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Le complexe du Goy.
Ces « amis » français d'Israël qui flirtent avec l'antisémitisme
Vincent Geisser
Mercredi 18 février 2009 Dans ce texte
inédit, le politologue Vincent Geisser essaye d’analyser les
ressorts de la position pro-Israël défendue par de nombreux
responsables politiques, intellectuels et leaders d’opinion en
France. Adhésion affective ou calcul politique ? Position
réfléchie ou simple opportunisme ? Culpabilité ou peur de
déplaire ? Parmi les explications avancées, il y voit entre
autres l’expression d’une forme inversée d’antisémitisme qui
consiste à ethniciser à outrance l’appartenance au judaïsme et à
fantasmer l’idée d’une « puissance juive » dans l’Hexagone. En
somme, judéophobes viscéraux et pro-Israéliens radicaux
partagent le même préjugé : les Juifs formeraient une puissance
occulte, qu’il faut combattre pour les uns, soutenir pour les
autres. Au risque de surprendre, l’antisémitisme goy est
sans aucun doute l’un des ressorts méconnus de ce soutien très
franchouillard à l’Etat d’Israël.
Une fascination malsaine pour
l’Etat d’Israël
Contrairement à une idée reçue, le
premier soutien d’Israël en France procède moins de l’action
d’un quelconque « lobby » mais d’abord de la lâcheté et de
l’hypocrisie de nombreux leaders d’opinion qui fantasment la
puissance de la communauté juive. Leur relation à Israël se
greffe moins sur un amour sincère pour l’Etat hébreu que sur une
représentation ethnicisante de la communauté juive qui flirte
parfois avec l’antisémitisme et débouche sur une posture
politique : « Je suis avec Eux pour ne pas avoir d’ennuis ».
Le problème est que ce « Eux » tend à la fois à essentialiser
l’appartenance au judaïsme, à particulariser le rapport des
Juifs de France à l’identité nationale (ils seraient des
Français pas tout à fait comme les autres) et à assimiler, sur
un mode simpliste, identité juive/Etat d’Israël.
En somme, cette forme de soutien
« très franchouillard » à Israël conduit à faire des Juifs de
France une « tribu » au sein de la Nation française, et renoue
indirectement avec les vieux thèmes antisémites du siècle
dernier. Du coup, loin de normaliser l’Etat d’Israël en le
considérant comme un « Etat comme les autres » - soumis
aux mêmes règles du droit international que les Etats souverains
– ce type de soutien verse dans une relation malsaine qui
consiste à faire de l’Etat hébreu une sorte de « monstre
géopolitique », que l’on s’interdit surtout de critiquer. Pire,
elle en vient à assimiler totalement identité juive et
nationalité israélienne, en venant à accréditer l’idée que les
Juifs de France formeraient une sorte de « tribu d’Israël » au
sein même de la Nation française.
La principale conséquence d’une
telle représentation communautarisante à l’excès du judaïsme,
c’est finalement de dépolitiser toute lecture ou interprétation
du conflit, en le réduisant en un affrontement religieux
séculaire entre « Juifs » et « Arabo-musulmans ». Loin de faire
reculer l’antisémitisme franco-français, cette posture
communautarisante participe à l’entretenir, en confortant l’idée
que la France serait constituée d’une Majorité culturelle
(catho-laïque) et de deux minorités, l’une juive (minorité
majorée), l’autre musulmane (minorité minorée), que l’on
continue à traiter comme des parties exogènes du corps national.
On en arrive à cette figure paradoxale d’un sentiment
pro-Israélien, se greffant sur une attitude globalement
antisémite qui, si elle ne se traduit pas dans les actes, est,
malgré tout, fortement ancrée dans les esprits franchouillards.
On comprend dès lors le succès, ces
dernières années, du thème de « l’antisémitisme arabo-musulman »
qui fonctionne chez de nombreux Goys comme une entreprise de
déculpabilisation collective, sur le registre : « Nous aimons
Israël, les Juifs sont nos amis et les vrais antisémites sont
les ‘petits Beurs’ de banlieues qui pour des raisons religieuses
s’en prennent aux synagogues ».
