Opinion
Ukraine : la filière canadienne
Ahmed Bensaada
Lundi 7 avril 2014
Pendant toute la période d’effervescence
« révolutionnaire » qui s’est emparée de
la capitale ukrainienne fin 2013, début
2014, John Baird, le ministre actuel des
Affaires étrangères du Canada, a fait
preuve d’une hyperactivité
pro-ukrainienne qui n’est pas passée
inaperçue. Ses déclarations « d’amour »
en faveur des révoltés de l’Euromaïdan
et ses salves verbales, tonitruantes et
belliqueuses, contre le président
Poutine et la Russie ont de quoi laisser
perplexe. D’autant plus que la
contestation ukrainienne était
orchestrée par des groupes
paramilitaires violents, aux forts
relents néonazis, affiliés à
l’extrême-droite ultranationaliste.
Mais pourquoi diable un pays comme le
Canada, patrie des « Casques bleus »,
nation perçue comme « semeuse » de paix
dans le monde, prend-il le parti d’un
mouvement putschiste extrémiste tout en
se mettant à dos la Russie qui siège
avec lui au G8?
Une partie de la réponse est donnée par
Baird lui-même dans une récente entrevue
dans laquelle il explique la stratégie
de son gouvernement : « Je pense que
trop souvent, certaines personnes ont
une vue que le Canada est en quelque
sorte un arbitre dans le monde […]. Non,
nous avons des intérêts. Nous faisons la
promotion des valeurs canadiennes et ça,
c'est extrêmement important » [1].
Les lignes générales énoncées dans cette
déclaration traduisent clairement la
volonté du gouvernement canadien de
rompre avec une certaine image d’un
Canada « neutre » et « promouvant la
paix dans le monde ». À la place, deux
idées majeures sont mises de l’avant :
tout d’abord, les intérêts du Canada et
ensuite la promotion de ses valeurs.
Cette déclaration à au moins le mérite
d’être claire et non ambiguë, en
parfaite adéquation avec les actions
menées sur le terrain diplomatique qui
montrent un trait de caractère
particulier de la « diplomatie »
canadienne.
Baird au Maïdan
À l’occasion des dramatiques événements
ukrainiens, de nombreuses personnalités
politiques occidentales sont venues
effectuer leur « pèlerinage » et offrir,
à qui mieux mieux, leur soutien aux
contestataires de la place Maïdan. John
Baird fut l’un d’eux. Mais contrairement
aux autres, il y est allé à deux
reprises. Tout d’abord, le 5
décembre 2013 pour leur dire, en
ukrainien, qu’il était « fier »
d’eux [2] et, ensuite, le 28 février
2014, pour y rencontrer les nouveaux
dirigeants de l’Ukraine « désignés » par
le « peuple » du Maïdan dont certains
sont des membres notoirement connus de
partis d’extrême-droite, ouvertement
xénophobes [3]. Entre les deux
évènements, un coup d’état avait emporté
le gouvernement démocratiquement élu de
Viktor Ianoukovitch [4].
Dans le numéro de janvier-février 2014
du « Policy Magazine » (dont la Une
affiche le portrait souriant de Baird),
l’éditorialiste L. Ian MacDonald
commente ainsi le premier voyage du chef
de la diplomatie canadienne à Kiev:
« Alors que d'autres pays tels que les
États-Unis, la France et l'Allemagne
sont restées à l'écart, Baird est allé à
la place Maïdan à Kiev et a
publiquement pris parti pour les
manifestants » [5]. Et Baird d’en
rajouter : « C'était presque comme
être dans une révolution » [6].
La "Une" de la
revue
« Policy Magazine » (Janvier-février
2014)
Cliquez sur la photo pour lire la
revue
Abondant dans le même sujet,
Yaroslav Baran, un ancien conseiller en
communications du Premier ministre
canadien actuel Stephen Harper, écrit: «
John Baird a pris la décision
audacieuse d’aller lui-même à Kiev.
Parce que le Canada peut faire pour
l'Ukraine ce qu'aucun autre pays ne peut
faire. Et le Canada a toujours eu un
intérêt [pour l’Ukraine] qu’aucun autre
pays n'a eu » [7].
C’est comme si le Canada, en quête de
leadership international dans certains
dossiers (et, bien sûr, en conformité
avec ses intérêts et la promotion de ses
valeurs), voulait toujours être le
premier à oser ou à s’imposer comme
celui qui en fait le plus. Le cas de
l’Ukraine en est un exemple d’école.
Baird sur la place Maïdan (5 décembre
2013)
L’indépendance de l’Ukraine
Il faut dire que l’intérêt que porte
le Canada à l’Ukraine ne date pas de ces
derniers mois, bien au contraire. Déjà,
à l’époque de la dissolution de l’URSS,
cette volonté d’être le « premier » pour
l’Ukraine n’était pas qu’un concours de
circonstances. Nous allons le voir dans
ce qui suit.
Le 25 août 1991, Yuri Shymko et Wasyl
Veryha, respectivement président et
secrétaire général du « Congrès mondial
des Ukrainiens libres », envoyèrent une
lettre au président américain Bush père
lui demandant « de reconnaître
l'indépendance de l'Ukraine proclamée
par son gouvernement légitime le 24 Août
1991 ». Le lendemain, soit le 26
août 1991, ils expédièrent une lettre
analogue à Brian Mulroney, premier
ministre canadien de l’époque, en lui
suggérant que le temps et le lieu
approprié pour cette annonce serait « à
Edmonton, ce week-end, lors de
l'ouverture des festivités marquant le
centenaire de l'établissement des
Ukrainiens au Canada qui sont amenées à
devenir une célébration exubérante de
l'indépendance tant attendue de
l'Ukraine ». Et d’ajouter : « Comme
chef de file respecté dans la communauté
internationale vous ne devez pas hésiter
à saisir ce moment historique. Il
n’arrive qu'une seule fois » [8].
Ce même jour, Bush recevait Mulroney
à Kennebunkport, dans le Maine. Lors
d’une longue conférence de presse
conjointe, ils furent tous deux
questionnés sur la reconnaissance de
l’indépendance de l’Ukraine. Le
président des États-Unis répondit par un
vague « Nous devons attendre et voir
» alors que le Premier ministre
canadien fit savoir que « nous
allons respecter la volonté librement
exprimée du peuple de l'Ukraine »
[9].
On raconte que Bush, manifestant son
inquiétude, avait essayé de convaincre
Mulroney de ne pas reconnaître aussi
rapidement l’Ukraine car, d’après lui,
cela serait « trop perturbant
». Ce à quoi le premier ministre
canadien lui répondit « Sorry,
George, but I’m going to do it »
(Désolé, George, mais je vais le faire)
[10].
Chose promise, chose due. Le 2
décembre 1991, le Canada devenait le
premier pays occidental à reconnaître
l’Ukraine [11]. Les États-Unis ne
reconnurent l’indépendance de ce pays
(ainsi que l’ensemble des autres
républiques soviétiques séparatistes)
que le 25 décembre 1991, le jour même de
la démission de Mikhaïl Gorbatchev,
dernier dirigeant de l’URSS [12].
