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La technique des coups d'État par
en bas
La «
révolution colorée » échoue en Iran
Thierry Meyssan
Beyrouth, le mercredi 24 juin 2009
La « révolution verte » de Téhéran est le dernier avatar des
« révolutions colorées » qui ont permis aux États-unis d’imposer
des gouvernements à leur solde dans plusieurs pays sans avoir à
recourir à la force. Thierry Meyssan, qui a conseillé deux
gouvernements face à ces crises, analyse cette méthode et les
raisons de son échec en Iran. Les « révolution colorées » sont
aux révolutions ce que le Canada Dry est à la bière. Elles y
ressemblent, mais n’en ont pas la saveur. Ce sont des
changements de régime ayant l’apparence d’une révolution, en ce
qu’ils mobilisent de vastes segments du Peuple, mais relevant du
coup d’État, en ce qu’il ne visent pas à changer les structures
sociales, mais à substituer une élite à une autre pour conduire
une politique économique et étrangère pro-US. La « révolution
verte » de Téhéran en est le dernier exemple.
Origine du concept
Ce concept est apparu dans les années 90, mais trouve ses
origines dans les débats US des années 70-80. Après les
révélations en chaîne sur les coups d’État fomentés par la CIA
dans le monde, et le grand déballage des commissions
parlementaires Church et Rockefeller [1],
l’amiral Stansfield Turner fut chargé par le président Carter de
nettoyer l’agence et de cesser tout soutien aux « dictatures
maison ». Furieux, les sociaux démocrates états-uniens (SD/USA)
quittèrent le Parti démocrate et rejoignirent Ronald Reagan. Il
s’agissait de brillants intellectuels trotskistes [2],
souvent liés à la revue Commentary. Lorsque Reagan fut
élu, il leur confia la tâche de poursuivre l’ingérence US, mais
par d’autres moyens. C’est ainsi qu’ils créent en 1982 la
National Endowment for Democracy (NED) [3]
et, en 1984, l’United States Institute for Peace (USIP). Les
deux structures sont organiquement liées : des administrateurs
de la NED siègent au conseil d’administration de l’USIP et
vice-versa.
Juridiquement, la NED est une association à but non lucratif,
de droit US, financée par une subvention annuelle votée par le
Congrès à l’intérieur du budget du département d’État. Pour
mener ses actions, elle les fait co-financer par l’US Agency for
International Development (USAID), elle-même rattachée au
département d’État.
En pratique, cette structure juridique n’est qu’un paravent
utilisé conjointement par la CIA états-unienne, le MI6
britannique et l’ASIS australien (et occasionnellement par les
services canadiens et néo-zélandais).
La NED se présente comme un organe de « promotion de la
démocratie ». Elle intervient soit directement ; soit par ses
quatre tentacules : l’une destinée à corrompre les syndicats,
une seconde chargée de corrompre les patronats, une troisième
pour les partis de gauche et une quatrième pour ceux de droite ;
soit encore par l’intermédiaire de fondations amies, telles que
la Westminster Foundation for Democracy (Royaume-Uni),
l’International Center for Human Rights and Democratic
Development (Canada), la Fondation Jean-Jaurès et la Fondation
Robert-Schuman (France), l’International Liberal Center (Suède),
l’Alfred Mozer Foundation (Pays-Bas), la Friedrich Ebert
Stiftung, la Friedrich Naunmann Stiftung, la Hans Seidal
Stiftung et la Heinrich Boell Stiftung (Allemagne). La NED
revendique avoir corrompu ainsi plus de 6 000 organisations dans
le monde en une trentaine d’années. Tout ça, bien entendu, étant
camouflé sous l’apparence de programmes de formation ou
d’assistance.
L’USIP, quant à lui, est une institution nationale
états-unienne. Il est subventionné annuellement par le Congrès
dans le budget du département de la Défense. À la différence de
la NED, qui sert de couverture aux services des trois États
alliés, l’USIP est exclusivement états-unien. Sous couvert de
recherche en sciences politique, il peut salarier des
personnalités politiques étrangères.