La boucle est bouclée : la
désignation d’un ennemi commun (le Beur antisémite, le musulman
antisioniste) permet de faire l’économie de toute réflexion
critique sur les ressorts de l’antisémitisme franco-français
(qui sont loin d’être éteints) et, surtout, de refouler toute
lecture raisonnée et raisonnable de la politique de l’Etat
d’Israël, selon l’idée : « Ce n’est pas notre affaire, c’est
l’affaire des Juifs et des Arabes ! ».
Du notable de province au leader
national : le tabou israélien
Tout observateur averti de la vie
politique française ne peut qu’être frappé par l’inconsistance
totale du discours de nos responsables politiques sur la
question d’Israël. Quand ils n’adoptent pas purement et
simplement une forme de mutisme (la peur de parler), les leaders
politiques se réfugient souvent dans un discours prétendument
pacifiste et équilibré sur le couplet désormais classique :
« Nous sommes pour la sécurité totale d’Israël et aussi…pour la
création d’un Etat palestinien ».
Là aussi, on pourrait croire que les
leaders politiques français adhèrent majoritairement à la vision
idyllique d’« Israël, seule démocratie dans un océan de
dictatures et de tyrannies arabes » ou encore à la
représentation mythique d’« Israël, incarnation suprême de l’Occidentalité
menacée par le despotisme arabo-musulman ». Il est vrai,
qu’aux lendemains de la Seconde guerre mondiale et de la
découverte des horreurs de la Shoah, le soutien
occidental a Israël a pu jouer le rôle de purification
démocratique et d’exorcisme humaniste pour des Etats européens
qui s’étaient très largement compromis par leur collaboration
active ou passive avec le national-socialisme. Encore
aujourd’hui, il est incontestable que le soutien à Israël
participe de ce même processus de purification symbolique des
sociétés européennes, coupables d’avoir « laisser faire » ou,
pire, d’avoir participer, à l’entreprise d’extermination de six
millions de Juifs.
C’est un sentiment de culpabilité
parfaitement légitime et qui doit nous inciter à rester
vigilants par rapport aux discours et aux actes antisémites qui
refleurissent aujourd’hui, notamment dans les nouvelles
démocraties d’Europe orientale mais aussi dans de nombreux pays
arabo-musulmans, dont les régimes en faillite sont tentés
d’utiliser la haine du Juif à des fins populistes. Toutefois,
l’hypothèse de purification démocratique et d’expiation
humaniste des crimes européens ne saurait expliquer à elle seule
le soutien des responsables politiques français à l’Etat
d’Israël.
Il y aussi des raisons bassement
matérielles qui relèvent précisément de ce complexe de
l’antisémitisme pro-israélien. Celui-ci procède d’un rapport
profondément ambivalent aux communautés juives locales, comme si
celles-ci étaient dotées d’un pouvoir magique de punition, de
représailles et, encore davantage, de disqualification
politique. L’identification Juifs de France/Etat d’Israël
est si fortement ancrée dans l’esprit de nos responsables
politiques français, qu’ils la vivent comme une sorte d’épée de
Damoclès placée en permanence sur leur tête.
Car, - et c’est probablement l’une
des raisons principales de cette israélophilie très
« franchouillarde », les leaders politiques, à l’échelon
national, comme sur le plan local, fantasment très largement
l’existence d’un « lobby juif ». Nous assistons probablement à
un tournant de notre démocratie française, où l’utopie d’une
communauté de citoyens, si chère aux penseurs
universalistes, est en train de décliner au profit d’une
conception segmentaire de la représentation nationale.
Celle-ci débouche sur une praxis
politique : pour être efficace électoralement, il faut parler
aux dites « communautés » et notamment à celles qui sont perçues
comme les plus influentes, d’où l’importance démesurée accordée
aux prétendus « conseils représentatifs », aux voyages en Israël
et aux fameux « dîners », où se précipitent, dans la plus pure
hypocrisie, tous nos politiques, du petit notable provincial au
secrétaire national de parti.