Pour ce « haut fait d’armes »,
Mulroney reçu, en 2007, l'Ordre du roi
Iaroslav le Sage, la plus haute
distinction du gouvernement ukrainien.
Présent à cette cérémonie, Harper
prononça un discours dans lequel il
félicita le lauréat tout en mentionnant
qu’« aucun autre pays occidental n’a
de liens aussi étroits avec l’Ukraine
que le Canada ». Il conclut son
intervention en précisant que son « nouveau
gouvernement continuera de soutenir le
droit de l’Ukraine de déterminer sa
propre destinée, sans l’ingérence de la
part d’intérêts extérieurs, car les
Ukrainiens, comme tous les peuples, ont
droit à la liberté, à la démocratie, aux
droits de la personne et à la primauté
du droit » [13].
Brian
Mulroney et Stephen Harper lors de la
cérémonie de remise de la distinction
ukrainienne (2007)
À ce stade, il est important de noter
qu’entre la reconnaissance de l’Ukraine
en 1991 et la remise de la distinction à
Mulroney en 2007, un événement majeur
s’est produit en Ukraine : la
« révolution » orange. C’est ce
qui explique probablement pourquoi la
décoration de Mulroney lui fut octroyée
(16 ans plus tard) par le président
Viktor Iouchtchenko, « héros » de cette
« révolution », et non par ses
prédécesseurs. Mais contrairement à la
fallacieuse déclaration de Harper
concernant « l’ingérence étrangère », le
Canada a eu un rôle décisif dans tous
les « soubresauts » politiques de
l’Ukraine post-soviétique.
La face
canadienne de la « révolution » orange
Comme expliqué dans un article
précédent [14], la « révolution » orange
est une révolte populaire qui a touché
la rue ukrainienne en 2004. Menée par un
mouvement nommé « Pora » (« C'est
l'heure », en ukrainien), elle fait
partie d’un ensemble de révoltes
baptisées « révolutions colorées », qui
se sont déroulées dans les pays de l’Est
et les ex-Républiques soviétiques durant
les années 2000.
La contestation populaire menée par
les jeunes activistes ukrainiens de la
vague orange a réussi à annuler le
deuxième tour de l’élection
présidentielle de 2004. Le scrutin qui
opposait le candidat pro-russe Viktor
Ianoukovitch au candidat pro-occidental
Viktor Iouchtchenko avait été remporté
par le premier. Un troisième tour,
imposé par les manifestations, vit la
victoire de Iouchtchenko, au grand
bonheur du camp pro-occidental.
Malgré leurs apparences spontanées,
il est de notoriété publique que toutes
ces « révolutions », et en particulier
celle de couleur orange, ont été
planifiées et financées par des
organismes gouvernementaux américains
d’ « exportation » de la démocratie
comme l’United States Agency for
International Development (USAID), la
National Endowment for Democracy (NED),
l’International Republican Institute
(IRI), le National Democratic Institute
for International Affairs (NDI), la
Freedom House (FH) ainsi que l’Open
Society Institute (OSI) de George Soros,
l’illustre milliardaire et spéculateur
financier américain [15].
Manifestants du mouvement "Pora" (2004)
Mais contrairement à l’implication
des États-Unis dans la « révolution »
orange qui est bien documentée, celle du
Canada reste assez méconnue.
Dans une remarquable investigation
publiée en 2007 sous le titre explicite
« Agent orange: notre rôle secret en
Ukraine », le journaliste canadien
Mark MacKinnon explique, avec moult
détails, le rôle du Canada dans cette
« révolution » [16].
Tout d’abord, il y a Andrew Robinson,
l’ex-ambassadeur canadien en Ukraine, en
poste à l’époque des événements.
Andrew Robinson,
ex-ambassadeur canadien en Ukraine
À partir de janvier 2004, soit
quelques mois à peine après le succès de
la « révolution » des Roses en Géorgie
(une autre « révolution » colorée),
Robinson reconnaît avoir mensuellement
organisé et présidé des réunions
secrètes regroupant les ambassadeurs de
28 pays occidentaux qui désiraient
l’arrivée au pouvoir de Iouchtchenko.
Dès le printemps 2004, il se mit en
contact avec les activistes du mouvement
Pora et leur offrit 30 000$ à travers un
fonds spécial de l'ambassade canadienne.
Confirmant cette aide, Vladislav Kaskiv,
un dirigeant de Pora, déclara : « il
[i.e. Robinson] était là ... juste quand
le mouvement a commencé ».
Vladislav Kaskiv
Le diplomate canadien a admis que son
ambassade avait dépensé, en tout,
500 000$ pour « promouvoir des
élections équitables » en Ukraine
et a reconnu son indéniable contribution
à la victoire de Iouchtchenko sur
Ianoukovitch. Ce qui fit dire à Kaskiv :
« Andrew Robinson est un héros
de la révolution ».
Un autre personnage canadien
d’importance dans le dossier de la
révolution « orange » est Boris
Wrzesnewskyj, député canadien d’origine
ukrainienne. Wrzesnewskyj est
membre du parti libéral, tout comme le
Premier ministre de l’époque, Paul
Martin, dont il est considéré comme
proche.
Boris Wrzesnewskyj
« Le Canada a eu beaucoup
d'influence par des moyens "soft" qui
sont difficiles à quantifier »,
a-t-il avoué. « Dans les coulisses,
nous avons joué un rôle très important
».
Et ce n’est pas peu dire car, en
effet, Wrzesnewskyj a joué sur plusieurs
tableaux.
De part ses origines et sa relation
privilégiées avec le Premier ministre
canadien, il a été un intermédiaire
important entre Martin et Iouchtchenko.
Comme observateur (envoyé par le Canada)
lors du second tour des élections
présidentielles ukrainiennes de 2004, il
a fait les manchettes en dénonçant et
condamnant les irrégularités du vote.
L’article de MacKinnon relate aussi
la relation « douteuse » entre
Wrzesnewskyj et Yaroslav
Davydovych, le chef de la Commission
centrale des élections de l'Ukraine.
C’est Davydovych qui refusa d’approuver
l’élection de Ianoukovitch au second
tour du scrutin. Histoire d’assurer ses
arrières, Wrzesnewskyj lui avait promis
(ainsi qu’à sa famille) un sauf-conduit
pour le Canada en cas de « complications
post-électorales » et ce, en accord avec
Karl Littler, l’adjoint au chef de
cabinet de Paul Martin.
Yaroslav
Davydovych
Wrzesnewskyj s’est aussi investi
pécuniairement dans la réussite de la
« révolution » orange. Il a financé des
missions d’observations électorales à
hauteur de 250 000$ de sa fortune et a
mis à disposition des activistes de Pora
son propre appartement dans le centre de
Kiev.