Dès qu’il a disposé de ressources, l’USIP a financé une
nouvelle et discrète structure, l’Albert Einstein Institution [4].
Cette petite association de promotion de la non-violence était
initialement chargée d’imaginer une forme de défense civile pour
les populations d’Europe de l’Ouest en cas d’invasion par le
Pacte de Varsovie. Elle a rapidement pris son autonomie et
modélisé les conditions dans lesquelles un pouvoir étatique, de
quelque nature qu’il soit, peut perdre son autorité et
s’effondrer.
Premières tentatives
La première tentative de « révolution colorée » a échoué en
1989. Il s’agissait de renverser Deng Xiaoping en s’appuyant sur
un de ses proches collaborateurs, le secrétaire général du Parti
communiste chinois Zhao Ziyang, de manière à ouvrir le marché
chinois aux investisseurs états-uniens et à faire entrer la
Chine dans l’orbite US. Les jeunes partisans de Zhao envahirent
la place Tienanmen [5].
Ils furent présentés par les médias occidentaux comme des
étudiants a-politiques se battant pour la liberté face à l’aile
traditionnelle du Parti, alors qu’il s’agissait d’une dissidence
à l’intérieur le courant de Deng entre nationalistes et pro-US.
Après avoir longtemps résisté aux provocations, Deng décida de
conclure par la force. La répression fit entre 300 et 1000 morts
selon les sources.
20 ans plus tard, la version occidentale de ce coup d’État raté
n’a pas variée. Les médias occidentaux qui ont couvert récemment
cet anniversaire en le présentant comme une « révolte
populaire » se sont étonnés de ce que les Pékinois n’ont pas
gardé souvenir de l’événement. C’est qu’une lutte de pouvoir au
sein du Parti n’avait rien de « populaire ». Ils ne se sentaient
pas concernés.
La première « révolution colorée » réussit en 1990. Alors que
l’Union soviétique était en cours de dissolution, le secrétaire
d’État James Baker se rendit en Bulgarie pour participer à la
campagne électorale du parti pro-US, abondamment financé par la
NED [6].
Cependant, malgré les pressions du Royaume-Uni, les Bulgares,
effrayés par les conséquences sociales du passage de l’URSS à
l’économie de marché, commirent l’impardonnable faute d’élire au
Parlement une majorité de post-communistes. Alors que les
observateurs de la Communauté européenne certifièrent la bonne
tenue du scrutin, l’opposition pro-US hurla à la fraude
électorale et descendit dans la rue. Elle installa un campement
au centre de Sofia et plongea le pays dans le chaos six mois
durant, jusqu’à ce que le Parlement élise le pro-US Zhelyu
Zhelev comme président.
La « démocratie » : vendre son pays à des
intérêts étrangers à l’insu de sa population
Depuis lors, Washington n’a cessé d’organiser des changements
de régime, un peu partout dans le monde, par l’agitation de rue
plutôt que par des juntes militaires. Il importe ici de cerner
les enjeux.
Au-delà du discours lénifiant sur la « promotion de la
démocratie », l’action de Washington vise à l’imposition de
régimes qui lui ouvrent sans conditions les marchés intérieurs
et s’alignent sur sa politique étrangère. Or, si ces objectifs
sont connus des dirigeants des « révolutions colorées », ils ne
sont jamais discutés et acceptés par les manifestants qu’ils
mobilisent. Et, dans le cas où ces coup d’État réussissent, les
citoyens ne tardent pas à se révolter contre les nouvelles
politiques qu’on leur impose, même s’il est trop tard pour
revenir en arrière.
Par ailleurs, comment peut-on considérer comme « démocratiques »
des oppositions qui, pour prendre le pouvoir, vendent leur pays
à des intérêts étrangers à l’insu de leur population ?