En définitive, par leurs discours,
leurs attitudes et leurs comportements, de nombreux responsables
politiques français, y compris à l’échelon le plus modeste
(maire, conseiller municipal, conseiller général…), contribuent
à accréditer l’existence d’un « lobby juif », renforçant ainsi
les pulsions antisémites qui se manifestent dans certains
secteurs de l’opinion publique.
Ces Beurs pro-Israël qui
fantasment le « lobby juif »
Dès le milieu des années 1980, dans
le sillage de l’antiracisme médiatique, s’est manifestée chez
certains courants de la mouvance beur une sorte d’attirance
irrationnelle pour ce que certains appelaient à l’époque le
« modèle juif ». Celle-ci était fondée sur le présupposé que les
« Juifs avaient réussi à s’organiser et qu’il fallait donc
faire comme eux ! ». Encore une fois, ce « Eux » renvoyait
les Juifs de France à une forme d’extériorité au corps national
mais, dans le même temps, à une sorte de proximité avec les
Beurs (« nos cousins feujs »), qu’ils convenaient donc
d’imiter.
Ces mouvements beurs ont mis un point
d’honneur à développer des relations étroites avec les
organisations communautaires juives, à la fois comme parrains
et passeurs, comme si celles-ci étaient incontournables
pour accéder aux médias et aux cercles de décideurs : « Fais
toi parrainer par un cousin, tu auras plus de chances de réussir ! ».
Cette croyance présente chez certains
Beurgeois participe du fantasme de la « puissance juive » qui
n’est plus simplement l’expression des Goys gaulois mais
aussi des Goys beurs, croyance qui les a souvent incité à
développer un discours pro-israélien, non par adhésion lucide à
la politique de l’Etat hébreu mais par mimétisme communautaire.
Rien n’est en soi choquant qu’un citoyen français d’origine
maghrébine et arabe soit favorable à l’Etat d’Israël. Dans un
Etat démocratique comme la France qui, a fortiori, se
réclame de la culture laïque et républicaine, il apparaît
totalement légitime qu’un citoyen français puisse se déterminer
en fonction de ses convictions personnelles et non de sa
supposée ethnicité ou de son appartenance religieuse.
Fort heureusement, il existe en
France de nombreux « Juifs » qui soutiennent le droit du peuple
palestinien à avoir un Etat et de nombreux « Arabes » qui
défendent le droit à l’existence de l’Etat d’Israël. En
revanche, ce qui paraît plus choquant, d’un point de vue
éthique, ce sont ces élites Beurs qui versent dans une
israélophilie à base ethnique, nourrissant finalement les
mêmes fantasmes que les pires antisémites. Ces Beurs pro-Israël
en arrivent à véhiculer une rhétorique totalement manichéenne
sur la situation politique au Moyen-Orient (Démocratie
israélienne versus despotisme arabe ; Israéliens
pacifistes versus terroristes arabo-musulmans ; gentil
CRIF versus méchants barbus islamistes, etc.).
Ces discours pro-israéliens sonnent
d’autant plus faux qu’ils se fondent sur aucune analyse
politique rigoureuse, si ce n’est que sur le « complexe du Goy
beur » qui veut paraître à tout prix intégré (et non intégriste)
et se donnait par-là l’illusion qu’en étant pro-israélien, il
gravira d’autant plus rapidement les différents échelons du
système politique français.
Les « Frères » et le complexe du
CRIF
Dans les milieux religieux musulmans
français, les discours pro-israéliens sont rarissimes, pour ne
pas dire inexistants. Si la prudence est de mise sur les
questions géopolitiques et internationales – notamment depuis la
création du Conseil français du culte musulman (CFCM) – les
prises de positions officielles des organisations musulmanes en
appellent le plus souvent à la solidarité avec la Palestine et
au soutien humanitaire des « frères palestiniens ».