Pour surveiller le bon déroulement du
3e tour des élections
présidentielles ukrainiennes, 12 000
observateurs internationaux ont été
déployés à travers l’Ukraine, provenant,
entre autres, du Canada, des États-Unis,
d’Israël, d’Allemagne et de Pologne
Sous l’impulsion de
Wrzesnewskyj, le gouvernement canadien
envoya la plus importante des
délégations, composée de 500
observateurs et présidée par l’ancien
Premier Ministre John N. Turner.
John N. Turner
En plus de cette importante
contribution, le
Congrès des Ukrainiens-Canadiens (UCC) a
pris en charge l’envoi de 300
observateurs auxquels s’ajoutent près de
200 observateurs canadiens expatriés en
Ukraine. En tout, le Canada a fourni
près de mille observateurs dans cette
mission de surveillance [17].
À propos du rôle des observateurs
canadiens, MacKinnon donne une
information très importante : « Même
avant qu'ils ne débarquent, ils ont
clairement indiqué que leur objectif
n'était pas seulement de surveiller une
élection, mais d’empêcher Ianoukovitch
d'atteindre la présidence ».
De retour au Canada après la victoire
du camp orange en Ukraine, un rapport
détaillé de la mission fut élaboré [18].
Dans la lettre de présentation rédigée
par John N. Turner et adressée à Paul
Martin, on peut lire : « Ce fut un
effort d'équipe et la délégation
canadienne a effectué son travail selon
les normes professionnelles les plus
élevées. Notre mission était d'observer
l'élection afin de s'assurer qu'elle
respecte les principes de la démocratie
— rien de plus ».
Le « rien de plus »
sciemment ajouté après le tiret cadratin
est étonnant. Pourquoi Turner a-t-il
jugé nécessaire d’ajouter cette
expression? À quoi le « plus »
correspond-il? Ou a-t-il été ajouté pour
dénier tout autre rôle susceptible de
jeter du discrédit sur la mission?
Le rapport mentionne aussi l’étroite
collaboration de la mission canadienne
avec les organismes américains
d’exportation de la démocratie comme
l’IRI et le NDI, ceux-là même qui ont
lourdement appuyé la « révolution »
orange. Rappelons que ces deux
organisations sont respectivement
associées aux partis républicain et
démocrate américains. D’autre part,
l’IRI est dirigé par le célèbre sénateur
John McCain alors que le NDI est présidé
par
Madeleine K. Albright, l’ancienne
secrétaire d’État américaine.
Cette collaboration entre le
gouvernement canadien et ces organismes
américains n’est ni fortuite ni
occasionnelle. Bien au contraire, leur
coopération est bien rodée comme on peut
le constater dans l’exemple suivant.
Du 10 au 16 décembre 2013, une
délégation composée de représentants de
plusieurs partis politiques algériens
ont participé à une mission au Canada.
Les participants ont été accueillis aux
sièges de la Chambre des communes, de la
bibliothèque parlementaire, du Sénat et
de plusieurs formations politiques.
Durant leur séjour, ils ont eu des
rencontres avec les dirigeants des
principaux partis canadiens. Le hic?
L’organisation, le transport,
l’hébergement, la nourriture et même
l’argent de poche ont été fournis par le
NDI [19].
Une dernière petite précision :
Ruslana, la sœur de Boris Wrzesnewskyj
est très proche de Katerina Chumachenko,
l’épouse du « héros » de la révolution
orange et vainqueur du 3e
tour des élections présidentielles,
Viktor Iouchtchenko [20].
Née aux États-Unis, Katerina est
citoyenne américaine. Elle occupa
différents postes dans le gouvernement
américain, en particulier celui de
directrice adjointe du Bureau de liaison
avec le public à la Maison Blanche, sous
l’administration Reagan [21]. Elle
n’obtint sa citoyenneté ukrainienne
qu’en 2005, lorsqu’elle devint Première
dame d’Ukraine [22].
Katerina
et Viktor
Iouchtchenko
C’est Adrienne Clarkson, l’ex
Gouverneure générale du Canada qui
représenta le Canada à l’investiture du
président Iouchtchenko en 2005. Arborant
un foulard orange lors de la cérémonie,
elle était assise côté de la Première
dame, Katerina Iouchtchenko. Pendant le
repas d’honneur, le président
fraîchement élu lui dit : « vous
sous-estimez probablement à quel point
il est important que le Canada soit
représenté ici ». Elle reconnut
avoir été très émue par ces paroles
[23].
Adrienne
Clarkson, ex-Gouverneure générale du
Canada
Épilogue : Vladislav Kaskiv,
l’activiste de Pora, a été nommé
conseiller spécial du président
Iouchtchenko. Yaroslav Davydovych a été
accueilli en 2009 comme un héros de la
« révolution » orange par les
parlementaires du parti libéral
canadien. Boris Wrzesnewskyj, quant à
lui, est devenu conseiller spécial du
chef libéral chargé des « démocraties
émergentes » [24].
Tout ça pour ça. La présidence de
Viktor Iouchtchenko a été marquée par
une division du mouvement orange et un
gouvernement « tout aussi
incompétent et truffé de copinage comme
ses prédécesseurs corrompus et vénaux,
si ce n'est plus » [25].
Le président « orange » s’est même
illustré pour avoir décoré à titre
posthume Stepan Bandera, le nationaliste
ukrainien et collaborateur des nazis si
vénéré par les militants de
l’extrême-droite radicale et fasciste de
l’Euromaïdan [26]. Iouchtchenko n’a même
pas été épargné par la presse
canadienne. En effet, dans un article
datant de 2010 (quelques mois après
l’élection présidentielle), Doug
Saunders du quotidien torontois « The
Globe and Mail » écrit : « Le
Canada, dans un geste inhabituel, a
financé les organisations de jeunesse
qui ont soutenu Iouchtchenko et a fourni
une assistance diplomatique au
mouvement. Cela aussi a été anéanti
lorsque le régime de M. Iouchtchenko est
devenu corrompu, anti-réformiste et
plein de divisions dans l'année même de
sa victoire. En plus, les
investissements canadiens ont disparu, y
compris des dizaines de millions versés
dans un projet visant à contenir les tas
de ruines du réacteur nucléaire de
Tchernobyl, un projet paralysé par la
corruption et le sectarisme » [27].
Viktor Iouchtchenko obtint un maigre
et décevant 5,45 % au premier tour des
élections présidentielles de 2010, loin
derrière Viktor Ianoukovitch qui fut
démocratiquement élu au second tour. En
un seul mandat, la vague orange a été
balayée.
L'Euromaïdan
et la communauté canado-ukrainienne
L’intérêt démesuré du Canada pour
l’Ukraine, un pays situé à des milliers
de kilomètres de ses frontières et avec
lequel il ne partage ni la langue, ni
l’histoire, ni la culture ne peut se
comprendre qu’en tenant compte de
l’importance de la communauté
canado-ukrainienne.