En 2005, l’opposition kirghize conteste le résultat des
élections législatives et amène à Bichkek des manifestants du
Sud du pays. Ils renversent le président Askar Akaïev. C’est la
« révolution des tulipes ». L’Assemblée nationale élit comme
président le pro-US Kourmanbek Bakiev. Ne parvenant pas à
maîtriser ses supporters qui pillent la capitale, ils déclare
avoir chassé le dictateur et feint de vouloir créer un
gouvernement d’union nationale. Il fait sortir de prison le
général Felix Kulov, ancien maire de Bichkek, et le nomme
ministre de l’Intérieur, puis Premier ministre. Lorsque la
situation est stabilisée, Bakaiev se débarrasse de Kulov et
vend, sans appel d’offre et avec des dessous de table
conséquents, les quelques ressources du pays à des sociétés US
et installe une base militaire US à Manas. Le niveau de vie de
la population n’a jamais été aussi bas. Felix Kulov propose de
relever le pays en le fédérant, comme par le passé, à la Russie.
Il ne tarde pas à retourner en prison.
Un mal pour un bien ?
On objecte parfois, dans le cas d’États soumis à des régimes
répressifs, que si ces « révolutions colorées » n’apportent
qu’une démocratie de façade, elles procurent néanmoins un
mieux-être aux populations. Or, l’expérience montre que rien
n’est moins sûr. Les nouveaux régimes peuvent s’avérer plus
répressifs que les anciens.
En 2003, Washington, Londres et Paris [7]
organisent la « révolution des roses » en Géorgie [8].
Selon un schéma classique, l’opposition dénonce des fraudes
électorales lors des élections législatives et descend dans la
rue. Les manifestants contraignent le président Edouard
Chevardnadze à fuir et prennent le pouvoir. Son successeur
Mikhail Saakachvili ouvre le pays aux intérêts économiques US et
rompt avec le voisin russe. L’aide économique promise par
Washington pour se substituer à l’aide russe ne vient pas.
L’économie, déjà compromise, s’effondre. Pour continuer à
satisfaire ses commanditaires, Saakachvili doit imposer une
dictature [9].
Il ferme des médias et remplit les prisons, ce qui n’empêche
absolument pas la presse occidentale de continuer à le présenter
comme « démocrate ». Condamné à la fuite en avant, Saakachvili
décide de se refaire une popularité en se lançant dans une
aventure militaire. Avec l’aide de l’administration Bush et
d’Israël auquel il a loué des bases aériennes, il bombarde la
population d’Ossétie du Sud, faisant 1600 morts, dont la plupart
ont la double nationalité russe. Moscou riposte. Les conseillers
états-uniens et israéliens s’enfuient [10].
La Géorgie est dévastée.
Assez !
Le mécanisme principal des « révolutions colorées » consiste
à focaliser le mécontentement populaire sur la cible que l’on
veut abattre. Il s’agit d’un phénomène de psychologie des masses
qui balaye tout sur son passage et auquel aucun obstacle
raisonnable ne peut être opposé. Le bouc-émissaire est accusé de
tous les maux qui accablent le pays depuis au moins une
génération. Plus il résiste, plus la colère de la foule croît.
Lorsqu’il cède ou qu’il esquive, la population retrouve ses
esprits, les clivages raisonnables entre ses partisans et ses
opposants réapparaissent.
En 2005, dans les heures qui suivent l’assassinat de
l’ex-Premier ministre Rafik Hariri, la rumeur se répand au Liban
qu’il a été tué par « les Syriens ». L’armée syrienne, qui —en
vertu de l’Accord de Taëf— maintient l’ordre depuis la fin de la
guerre civile, est conspuée. Le président syrien, Bachar el-Assad,
est personnellement mis en cause par les autorités
états-uniennes, ce qui tient lieu de preuve pour l’opinion
publique. À ceux qui font remarquer que —malgré des moments
orageux— Rafik Hariri a toujours été utile à la Syrie et que sa
mort prive Damas d’un collaborateur essentiel, on rétorque que
le « régime syrien » est si mauvais en soi qu’il ne peut
s’empêcher de tuer même ses amis. Les Libanais appellent de
leurs vœux un débarquement des GI’s pour chasser les Syriens.
