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Le dévoiement de la laïcité
Nos « valeurs »
valent-elles plus que nos enfants ?
Tülay Umay
Bruxelles, le 15 octobre 2009
Au nom d’une interprétation dévoyée de la laïcité, le
juge administratif belge a confirmé l’exclusion d’enfants, hors
de l’école, et les a renvoyées dans leurs familles. Dans cette
décision, observe la sociologue Tülay Umay, la laïcité n’est
plus un principe émancipateur. Elle devient au contraire une
norme vestimentaire, maniée par des institutions partisanes,
pour sommer les enfants de renier l’éducation qu’elles ont reçu
de leur parents et, à défaut, pour les éloigner et les enfermer
dans leurs familles.
En Belgique, le 6 octobre, le Conseil d’État a débouté les
familles des fillettes voilées de Dison. Elles demandaient la
suspension de l’exclusion des élèves portant le foulard dans les
écoles communales.
Pour le Conseil d’État, l’exclusion des enfants « ne porte pas
un préjudice grave aux parties plaignantes », c’est à dire aux
familles. Les enfants sont les grands absents de cette décision.
Le fait que les fillettes seront, en opposition à la loi, en
rupture de scolarité n’est, à aucun moment, pris en compte.
Cependant, l’intérêt prioritaire de ces dernières n’est pas
d’abandonner le voile, mais de pouvoir continuer leur scolarité
et d’être protégées, afin qu’elles puissent devenir à leur tour
des adultes. Au lieu de cela, leur devenir est figé. Elles sont
condamnées à rester les fillettes voilées, images de
l’intentionnalité stigmatisée de leurs parents.
Le Conseil d’État a choisi de défendre des valeurs, des
abstractions, plutôt que de considérer les intérêts concrets des
fillettes. Il légitimise ainsi une politique qui permet aux
directeurs d’établissements d’interdire le voile dans « leurs »
écoles.
Les enfants disparaissent derrière un objet, leur voile. Ce
dernier, la partie, devient le tout. Il s’agit là d’une
procédure fétichiste qui nie l’enfant en le réduisant à son
foulard. La décision du Conseil d’État est un renforcement d’un
double processus d’instrumentation, développé à la fois par les
parents et les institutions.
Les parents n’ont pas accès à la capacité de nommer, à la
possibilité de développer une parole. Ils restent sur le terrain
où on les a posés, au niveau de l’enfermement dans le stigmate.
En obligeant leurs enfants à porter le voile, ils rentrent dans
la structure de la post modernité, où rien n’arrête la
réalisation du sacrifice. Il n’y a plus de Père, de tierce
personne qui empêche la fusion avec la figure maternelle, la
mère symbolique. Il n’y a plus que le stigmate qui nomme les
enfants, qui les pose comme objets de l’autre. Ils ne sont plus
séparés des parents, ils deviennent leur incarnation, leur
visage, ce qui est donné à voir à l’autre. Voilées, les
fillettes se réduisent à des images, à des supports de valeurs,
à des formes vides que l’autre peut marquer de ses phantasmes.
Ce faisant, les parents donnent une occasion, aux promoteurs de
l’offensive contre le foulard, de développer une violence et de
la faire légitimer. Pour les partisans de l’interdiction du
voile, il s’agit là d’une exigence absolue, d’un objectif dont
la réalisation est supérieure aux droits de l’enfant et à l’État
de droit. Ainsi, avant l’arrêt du Conseil d’État, la direction
de l’école et le bourgmestre avaient refusé de se plier à une
décision du tribunal de première instance de Verviers qui, dans
un jugement datant du 6 septembre, avait autorisé les fillettes
voilées à fréquenter leur école. L’État de droit est ainsi
renversé : un règlement scolaire a la primauté sur le jugement
d’un tribunal. Cette attitude est justifiée par l’état
d’urgence. _ Nous serions donc en état de guerre où le voile de
trois fillettes devient une menace absolue. Les enfants sont
ainsi entraînés dans un processus de violence mimétique. Les
victimes en sont bien les fillettes, mais aussi l’ordre de
droit.
Les institutions, qui ont pour fonction d’occuper la place de la
personne tierce, garante du devenir des enfants, sont en fait la
partie qui déclenche le conflit. Ainsi, l’ordre symbolique est
renversé. Au nom des valeurs, en fonction d’un regard que les
institutions portent sur elles-mêmes, celui de leur essence
naturellement démocratique et laïque, l’enfant doit être nié,
sacrifié. Il s’agit de réaliser le phantasme d’une laïcité
pervertie, celle qui veut imposer aux filles voilées le devoir
de neutralité qui incombe à l’école, non à ses usagers.
D’ailleurs, ce devoir de neutralité est lui-même constamment
violé par les plus hautes sphères de l’État, en confirmant les
liens particuliers qui unissent ce dernier avec l’Église
catholique, sans que les partisans de l’interdiction du voile y
trouvent à redire.
À travers le port du foulard imposé aux fillettes, les
parents ne veulent pas respecter une prescription absente de
l’islam, ils désirent simplement signifier que les enfants sont
à eux. Ils marquent le corps des fillettes, qui devient le
simple prolongement d’eux-mêmes. Ils sont ainsi en opposition
avec leur religion, avec l’ancien testament qui spécifie, à
travers le sacrifice d’Abraham, qu’il ne peut y avoir de
relation fusionnelle. Les parents renversent cette prescription
et impriment le corps d’un sens. Le corps de l’enfant devient le
Phallus des parents.
Du côté institutionnel, c’est le même processus, mais
inversé. L’enfant n’existe qu’à travers son stigmate, à travers
le regard qui est posé sur lui. Il n’a pas d’existence propre.
Sa seule matérialité est d’être le support de valeurs qui sont
attribuées à son vêtement : fondamentalisme et prosélytisme
religieux, oppression de la femme...
Si, dans la relation entre les enfants et les parents, il n’y a
pas de coupure au niveau du corps, en ce qui concerne les
institutions, il n’y a pas de séparation entre les fillettes
réelles et le regard qui est porté sur elles. La fusion, propre
à la postmodernité, opère donc des deux côtés. Cependant, au
niveau des institutions, ce caractère englobant devient
totalitaire. Non seulement, comme chez les parents il n’y a plus
de fonction unificatrice, mais les images, le sens attribué,
deviennent leur propre base matérielle. Elles forment le réel.
Ainsi, les valeurs ne se rapportent plus qu’à elles-mêmes, elles
volent de leurs propres ailes.
Ce faisant, les institutions opèrent un déni de leur fonction
symbolique, d’unification du lien social. Là où subsisterait
encore un ordre symbolique, les fillettes seraient, non
seulement les enfants de leurs géniteurs, mais aussi de la
société. Ici, les institutions, qu’elles soient scolaires ou
politiques, opèrent un déni de cette fonction de protection, de
nécessaire séparation vis à vis d’un milieu englobant. Cette
fonction est cependant indispensable pour que les enfants
deviennent des adultes. Pour les partisans de l’interdiction il
s’agit, au contraire, d’utiliser les fillettes pour installer un
état de guerre infini et ainsi satisfaire le regard qu’ils
portent sur leurs valeurs abstraites.
Tülay Umay, sociologue.
Née en Anatolie, elle vit en Belgique. Elle travaille sur les
structures sociales et psychiques de la postmodernité. Comme
support concret de cette recherche, la question du voile dit
« islamique » est objet d’étude privilégié, non comme objet en
soi, mais comme symptôme de notre société.
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