Selon le recensement de 2011, cette
communauté compte plus de 1,2 million de
personnes, soit pas loin de 4% de la
population canadienne [28]. Cette
diaspora représente la plus grande
population d’origine ukrainienne au
monde, derrière celle de l’Ukraine et
de la Russie. Les immigrants ukrainiens
sont arrivés au Canada par vagues
successives dont la première remonte à
aussi loin que 1891.
Selon Nina Bachkatov, journaliste et
spécialiste de la Russie, les premières
vagues d’immigration furent suivies par
« tous ceux qui ont fui la
soviétisation après 1917, mais aussi des
collaborateurs national-socialistes
partis après la Seconde Guerre mondiale
», ce qui explique, d’après elle, le
caractère majoritairement conservateur
et anticommuniste de la diaspora
ukrainienne en Amérique du Nord [29].
Le sentiment historiquement et
généralement antisoviétique de cette
communauté s’est transformé en une
position clairement antirusse à la
lumière des récents évènements en
Ukraine.
La diaspora canado-ukrainienne
possède de nombreuses célébrités dans
des domaines aussi variés que les arts,
le sport ou la science [30]. En
politique, les membres de cette
communauté sont présents dans les
institutions provinciales et fédérales :
Gouverneurs général du Canada,
Lieutenant-gouverneurs de la
Saskatchewan, Premier ministre de la
Saskatchewan, sénateurs, députés, etc.
[31].
En 2006, 52 % des Canadiens d’origine
ukrainienne vivaient dans les provinces
des Prairies (Alberta, Saskatchewan et
Manitoba), contre 28 % en Ontario et 16
% en Colombie-Britannique [32].
Dans certaines villes des provinces
de l’Ouest canadien, la proportion de
Canadiens d’origine ukrainienne est
beaucoup plus élevée que la moyenne
nationale : 16 % à Winnipeg (Manitoba),
14% à Edmonton (Alberta) et 7% à Calgary
(Alberta) [33].
Le poids démographique de cette
communauté et sa présence dans les
différentes sphères de la société
canadienne fait de cette diaspora une
des plus influentes dans la politique
canadienne, beaucoup plus que tout autre
groupe d'Europe de l’Est. Elle
représente donc un potentiel électoral
non négligeable dans les élections
canadiennes.
Dans cet ordre d’idée, Michael Byers,
titulaire de la Chaire de recherche
canadienne en politique et en droit
international à l'Université de la
Colombie-Britannique, reconnaît que « toute
grande communauté de la diaspora a une
influence sur la politique canadienne,
et certainement que 1,2 million de
personnes est un facteur qui pèse sur
l'esprit de tout leader politique
», tout en signalant que la politique
étrangère canadienne ne dépendait pas
uniquement de la politique intérieure
[34].
Très critique envers la politique
étrangère du couple conservateur
Harper-Baird, Christopher Westdal,
l’ex-ambassadeur canadien en Ukraine
(1996-1998) et en Russie (2003-2006)
explique que la position aveuglément
pro-ukrainienne et très antirusse du
gouvernement canadien actuel ne peut
être expliquée que par la politique
intérieure : « le Canada est le
foyer de près de 1,3 million de
Canadiens d'origine ukrainienne et une
élection fédérale est prévue en 2015
». Et d’ajouter : « Nous avons une
politique étrangère axée sur la
diaspora. Cela peut fonctionner pour des
élections, mais cela ne fait pas
grand-chose de bien dans le monde »
[35].
La communauté canadienne d’origine
ukrainienne est regroupée dans une
multitude d’institutions [36] dont
certaines sont très actives dans le
champ sociopolitique canado-ukrainien.
Le Congrès des Ukrainiens-Canadiens
(UCC) est l’une des plus importantes
d’entre elles. Créé en 1940, il
regroupe actuellement une trentaine
d’organisations nationales, provinciales
ou locales. Selon leur site, l’UCC « représente
la communauté ukrainienne du Canada
devant le peuple et le gouvernement du
Canada, fait la promotion des liens avec
l'Ukraine et identifie et répond aux
besoins de la communauté ukrainienne du
Canada pour assurer son existence et son
développement continus pour
l'amélioration du tissu socioculturel du
Canada » [37]. Pour rappel, c’est
l’UCC qui avait organisé l’envoi de
quelques centaines d’« observateurs » en
Ukraine pour superviser le troisième
tour des élections présidentielles de
2004. C’est d’ailleurs pour cette raison
qu’Adrienne Clarkson décerna
officiellement à ce Congrès un
« Certificat de mention élogieuse »
(un honneur très rarement octroyé,
paraît-il). « Vos observateurs ont
contribué à l'effort international
visant à assurer un environnement neutre
et non partisan pour que les électeurs
ukrainiens bénéficient du confort et de
la sécurité nécessaires pour voter
librement et ouvertement. Par leur
dévouement, leur acharnement au travail
et leurs sacrifices, les participants à
la mission seront une inspiration pour
tous ceux et celles qui luttent pour
acquérir leur droit démocratique à des
élections libres et justes »
a-t-elle solennellement déclaré [38].
Les membres de
l'UCC (2010
Aurait-elle eu tant de lyrisme sur la
« noble » mission des « observateurs »
si elle avait su que, malgré leur
neutralité proclamée, beaucoup d’entre
eux étaient arrivés à l’aéroport
Boryspil de Kiev parés d’orange, la
couleur des pro-Iouchtchenko [39]?
Depuis 2007, l’UCC est présidé par le
canado-ukrainien Paul Grod. Ce dernier a
eu un rôle important dans la
« révolution » orange dans la mesure où
c’est lui qui a dirigé la mission
d’observation envoyée en 2004 par l’UCC
et subséquemment honorée par Mme
Clarkson. Dans le dossier « Ukraine » de
la diplomatie canadienne, Grod est un
joueur majeur. En 2012 et 2013, le
magazine Embassy, hebdomadaire de
politique étrangère du Canada, l’a
classé parmi les 80 personnes les plus
influentes de la politique étrangère
canadienne [40].
Paul Grod a accompagné Stephen Harper
dans son voyage à Kiev le 22 mars
dernier. Avant cela, il l’avait
rencontré le 11 mars 2014, le 30 janvier
2014 et le 9 novembre 2013. Le président
de l’UCC a aussi accompagné John Baird
dans ses deux voyages à Kiev dont il a
été question précédemment (5 décembre
2013 et 28 février 2014). En plus, il a
eu des rencontres avec lui le 31 janvier
2014 et le 27 novembre 2013.
Toutes ces rencontres au plus haut
niveau sont la preuve d’une concertation
régulière entre le gouvernement canadien
et les membres influents de la
communauté canado-ukrainiennes, en
particulier le président de l’UCC, Paul
Grod. Les voyages, quant à eux, montrent
une claire convergence de leurs visions
dans le dossier ukrainien.
C’est probablement pour cette raison
que le nom de Paul Grod figure dans la
liste des personnalités canadiennes
sanctionnées par le gouvernement russe
[41].