Mais, à la surprise générale, Bachar el-Assad, considérant que
son armée n’est plus la bienvenue au Liban alors que son
déploiement lui coûte cher, retire ses hommes. Des élections
législatives sont organisées qui voient le triomphe de la
coalition « anti-syrienne ». C’est la « révolution du cèdre ».
Lorsque la situation se stabilise, chacun se rend compte et que,
si des généraux syriens ont par le passé pillé le pays, le
départ de l’armée syrienne ne change rien économiquement.
Surtout, le pays est en danger, il n’a plus les moyens de se
défendre face à l’expansionnisme du voisin israélien. Le
principal leader « anti-syrien », le général Michel Aoun, se
ravise et passe dans l’opposition. Furieux, Washington multiplie
les projets pour l’assassiner. Michel Aoun s’allie au Hezbollah
autour d’une plate-forme patriotique. Il était temps : Israël
attaque.
Dans tous les cas, Washington prépare à l’avance le
gouvernement « démocratique », ce qui confirme bien qu’il s’agit
d’un coup d’État déguisé. La composition de la nouvelle équipe
est gardée secrète le plus longtemps possible. C’est pourquoi la
désignation du bouc-émissaire se fait sans jamais évoquer
d’alternative politique.
En Serbie, les jeunes « révolutionnaires » pro-US ont choisi
un logo appartenant à l’imaginaire communiste (le poing levé)
pour masquer leur subordination aux États-Unis. Ils ont pris
comme slogan « Il est fini ! », fédérant ainsi les mécontents
contre la personnalité de Slobodan Milosevic qu’ils ont rendu
responsable des bombardements du pays pourtant effectués par
l’OTAN. Ce modèle a été dupliqué en nombre, par exemple le
groupe Pora ! en Ukraine, ou Zubr en Biélorussie.
Une non-violence de façade
Les communicants du département d’État veillent à l’image
non-violente des « révolutions colorées ». Toutes mettent en
avant les théories de Gene Sharp, fondateur de l’Albert Einstein
Institution. Or, la non-violence est une méthode de combat
destinée à convaincre le pouvoir de changer de politique. Pour
qu’une minorité s’empare du pouvoir et l’exerce, il lui faut
toujours, à un moment ou à une autre, utiliser la violence. Et
toutes les « révolutions colorées » l’ont fait.
S rdja Popovic (à gauche), leader serbe du mouvement
Otpor, Gene Sharp, fondateur de l’Albert Einstein Institution
(au centre) et son adjoint le colonel Robert Helvey, doyen de
l’École de formation des attachés militaires d’ambassade.
En 2000, alors que le mandat du président Slobodan Milosevic
courait encore pour un an, il convoqua des élections anticipées.
Lui-même et son principal opposant, Vojislav Koštunica, se
retrouvèrent en ballotage. Sans attendre le second tour de
scrutin, l’opposition cria à la fraude et descendit dans la rue.
Des milliers de manifestants affluèrent vers la capitale, dont
les mineurs de Kolubara. Leurs journées de travail étaient
indirectement payées par la NED, sans qu’ils aient conscience
d’être rémunérés par les États-Unis. La pression de la
manifestation étant insuffisante, les mineurs attaquèrent des
bâtiments publics avec des bulldozers qu’ils avaient acheminé
avec eux, d’où le nom de « révolution des bulldozers ».
