"Talabani veut faire du
Kurdistan une nation arabe. Ne le laissez pas faire",
avertissait début février un blogueur kurde. Sa rage venait
d’une rumeur selon laquelle le président irakien avait approuvé
un plan qui consistait à permettre aux Palestiniens [d’Irak] de
vivre au Kurdistan. Des dizaines de courriers de lecteurs à la
presse kurde démontraient clairement que les Kurdes refusent la
présence de résidents "arabes" dans leur région,
homogène du point de vue ethnique. Le terme "arabes"
recouvre indifféremment tous ceux qui ne sont pas kurdes,
Egyptiens, Jordaniens, Saoudiens et Irakiens, mais la plus grosse
partie de la colère actuelle s’adresse aux Palestiniens.
Le dernier tollé en date a commencé quand Jibril
Rajoub, ancien chef de la Sécurité préventive palestinienne en
Cisjordanie, a rencontré Talal Talabani début février. Rajoub a
demandé à Talabani de protéger les Palestiniens persécutés au
Kurdistan, ce qui a déclenché les protestations kurdes. Quelques
jours plus tard, une annonce officielle était publiée au nom de
Talabani, qui précisait qu’aucune promesse n’avait été
faite aux Palestiniens.
"Ils sont évidemment invités
à visiter la région kurde, mais nous ne les laisserons pas s’y
installer, a expliqué Talabani. Aucun chiffre n’est
disponible concernant le nombre de Palestiniens qui vivent en
Irak. Certains estiment qu’environ 35.000 réfugiés
palestiniens vivaient en Irak avant la guerre. On estime
aujourd’hui leur nombre à 15.000 - 25.000.
Les Palestiniens ne constituent pas la minorité
la plus importante en Irak, mais c’est très certainement la
plus persécutée. Les témoignages de réfugiés palestiniens aux
journalistes et aux organisations humanitaires dépeignent une
situation très grave : des gangs irakiens s’introduisent
la nuit dans les logements de Palestiniens et leur intiment de
vider les lieux dans les 24 heures. Dans certains cas isolés, des
Palestiniens ont été enlevés dans la rue ou sur leur lieu de
travail, et leur corps a été retrouvé plusieurs jours plus
tard, dans des caniveaux ou dans des poubelles.
Le ministère irakien de l’intérieur laisse peu
de répit aux Palestiniens. Des informations indiquent que le harcèlement
de familles palestiniennes est devenu de la routine.
Contrairement aux 2 millions de réfugiés
irakiens qui ont quitté leur pays, les Palestiniens ne disposent
en général d’aucun document qui prouve leur citoyenneté
irakienne ni de rien d’autre qui leur permette d’entrer dans
un pays arabe voisin, comme la Jordanie ou la Syrie.
Saddam Hussein avait accueilli les réfugiés
palestiniens et leur avait offert d’excellentes conditions, éducation
et soins médicaux gratuits, un large éventail d’emplois et,
surtout, un logement quasi gratuit dans d’anciennes habitations
de chiites, expulsés du centre de Bagdad, ou de Juifs, qui
habitaient le quartier de Batawin (les Palestiniens y payaient un
loyer de 2 $). Mais en même temps, il leur a refusé la
citoyenneté ou tout autre document de résidence permanente. Pour
lui, l’abri qu’il offrait se faisait oralement, et cela lui
suffisait bien.
Objets de haine
Ces bienfaits de Saddam Hussein ont fait de la
communauté palestinienne un objet de haine, et le retour de bâton
est arrivé rapidement après la fin de la guerre. D’abord, les
propriétaires chiites sont venus expulser les Palestiniens de
leurs maisons. Plus tard, lorsque les gros attentats terroristes
sont devenus quasi quotidiens, les Palestiniens ont été accusés
de collaborer avec les organisations terroristes opérant en Irak,
en particulier al-Qaïda. Ce mois-ci, Sheikh Nasser al-Saidi, un
mollah chiite qui habite le quartier de Sadr City, à Bagdad, a
appelé à l’expulsion des Palestiniens d’Irak : "Retournez
dans votre Palestine. Combattez-y l’occupation."
Le ministre irakien chargé des personnes déplacées
et de l’immigration n’a pas non plus rassuré les
Palestiniens, en expliquant dans une interview : "Aujourd’hui,
les Palestiniens ne sont plus les bienvenus en Irak, car on les
soupçonne de commettre des actes terroristes."