La consultation du site de l’UCC
montre qu’une rubrique supplémentaire,
baptisée « Euromaïdan », a été ajoutée
au menu principal. On y trouve des notes
d'information quotidiennes qui ne
diffèrent guère des communiqués de
presse du Ministère des affaires
étrangères du Canada ainsi qu’une page
fournissant des renseignements bancaires
pour « Soutenir financièrement
Euromaïdan » [42].
Cette volonté de lever des fonds pour
l’Euromaïdan est aussi visible sur le
site des Services sociaux ukrainiens
canadiens (UCSS), une autre organisation
canado-ukrainienne. « Merci pour
votre don pour l’Euromaïdan,
manifestations pacifiques et
démocratiques qui ont lieu à Kiev et
dans d'autres centres en Ukraine. Tous
les fonds recueillis pour ce projet
seront utilisés pour fournir de la
nourriture, des médicaments et des
vêtements chauds pour les manifestants
dans le besoin » dit un message
signé par Bozhena Iwanusiw, la
présidente de l’UCSS [43].
Évidemment, aucune information n’est
donnée sur les manifestants de
l’extrême-droite fasciste et néo-nazie,
ni des armes utilisées par les violents
militants du « Pravy Sektor » [44], ni
même de la compromettante discussion
entre la chef de la diplomatie
européenne Catherine Ashton et le
ministre des affaires étrangères
estonien Urmas Paet à propos de
l’identité des snipers du Maïdan [45].
Levée
des fonds pour l’Euromaïdan publié sur le
site des Services sociaux ukrainiens
canadiens (UCSS)
De son côté, l’Union des étudiants
ukrainiens canadiens (SUSK) affiche
clairement ses couleurs. Sur son site,
on peut lire de nombreux communiqués
pro-Euromaïdan. La présidente du SUSK,
Christine Czoli, a séjourné à Kiev entre
le 16 et le 19 décembre 2013 pour « apporter
son soutien à Euromaïdan ». « Ces
gens sont de véritables héros et leurs
sacrifices et efforts quotidiens sont ce
qui maintient Euromaïdan » a-t-elle
déclaré [46]. Son passage a été
immortalisé dans une vidéo où on la voit
prendre publiquement la parole sur la
scène de la place Maïdan et dont la
description mentionne « L'Union des
étudiants canadiens ukrainiens (SUSK)
soutient activement l’Euromaïdan et
l'intégration de l'Ukraine à l'Europe
» [47].
Christine Czoli
sur la scène de la place Maïdan
Au Canada, l’aide publique au
développement à l’étranger est gérée par
l'Agence canadienne de développement
international (ACDI). Parmi les 20 pays
visés par cette aide, un seul est situé
en Europe : l’Ukraine. Les nombreux
programmes dont bénéficie ce pays sont
presque tous reliés à la gouvernance et
au renforcement de la démocratie [48].
Cette « exportation » de la
démocratie se fait aussi par
l’intermédiaire d’autres moyens ne
dépendant pas de l’ACDI. C’est le cas du
Programme Parlementaire Canada-Ukraine
(CUPP). Créé en 1991 pour souligner le
centenaire du début de l’immigration
ukrainienne au Canada, le CUPP est un
projet dont la finalité est de
promouvoir et d’assister le processus de
démocratisation en Ukraine. Financé par
la communauté ukrainienne et soutenu par
Groupe d'amitié parlementaire
Canada-Ukraine, le CUPP consiste en un
stage sur la démocratie parlementaire et
la politique comparée à la Chambre des
communes destinés à des jeunes étudiants
ukrainiens. Ce stage a lieu chaque année
au Parlement du Canada à Ottawa.
Stagiaires 2013 du CUPP
Un des buts recherché par ce
programme est de contribuer à la
formation des futurs leaders de
l’Ukraine. Effectivement, de nombreux
étudiants qui ont suivi cette formation
ont obtenu des postes importants :
diplomates, professeurs d’université,
conseillers de ministres, adjoints de
députés du parlement ukrainien, etc.
[49].
Le groupe d’amitié Canada-Ukraine,
qui est actuellement présidé par le
député conservateur Robert Sopuck,
compte 13 membres dont les
vice-présidents Peter Goldring et la
sénatrice Raynell Andreychuk ainsi que
les députés James Bezan et Ted Opitz
[50]. Pour la petite histoire, c’est Ted
Opitz qui a battu Boris Wrzesnewskyj,
député libéral sortant — et artisan de
la « révolution » orange —, aux
élections fédérales de 2011 par
seulement 26 voix [51]. À signaler
qu’aussi bien Opitz que Wrzesnewskyj
sont des fervents partisans du CUPP, le
second ayant contribué à son financement
pendant plusieurs années [52].
L’édition 2013 du CUPP a regroupé 34
étudiants qui ont été pris en charge par
34 membres du Parlement canadien dont
plusieurs ministres et anciens
ministres. Parmi les députés
participants, citons Ted Opitz, James
Bezan et Peter Goldring [53].
Le 4 novembre 2009, Peter Goldring
fit la déclaration suivante à la Chambre
des communes du Canada : « Monsieur
le Président, je tiens à reconnaître 25
jeunes délégués provenant de l’Ukraine
qui nous ont visité au cours des huit
dernières semaines. Ils sont là, dans
les bureaux des députés, pour gagner de
précieuses perspectives sur la plus
importante institution démocratique du
Canada: le Parlement du Canada. Ces
jeunes personnes, qui représentent le
programme parlementaire Canada-Ukraine,
incarnent les idéaux les plus élevés de
la réussite et du service à la
communauté. Ces jeunes, comme Roman Bits
de mon bureau, sont les futurs
dirigeants de l'Ukraine. Le Canada et
l'Ukraine sont intimement liés pour
toujours par l’immigration. Plus d’un
Canadien sur trente est d'origine
ukrainienne, comme le sont ma femme, mes
filles et mes petites-filles »
[54].
Le 12 décembre 2013, soit une semaine
après John Baird, Peter Goldring s’est
rendu à Kiev. Dès son arrivée, il se
rendit à la place Maïdan, mais pas tout
seul. Il était accompagné par Andrii
Sorokhan, son ancien stagiaire du
programme CUPP demeurant à Kiev [55]. Il
faut dire que Goldring n’avait pas
nécessairement besoin d’un guide car il
s’agit d’une place qu’il connaît bien
pour avoir foulé son sol lors
d’évènements historiques. En effet,
Goldring était venu donner « un coup de
main » à la révolution orange, neuf ans
plus tôt, lors de l’annulation du second
tour des élections présidentielles de
2004. Il avait même pris la parole
devant une énorme foule, encourageant
les activistes à se battre pour leurs
droits démocratiques.
Arrivé à la place, il a rencontré
d'autres anciens stagiaires du programme
CUPP qui étaient impliqués dans l’Euromaïdan.
