienne et en ont donné des
descriptions détaillées non sans une
pointe d’émerveillement. Citons, par
exemple, Al-Idrissi (mort en 1251) qui a
étudié les pyramides de manière
systématique et qui a minutieusement
décrit l’intérieur de la grande pyramide
quatre siècles avant l’astronome anglais
John Greaves (1602-1652), qui ne la
présenta à l’Occident qu’en 1646, dans
son célèbre livre « Pyramidographia »
[14].
Et pour contredire les illuminés de
Daech, les dynamiteurs talibans, les
démolisseurs d’Ansar Eddine et les
djihadistes de l’engeance d’Al-Johary,
Al-Idrisi mentionna que non seulement
les Sahabas (compagnons du prophète
Mohamed - SAWS) ne se sont pas attaqués
aux monuments pharaoniques mais qu’ils
appréciaient se reposer sous leurs
ombres [15].
Il faut reconnaître aussi, qu’à travers
les siècles, l’ombre des pyramides n’a
pas corrompu l’islamité de l’Égypte,
bien au contraire. Le « don du Nil »
compte actuellement des milliers de
mosquées et, surtout, la plus
prestigieuse des institutions
académiques dédiées aux sciences
islamiques du Monde, l’université
Al-Azhar du Caire (fondée au 10e
siècle).
Parmi les innombrables et éminentes
personnalités formées par cette
vénérable institution, il est
intéressant de citer le « doyen de la
littérature arabe », Taha Hussein.
Aveugle dès son plus jeune âge, il est
considéré comme un des plus importants
intellectuels arabes du 20e
siècle. Après avoir été écarté de son
poste comme doyen de la faculté des
Lettres de l’université du Caire, il y
revint en 1936 porté triomphalement à
son bureau par des étudiants
nationalistes. Opposés à son retour, des
étudiants islamistes scandèrent des
slogans belliqueux le traitant de
« doyen aveugle ». Il leur répondit : « Je
remercie Allah de m’avoir créé aveugle
de sorte que je ne vois pas vos
horribles faces » [16].
En février 2013, le mémorial de Taha
Hussein fut vandalisé dans la ville
d’Al-Minya, et son buste a été arraché
de son socle. Le forfait a été
naturellement attribué aux islamistes
égyptiens auprès de qui il n’a jamais
été en odeur de sainteté, même de nos
jours [17].
Après
s’être mesuré à toutes les forces de la
nature, Gilgamesh se rendit à
l’évidence de son inéluctable mortalité.
Lui qui se voulait l’égal des Dieux,
comprit que pour atteindre la gloire
éternelle, il fallait réaliser de
grandes œuvres humaines. Ainsi, à force
de chercher l’immortalité, Gilgamesh
trouva finalement la sagesse.
Il est clair qu’aucun mémorial ne sera
jamais érigé à la mémoire des coupeurs
de têtes et des fossoyeurs de l’Histoire
comme Daech et consorts car,
contrairement à Gilgamesh à la fin de
son périple, ils se sont cantonnés dans
des recoins de l’humanité, trop éloignés
de la sagesse, de la vérité et de la
sapience.
Leur seule contribution sera
probablement de remplacer le mot
« vandalisme » par « daechisme ».
Il va sans dire que le « daechisme » n’a
pas pu apparaître et se développer comme
une tumeur maligne à croissance
fulgurante sans le soutien, l’aide et la
connivence de certains pays occidentaux
et arabes, ainsi que ceux voisins de la
Syrie et de l’Irak.
Mais
ça, c’est une autre histoire…
Montréal, le 18 mars 2015
Références
1-
Jean
Massin, « Don Juan », Éditions Complexe,
Bruxelles (1993), p. 85
2-
Jacques Poulain, Hans-Jörg Sandkühler, Fathi
Triki, « Justice, droit et
justification : perspectives
transculturelles », Éditions Peter Lang
(2010), p.146
3-
Sir Austen Henry
Layard,
« Discoveries Among the Ruins of Nineveh
and Babylon », Édition Harper & brothers
(1871), p.167
4-
Philippe
Menard, « Marco Polo, Le Devisement du
Monde », Tome 1, Librairie Droz (2001),
p.197
5-
FSTC Limited, « Ziryab,
the Musician, Astronomer, Fashion
Designer and Gastronome », Muslim
Heritage,
http://www.muslimheritage.com/article/ziryab-musician-astronomer-fashion-designer-and-gastronome
6-
Nasma
Réda, « Le patrimoine irakien crie au
secours », Al-Ahram Hebdo, 13 août 2014,
http://hebdo.ahram.org.eg/NewsContent/1037/32/97/6601/Le-patrimoine-iraqien-crie-au-secours.aspx
7-
Le
Monde, « Mali : les islamistes rasent
trois mausolées près de Tombouctou », 18
octobre 2012,
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/10/18/mali-nouvelle-destruction-de-mausolees-par-les-islamistes-a-tombouctou_1777726_3212.html
8-
Cavan Sieczkowski, « Murgan Salem al-Gohary,
Egyptian Jihadist, Wants Pyramids And
Sphinx Destroyed », The Huffington Post
, 13 novembre 2012,
http://www.huffingtonpost.com/2012/11/13/pyramids-sphinx-destruction-murgan-salem-al-gohary-egyptian-jihadist_n_2121446.html?utm_hp_ref=religion
9-
Giza Pyramid, « A Picture Tour of the
Great Pyramid of Giza »,
http://www.gizapyramid.com/newtour2.htm
10-
Abd
Al-Latif Al-Baghdadi, « Relation de
l’Égypte », Traduction française,
Imprimerie impériale, Paris (1810),
pp.179-180
11-
Okasha El Daly, « Egyptology: The
Missing Millennium: Ancient Egypt in
Medieval Arabic Writings », Éditions
Routledge
(2004), p. 10
12-
Al-Makrizi,
« Description topographique et
historique de l’Égypte », Traduction
française, Éditions Ernest Leroux, Paris
(1895), pp.352-353
13-
Ulrich Haarmann,
«
Regional Sentiment in Medieval Islamic
Egypt »,
The University of London's Bulletin of
the School of Oriental and African
Studies (BSOAS), vol.43 (1980) p.55-66,
http://journals.cambridge.org/action/displayAbstract?fromPage=online&aid=4120372
14-
Peter J. Ucko et T. C. Champion, « The
Wisdom of Egypt: Changing Visions
Through the Ages »,
Éditions Cavendish, Londres (2003), pp.
44-45
15-
Caleb Heart Iyer Elfenbein,
« Differentiating Islam: Colonialism,
Sayyid Qutb, and Religious
Transformation in Modern Egypt »,
Éditions ProQuest, Ann Harbor (2008),
p.126
16-
Djaber Asfour, « Un feuilleton qui
mérite le respect (2) », Al-Ahram, 19
septembre 2011,
http://digital.ahram.org.eg/articles.aspx?Serial=639076&eid=444
17-
Nevine
El-Aref, « Is nothing sacred now? », Al-Ahram
Weekly, 21 février 2013,
http://weekly.ahram.org.eg/News/1533/17/Is-nothing-sacred-now-.aspx
Cet
article a été publié par le
quotidien algérien
Reporters
et sur:
http://www.ahmedbensaada.com/...
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