Les Palestiniens qui veulent échapper à cette
accusation se retrouvent piégés entre le gouvernement et les
groupes terroristes sunnites. La semaine dernière, une
organisation qui se fait appeler l’Etat musulman d’Irak, et
qui, semble-t-il, comprend un certain nombre d’organisations
terroristes et des représentants d’al-Qaïda, publiait un appel
aux Palestiniens : "Vu les souffrances
actuelles qu’endurent nos frères palestiniens en Irak, nous les
appelons à venir s’installer dans les villes de l’Etat
musulman d’Irak, où ils seront protégés... Dans les villes
d’Anbar, Diyala et Salah al-Din, des maisons les attendent,
entourées de rivières et préparées tout spécialement pour eux
par les membres de l’Etat musulman. Ces maisons ont été, avec
l’aide d’Allah, prises aux chiites. Réjouissez-vous, chers frères.
Allah remplacera vos souffrances par une vie aisée, avec l’aide
de sa puissance et du sang des martyrs."
Plus loin, le groupe promet de venger le sang de
tout Palestinien tué. C’était vraiment le dernier des
encouragements dont les Palestiniens avaient besoin. Non seulement
elle est la "preuve" de la collusion entre Palestiniens
et groupes terroristes, mais cette proclamation donne aux bandes
chiites et au gouvernement un excellent prétexte pour promouvoir
l’expulsion des Palestiniens.
Signes avant-coureurs
Le statut des Palestiniens n’a pas changé du
jour au lendemain. Dans le camp de tentes d’al-Awda, aux portes
de Bagdad, qui abrite de nombreux Palestiniens expulsés de
Batawin, un réfugié m’a dit redouter une vengeance des chiites
contre lui et sa famille pour avoir habité une maison chiite. "Connaissiez-vous
la famille dont vous occupiez la maison ?", lui
demandai-je. "Non, non. Mais on m’a dit
qu’après l’expulsion des propriétaires, le père de famille
a été assassiné - apparemment par des hommes de Saddam
Hussein."
Le directeur du camp, Mohammed Salah, avait naguère
sur son mur une photo de Saddam Hussein, mais il l’a remplacée
par une photo de la Vieille Ville de Jérusalem et de ses mosquées
saintes. Il n’avait pas peur de parler de l’aide de Saddam aux
réfugiés palestiniens. Le rêve de Salah est de "rentrer
chez lui." En Palestine ? "Non,
non, dans le quartier de Batawin." Mais pour lui, la
vengeance chiite n’est qu’une question de temps.
Les Palestiniens savent que l’Irak n’est pas
la seule nation où ils sont indésirables. Il y a aujourd’hui
700 réfugiés bloqués sur la frontière syrienne, interdits de pénétrer
dans le pays, et 200 autre vivent dans un camp misérable sur la
frontière jordanienne. Pourtant, la Syrie et la Jordanie
accueillent bien des réfugiés. En Jordanie vivent environ
700.000 réfugiés irakiens, et en Syrie environ un million. Des
bus et des taxis font quotidiennement le trajet entre l’Irak et
la Syrie, et les passagers paient 40 $ pour un trajet en bus, et
80 $ pour un taxi de luxe. Mais les Palestiniens sont abandonnés
sur la frontière, à cause de leurs papiers qui posent problème.
Les autorités syriennes refusent de les laisser entrer par
crainte de ne pas pouvoir surveiller leurs déplacements.
L’UNWRA (United Nations Relief and Works Agency),
agence qui vient en aide aux Palestiniens, ne peut pas faire
grand-chose. Non seulement l’UNWRA aurait besoin de 60 millions
de $ de plus pour aider les réfugiés palestiniens en Irak (soit
l’équivalent de 5 heures de combat), mais l’agence des
Nations Unies n’a pas le pouvoir de changer les réglementations
jordaniennes ou syriennes concernant le statut de réfugié. La
Jordanie n’a toujours pas accédé aux demandes de l’agence
d’accorder le statut de réfugiés aux Irakiens, et ses lois
sont particulièrement strictes à l’égard des Palestiniens,
dont certains se retrouvent dans un camp de réfugiés, pour la
deuxième ou troisième fois de leur vie. Eux, probablement, ne
pourront pas exercer leur "droit au retour" dans leurs
foyers de Bagdad.
Les réfugiés palestiniens ont commencé à
acheter des pendentifs portant la carte d’Irak, symbole de leur
loyauté envers leur pays, soit pour exprimer leur solidarité
avec la nation, soit pour convaincre les "autres" de
leur loyauté. Mais cet effort ne semble pas améliorer leur sort.
"Les gangs remarquent notre
accent, et non ce que nous portons au cou", disait récemment
un Palestinien à un journaliste du quotidien Al-Hayat. "Dès
qu’ils remarquent qu’un accent n’est pas irakien, ou, pire,
palestinien, la victime n’a pas d’autre choix que de quitter
sa maison - enfin, s’ils la laissent partir saine et
sauve."
Trad. : Gérard pour La Paix
Maintenant