S’agirait-il des collègues d’Ustyna
Mykytyuk, stagiaire de la promotion CUPP
2011 [56] qui se présente
comme volontaire « prenant une part
active dans le service d’aide médicale
de l’Euromaïdan […], responsable
de la coordination des bénévoles et des
services de comptabilité » [57]?
Toujours est-il que Goldring prit la
parole sur la scène de la place Maïdan
le 13 décembre 2013 et, devant des
milliers de personnes, déclara : « Peuple
d’Ukraine, vous êtes citoyens d'un grand
pays indépendant avec un avenir
fantastique! Un avenir qui sera réalisé
s’il n’est pas contrôlé par des
influences extérieures. Vous avez
beaucoup d’amis à travers le monde qui
se tiennent avec vous. À Ottawa. À
Edmonton […]. Nous sommes avec vous pour
ce qui est juste, et face à ce qui est
mal […] ». Les
manifestants du Maïdan répondirent par
un « Thank You Canada », répété
à l’unisson à plusieurs reprises [58].
Imitant Harper en 2007, Goldring n’a
pas oublié de mentionner « l’influence
extérieure » dans son discours. Mais
alors comment peut être interprétée la
présence d’un député canadien à cet
endroit et en ce moment précis?
« Amitié » ou « influence extérieure »?
Les deux, peut-être?
Le pèlerinage
ukrainien
Être le premier dans tout ce qui
concerne l’Ukraine a toujours été le
souci majeur de la diplomatie
canadienne. Comme ce fut le cas en 1991,
il ne fallait pas rater l’occasion de la
reconnaissance du gouvernement canadien
post-Euromaïdan.
Le 22 mars 2014, Stephen Harper
effectua une visite en Ukraine et
devint, ainsi, le premier dirigeant d’un
pays du G7 à s’y rendre. Cet évènement a
été rapporté comme tel dans les médias
canadiens qui en ont fait leurs gros
titres, le qualifiant d’« historique ».
Lors de sa déclaration publique aux
côtés du nouveau Premier ministre
Ukrainien Arseni Iatseniouk, il n’oublia
pas de mentionner l’énorme diaspora
ukrainienne du Canada : « Je vous
transmets les salutations de tous les
Canadiens, y compris, mais certainement
pas limité à plus d’un million de
Canadiens d'origine ukrainienne. La
troisième plus grande population
ukrainienne dans le monde entier ».
Et, à propos des récentes
manifestations de la place Maïdan: « Vous
avez offert de l'inspiration et un
nouveau chapitre dans l'histoire
continue de l'humanité de la lutte pour
la liberté, la démocratie et la justice
» [59].
Allocution de
Stephen Harper à Kiev (22 mars 2014)
Inspirante, l’œuvre du « Pravy Sektor »?
Démocratique, un coup d’État contre un
président élu?
Vidéo du voyage de
Stephen Harper à Kiev (22 mars 2014)
publiée
sur le site du
Premier ministre du Canada et
commentée par 2 membres de la communauté
canado-ukrainienne: Paul Grod et
Lisa Shymko (qui l'accompagnaient
dans le voyage).
Mais bien que cette visite soit
teintée par un souci de primauté, elle
n’est que la plus récente d’une longue
série de visites officielles de
personnalités canadiennes de haut rang à
ce pays.
La première personnalité canadienne à
se rendre en Ukraine après
l’indépendance de ce pays est feu le
Gouverneur général du Canada,
Ramon Hnatyshyn. Cette visite, qui
date de 1992, fut très spéciale dans la
mesure où le Gouverneur était d’origine
ukrainienne. Il y eut ensuite le Premier
ministre Jean Chrétien (1999), la
Gouverneure générale Adrienne Clarkson
(2005), la Gouverneure générale
Michaëlle Jean (2009) et le Premier
ministre Stephen Harper (2010). Du côté
ukrainien, deux présidents vinrent au
Canada : Leonid Koutchma (1994) et
Viktor Iouchtchenko (2008). En ce qui
concerne Koutchma, il avait choisi le
Canada comme destination de son premier
voyage à l’étranger au lieu de la Russie
[60].
Visite
d'État de la Gouverneure générale
Michaëlle Jean en Ukraine (2009)
Ces nombreuses et fréquentes visites
montrent que le Canada maintient des
liens étroits avec l’Ukraine. C’est ce
qui fait dire au journaliste Doug
Saunders : « Ces liens et les votes
qu’ils assurent feront en sorte que les
dirigeants canadiens continueront à
aller à Kiev » [61].
À propos
des sanctions
Le mercredi 26 février 2014, le
nouveau gouvernement ukrainien post-Euromaïdan
a été présenté à la foule massée sur la
place de l’Indépendance, à Kiev.
Plusieurs portefeuilles et postes clés
ont été attribués aux militants de
« Svoboda », un parti d’extrême-droite
ultranationaliste collaborant avec des
groupuscules paramilitaires ouvertement
fascistes et pro-nazis [62].
Sur demande du président Vladimir
Poutine, le Conseil de la Fédération
(chambre haute du parlement russe) a
autorisé, le 1er mars 2014,
l'envoi de troupes en Ukraine pour y
protéger les citoyens russes. Suite à
cela, le Canada a rappelé son
ambassadeur à Moscou [63]. Le
président russe se ravisa trois jour
plus tard : « En ce qui concerne
l’envoi de troupes, ce n’est pas
nécessaire pour le moment. Mais cette
possibilité existe » [64].
Le 3 mars 2014, la Chambre des
communes canadienne a adopté à
l'unanimité une motion qui condamne
« fermement » une intervention
« provocatrice » de la Russie. Le
lendemain, un drapeau ukrainien a été
hissé sur la colline parlementaire à
Ottawa [65] et les activités militaires
avec la Russie ont été suspendues [66].
Le drapeau
ukrainien a été hissé le 4 mars 2014 sur
la colline du Parlement (Ottawa),
à côté de l'édifice Est
Dans le but de condamner l'« invasion
militaire de l'Ukraine », Stephen Harper
a annoncé, le 7 mars 2014, des sanctions
à l’encontre d’« un certain nombre
de personnes responsables de la menace
envers l'intégrité territoriale et la
souveraineté de l'Ukraine ». De son
côté, John Baird a confirmé l’expulsion
de neuf soldats russes en entraînement
au Canada, « pour leur faire savoir
qu'ils ne sont plus les bienvenus »
[67].
Le 16 mars 2014, la Crimée plébiscite
son rattachement à la Russie. Les
sanctions canadiennes contre la Russie
ne se font pas attendre. Le 17 mars
2014, le Règlement sur les mesures
économiques spéciales visant la Russie
est entré en vigueur afin de répondre « à
la gravité de la violation de la
souveraineté et de l'intégrité
territoriale de l’Ukraine par la Russie
». Les 18 et 21 mars 2014 ces Règlements
ont été modifiés afin d’inclure des noms
additionnels. La liste des personnes
sanctionnées est passée de 10 à 32 noms
[68]. La liste initiale mentionne sept
Russes et trois Ukrainiens. Citons, à
titre d’exemple, Sergei Yuryevich
Glazyev, le conseiller du Président
russe Vladimir Poutine, Dmitry Olegovich
Rogozin, vice-premier-ministre de la
Fédération de Russie ou Serhiy
Valeriyovich Aksyonov, Premier ministre
de la république autonome de Crimée
[69].