Leur rhétorique repose
principalement sur le registre de l’émotion et la fibre
religieuse, la Palestine étant présentée comme le symbole d’une
oumma musulmane martyrisée et meurtrie. Toutefois, cette
palestinophilie musulmane n’est pas non plus exempte
d’une représentation ethnicisante de la société française, avec
une véritable fascination pour certaines organisations comme le
Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF)
qui, rappelons-le, est d’abord une organisation politique et non
une fédération religieuse.
Les grandes associations musulmanes
françaises ont d’ailleurs passé davantage de temps à essayer de
construire des relations avec une organisation politique et
ouvertement pro-israélienne – en occurrence le CRIF ne s’en
cache pas – qu’à jeter les bases d’un véritable dialogue
interreligieux avec les rabbins de France ou les croyants
ordinaires.
L’une des explications de cette
orientation politique réside précisément dans ce fantasme
communautaire qui a très largement touché les milieux religieux
musulmans : dialoguer avec le CRIF, c’est se donner l’illusion
d’acquérir une crédibilité et une légitimité auprès des pouvoirs
publics français (« être un musulman propre sur soi »),
quitte d’ailleurs à perdre son âme.
D’aucuns diraient que cette
fascination musulmane à l’égard du CRIF traduit également la
volonté secrète de certaines associations islamiques de
s’ériger, à moyen terme, en véritable « lobby musulman » de
France, en signant leur CRIM (Conseil représentatif des
institutions musulmanes) ! Résultat : le dialogue judéo-musulman
ne s’est jamais aussi mal porté qu’aujourd’hui, moins en raison
d’ailleurs des événements internationaux que de l’attirance
malsaine des grandes organisations islamiques pour un « modèle
communautariste » totalement contre-productif pour la cohésion
sociale et la démocratie française.
Dans tous les cas, le CRIF a eu le
dernier mot : les Frères lavés pour un temps du « péché
d’islamisme » sont redevenus aujourd’hui « les intégristes »
sous-marins du Hamas en France… A choisir les « mauvais »
interlocuteurs, on finit toujours par se brûler la djellaba.
Les Goys et Israël : un « Etat
d’exception » ?
Les Français parviendront-ils un jour
à surmonter ce « complexe du Goy » ? Il est clair, qu’en l’état
actuel, la situation apparaît compromise, et cela d’autant plus
que ce complexe se fonde sur un sentiment profondément
ambivalent à l’égard des Juifs de France et de l’Etat d’Israël,
échappant à toutes les catégories normales du raisonnement et de
la critique.
L’Etat hébreu reste perçu
majoritairement comme un « Etat d’exception », suscitant
finalement plus de crainte que d’admiration. Comme nous l’avons
analysé tout au long de cet article, le sentiment pro-israélien,
exprimé par de nombreux élites politiques, intellectuels ou
éditorialistes français, est moins le signe d’une adhésion
claire et consciente à la politique de l’Etat d’Israël que le
produit d’une lecture ethnicisante et stigmatisante de la
réalité sociale, dont certains traits convergent avec les
préjugés antisémites.
Il n’est d’ailleurs pas étonnant que
des activistes antisémites d’hier, anciens militants des groupes
de l’extrême droite radicale (Ordre nouveau, Parti des forces
nouvelles, etc.) deviennent aujourd’hui les premiers défenseurs
de l’Etat d’Israël, non pas tant qu’ils aient mûri mais, parce
qu’ils ont reconverti leur antisémitisme négatif en
vision sémitisée du monde, avec d’un côté, les « gentils
Juifs » - et par extension les « gentils Israéliens » et, de
l’autre, les « méchants Arabo-musulmans ».
Pour autant, leur grille d’analyse
n’a pas véritablement changé, contribuant à traiter les
« Juifs » de France sur le mode de l’exceptionnalité
communautaire, car dans l’esprit de nombreux Goys, les Juifs et
les Israéliens sont, certes, des « amis », mais, des amis fort
étranges.
Antisémites hier, pro-israéliens
aujourd’hui, et demain ?
Vincent Geisser,
politologue
Publié le 19 février 2009 avec l'aimable
autorisation d'Oumma.com
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