Le 22 mars, Harper s’envole vers Kiev
et y fait des déclarations antirusses
tonitruantes, ne cachant pas son désir
d’expulser Poutine du G8 et de revenir
au G7 : « Quant à la question de la
présence de la Russie au sein du G8,
c'est une discussion que nous allons
avoir avec nos collègues [du G7]. Je ne
pense pas qu'il faut beaucoup
d'imagination pour comprendre ce qu’est
mon avis, mais je vais certainement
écouter ce que nos partenaires du G7 ont
à dire avant de parvenir à des décisions
définitives » [70].
En guise de représailles, la Russie a
émis des sanctions contre le Canada le
24 mars 2014. Sur la liste des 13
personnes touchées par ces mesures, on
trouve des noms reliés à la communauté
canado-ukrainienne dont il a été
question précédemment : la sénatrice
Raynell Andreychuk, les députés Ted
Opitz et James Bezan ainsi que le
président de l’UCC, Paul Grod.
Harper rencontre les
leaders de la communauté
canado-ukrainienne (30 janvier 2014)
De gauche à
droite: Hon. Jason Kenney, Eugene Czolij,
Ihor Bardyn, Ted Opitz,
Adriana Buyniak Wilson, Bohdan
Onyschuk, Rt. Hon. Stephen Harper, Paul
Grod,
Lisa Shymko, Sénatrice Raynell
Andreychuk, Orest Steciw, James
Bezan, Taras Zalusky.
Ce dernier ironisa sur cette décision
sur son compte Twitter : « Fièrement
sanctionné par Poutine
[...].
Je ne pourrai pas visiter le
nouveau palais de Ianoukovitch en Russie
» [71].
Tweet de Paul Grod
à la suite de la sanction russe
Et Harper de prendre sa défense et
d’enfoncer le clou avec la Russie: « Ils
ont sanctionné un homme pour la seule
raison qu'il est ukrainien. Maintenant,
qu'est-ce que cela vous dit sur la
mentalité de ce gouvernement [russe]?
» [72]
Mais Paul Grod n’est-il pas aussi
Canadien?
Cliquez sur la photo pour visualiser la
déclaration de Stephen Harper
à propos de la sanction russe contre
Paul Grod
Considérations économiques
Il serait naïf de croire que les
considérations de politique intérieure
expliquent à elles seules la diplomatie
canadienne. Certes, la diaspora
canado-ukrainienne est sans aucun doute
une des plus influentes et son vote est
une denrée très recherchée, mais rien ne
vaut une politique qui fait converger
les exigences domestiques avec les
intérêts économiques. Tout comme énoncé
par John Baird, le Canada n’est plus un
arbitre mais « a des intérêts
».
En septembre 2009, le gouvernement
canadien a annoncé l’ouverture de
discussions sur un accord de
libre-échange avec l'Ukraine. Selon le
ministre du commerce international
canadien, « cet accord avec
l'Ukraine pourrait favoriser l'ouverture
des marchés pour les exportations
canadiennes […]. Ils contribuent
également à renforcer l'économie
canadienne, à créer de nouveaux emplois
et faire baisser les prix pour les
consommateurs canadiens ». En 2008,
les exportations de marchandises
canadiennes vers l'Ukraine ont totalisé
229,7 millions de $, une augmentation de
80% par rapport à l'année précédente et
400% comparativement à 2004 [73]. Notons
que ces dates correspondent à la période
post-« révolution » orange.
Après plusieurs rondes de
négociations, l’accord de libre échange
n’a pas encore abouti. C’est pour cette
raison que lors de sa récente visite à
Kiev (22 mars 2014), Harper n’a pas
oublié, entre deux flèches contre la
Russie, d’annoncer la reprise des
discussions sur cet accord [74].
Mais au-delà des relations
bilatérales qui enchantent la diaspora
ukrainienne au Canada, l’enjeu
énergétique est beaucoup plus lucratif.
En effet, l’Union européenne (UE) et ses
États membres importent 30% du gaz
qu’ils consomment de la Russie [75]. La
dépendance au gaz russe varie de 15%
pour la France, 60% pour l’Ukraine et
100% pour les pays baltes [76].
L’Ukraine est d’une grande importance
géostratégique dans la mesure où 60 % du
gaz russe destiné à l'Europe transite
par ce pays [77].
La confrontation Occident-Russie à
l’aune du conflit ukrainien peut donc
priver l’Europe d’une grande partie du
gaz qu’elle consomme si la Russie venait
à fermer les vannes alimentant l’Ukraine
en cas de pourrissement de la situation.
D’ailleurs, et pour d’autres raisons,
c’est ce qui s’est passé en 2006 et
2009, lorsque la compagnie étatique
russe Gazprom a arrêté toutes ses
exportations via ce pays. Notons, encore
une fois, que ces dates correspondent
aussi à la période post-« révolution »
orange.
Le président Obama, voyant dans le
conflit ukrainien une occasion inespérée
d’écouler ses stocks de gaz de schiste
et, du même coup, de réduire les
exportations russes de gaz vers l’UE,
n’a pas hésité à offrir ses services. À
l’issue d’un sommet avec les
responsables de l’UE en date du 26 mars
2014, il expliqua que : « la
question de l'énergie est centrale.
L'Europe doit trouver comment
diversifier ses approvisionnements. Les
États-Unis, eux, ont la chance d'être
richement dotés. Accélérer le mouvement
serait bon pour l'UE et bon pour
l'Amérique. Cela ne se fera pas du jour
au lendemain. Mais c'est maintenant
qu'il faut agir, dans l'urgence »
[78].
Mais comme le Canada est le troisième
plus grand producteur de gaz naturel au
monde après la Russie et les États-Unis
[79], il a, lui aussi, son mot à dire
sur l’approvisionnement des Européens en
hydrocarbures.
C’est l’avis de Stephen Harper qui
estime que le Canada pourrait profiter
de la situation ukrainienne pour vendre
aux Européens un accès au pétrole et au
gaz naturel de l’Ouest canadien [80].
John Baird, quant à lui, a estimé «
que la crise en Ukraine avait
accentué l’importance d’acheminer le
pétrole et le gaz naturel canadiens sur
les marchés internationaux
». Il a ajouté que « la
récente annexion de la Crimée par Moscou
mettait de la pression sur le Canada
pour accélérer la construction
d’infrastructures qui lui permettraient
d’augmenter ses exportations
». Il a ensuite énoncé sa stratégie de
« marketing » en rappelant que
« la crise en Europe orientale, qui
jette une ombre sur toute l’Europe, nous
rappelle que le Canada est l’un des
seuls pays disposant d’importantes
réserves de pétrole qui soit à la fois
une économie ouverte basée sur la
primauté du droit et une démocratie
stable et libérale »
[81].
Cliquez sur la
photo pour visualiser la déclaration de
John Baird
Il
est amusant de remarquer que moins de 24
heures séparent les déclarations
d’Obama, de Harper et de Baird.
Dans un article publié trois semaines
avant ces propos, le journaliste
québécois Pierre Dubuc expliquait que « les
intérêts pétroliers de l’Alberta,
frénétiquement à la recherche de
nouveaux marchés, et le gouvernement
Harper font le même calcul [que les
États-Unis]. Approvisionner l’Europe en
pétrole, et la rendre dépendante de
l’Amérique du Nord pour son énergie, lui
permettrait de prendre des positions
plus agressives, voire bellicistes, à
l’égard de la Russie. […] Pour rejoindre
les marchés européens, le pétrole de
l’ouest canadien devra nécessairement
transiter par le Québec. Le projet
d’oléoduc de Trans-Canada Pipelines qui
doit rejoindre le port de St-John au
Nouveau-Brunswick est taillé sur mesure
pour remplir ce rôle » [82].
Et Dubuc d’en conclure : « La
politique ukrainienne du gouvernement
Harper n’est pas une politique d’appui
au peuple ukrainien, mais une politique
d’appui à des groupes néo-fascistes, une
politique dictée par les intérêts
pétroliers de l’ouest canadien ».
Ainsi, aussi bien les États-Unis que
le Canada ont tout intérêt à provoquer
la Russie afin que la situation en
Ukraine s’aggrave pour i) rejeter
l’odieux sur les Russes, ii) convaincre
les Européens de s’affranchir du gaz
russe et iii) créer une zone
transatlantique d’exportation de
l'énergie vers l'UE.
Cependant, la Russie ayant
certainement compris le danger de faire
passer autant de gaz à travers un pays
aussi instable et aussi « noyauté » que
l’Ukraine, a entrepris des travaux
colossaux de contournement de ce pays.
Comme l’explique si bien Pierre Terzian,
la quantité de gaz transitant par
l’Ukraine pourrait passer de 60 à 26%
grâce a des gazoducs comme le « South
Stream » qui sera pleinement
opérationnel en 2019, ce qui amputera
Kiev d’énormes revenus et de rabais
juteux sur le prix du gaz consentis par
Gazprom pour ce pays [83].
Exportation du gaz
russe vers l'UE (Source
Le Monde)
Ainsi, si l’importance de l’Ukraine
dans le dossier énergétique diminue, il
faut trouver d’autres moyens pour
réduire la dépendance de l’UE au gaz
russe. Et pour cela, rien ne vaut le
« Russia-Bashing » : la Russie
poutinienne est autocratique, corrompue,
homophobe, irrespectueuse des droits et
libertés, un nouveau IIIe Reich, quoi.
Sans oublier l’asile octroyé à
« l’espion » Edward Snowden, le
traitement « inhumain » infligé aux
« gentilles » Pussy Riot, la répression
brutale à l’encontre des militants de
Greenpeace, etc. Bref, tout le menu que
nous servent les médias occidentaux « mainstream »,
et cela bien avant la crise ukrainienne.
La campagne anti-poutine et antirusse
qui a accompagné les Jeux
olympiques de Sotchi en est une preuve
évidente [84]. Dans cette optique, le
récent rattachement de la Crimée à la
Russie représente une source idéale de
dénigrement. Elle permet d’ajouter
d’autres qualificatifs à la Russie
poutinienne comme expansionniste,
annexionniste, néo-impérialiste,
qualificatifs qui ont pour effet
d’attiser la peur des pays ou des
régions limitrophes de la Russie. Car,
qu’on se le dise, il n’est pas question
pour l’Occident de ramener la Crimée
sous le giron de l’Ukraine. Chacun sait
que cette région est russe et va le
rester pendant très longtemps. Non,
l’idée c’est de faire de la Russie un
adversaire, un rival, voire un opposant.
D’ailleurs, du point de vue occidental,
ne l’est-elle pas déjà dans le conflit
Syrien?
La tâche du Canada et des États-Unis
est de convaincre l’UE que sa sécurité
énergétique ne peut être assurée que par
ses alliés Nord-américains et non par
les Russes.
On comprend alors pourquoi Harper a
fait de l’exclusion de la Russie du G8
son cheval de bataille. « Je pense
que nous devrions pas nous duper. C'est
le G7 plus un », a-t-il déjà
déclaré [85]. C’est probablement aussi
ce qui explique le langage « musclé » et
irrévérencieux des Nord-Américains
contre la Russie, comparativement à
celui, plus réservé, des Européens.
En conclusion, force est d’admettre
que le Canada est un acteur majeur dans
le conflit ukrainien, au même titre que
la Russie, l’UE ou les États-Unis, bien
que son rôle ne soit pas mis de l’avant
dans les médias. D’autre part, le Canada
possède des relations privilégiées avec
l’Ukraine. Ces relations trouvent leur
terreau dans une diaspora
canado-ukrainienne très influente, forte
de plus de 1,2 million de personnes et
installée depuis plus d’un siècle au
Canada. Depuis l’indépendance de
l’Ukraine, ces liens se sont
considérablement raffermis comme en
témoignent les nombreuses visites
officielles entre les deux pays. De son
côté, le Canada a participé activement à
la « révolution » orange et à l’Euromaïdan
dans le but d’influencer la politique
ukrainienne. À l’instar de certains
organismes américains (comme l’USAID, la
NED, etc.), le Canada promeut et finance
des programmes d’« exportation » de la
démocratie spécialement destinés à
l’Ukraine dans le but de former des
leaders ukrainiens ayant une vision
pro-occidentale, voire pro-canadienne.
Pour le Canada, l’Ukraine est
intéressante à plusieurs titres. Primo,
sa diaspora représente un électorat non
négligeable qui, dans sa majorité,
épouse la politique canadienne à l’égard
de l’Ukraine. Secundo, ce pays
représente un marché de 45 millions de
personnes pour les exportations
canadiennes. Tertio, dans le conflit qui
l’oppose à la Russie, ce pays peut
servir d’épouvantail susceptible
d’ouvrir de nouveaux marchés de
l’énergie permettant au Canada
d’exporter son pétrole et son gaz vers
l’UE en remplacement des
approvisionnements russes.
Mais que pensent de tout cela les
Ukrainiens qui ont décidé de vivre
paisiblement dans leur pays, en bon
voisinage avec les peuples limitrophes
et loin des extrémismes politiques et
des intérêts géostratégiques étrangers?
Malheureusement, personne ne leur a
demandé leur avis.
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Voir référence 70.
Cet
article a été publié par le
quotidien algérien
Reporters, le 7 avril 2014 (pp.
12-16)
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