Dans le cas où la tension s’éternise et que des
contre-manifestations s’organisent, la seule solution pour
Washington est de plonger le pays dans le chaos. Des agents
provocateurs sont alors postés dans les deux camps qui tirent
sur la foule. Chaque partie peut constater que ceux d’en face
ont tiré alors qu’ils s’avançaient pacifiquement. L’affrontement
se généralise.
En 2002, la bourgeoisie de Caracas descend dans la rue pour
conspuer la politique sociale du président Hugo Chavez [11].
Par d’habiles montages, les télévisions privées donnent
l’impression d’une marée humaine. Ils sont 50 000 selon les
observateurs, 1 million d’après la presse et le département
d’État. Survient alors l’incident du pont Llaguno. Les
télévisions montrent clairement des pro-chavistes armes à la
main tirant sur la foule. Dans une conférence de presse, le
général de la Garde nationale et vice-ministre de la sécurité
intérieure confirme que les « milices chavistes » ont tiré sur
le peuple faisant 19 morts. Il démissionne et appelle au
renversement de la dictature. Le président ne tarde pas à être
arrêté par des militaires insurgés. Mais le Peuple par millions
descend dans la capitale et rétablit l’ordre constitutionnel.
Une enquête journalistique ultérieure reconstituera en détail la
tuerie du pont Llaguno. Elle mettra en évidence un montage
fallacieux des images, dont l’ordre chronologique a été falsifié
comme l’attestent les cadrans des montres des protagonistes. En
réalité, ce sont les chavistes qui étaient agressés et qui,
après s’être repliés, tentaient de se dégager en utilisant des
armes à feu. Les agents provocateurs étaient des policiers
locaux formés par une agence US [12].
En 2006, la NED réorganise l’opposition au président kenyan
Mwai Kibaki. Elle finance la création du Parti orange de Raila
Odinga. Celui-ci reçoit le soutien du sénateur Barack Obama,
accompagné de spécialistes de la déstabilisation (Mark Lippert,
actuel chef de cabinet du conseiller de sécurité nationale, et
le général Jonathan S. Gration, actuel envoyé spécial du
président US pour le Soudan). Participant à un meeting d’Odinga,
le sénateur de l’Illinois s’invente un vague lien de parenté
avec le candidat pro-US. Cependant Odinga perd les élections
législatives de 2007. Soutenu par le sénateur John McCain, en sa
qualité de président de l’IRI (le pseudopode républicain de la
NED), il conteste la sincérité du scrutin et appelle ses
partisans à descendre dans la rue.
C’est alors que des messages SMS anonymes sont diffusés en masse
aux électeurs de l’ethnie Luo. « Chers Kenyans, les Kikuyu ont
volé l’avenir de nos enfants…nous devons les traiter de la seule
manière qu’ils comprennent… la violence ». Le pays, pourtant un
des plus stables d’Afrique, s’embrase soudainement. Après des
journées d’émeutes, le président Kibaki est contraint d’accepter
la médiation de Madeleine Albright, en sa qualité de présidente
du NDI (le pseudopode démocrate de la NED). Un poste de Premier
ministre est créé qui revient à Odinga. Les SMS de la haine
n’ayant pas été envoyés depuis des installations kenyanes, on se
demande quelle puissance étrangère a pu les expédier.
La mobilisation de l’opinion publique
internationale
Au cours des dernières années, Washington a eu l’occasion de
lancer des « révolutions colorées » avec la conviction qu’elles
échoueraient à prendre le pouvoir mais qu’elle permettrait de
manipuler l’opinion publique et les institutions
internationales.
En 2007, de nombreux Birmans s’insurgent contre
l’augmentation des prix du fuel domestique. Les manifestations
dégénèrent. Les moines bouddhistes prennent la tête de la
contestation. C’est la « révolution safran » [13].
En réalité, Washington n’a que faire du régime de Rangoon ; ce
qui l’intéresse, c’est d’instrumenter le Peuple birman pour
faire pression sur la Chine qui a des intérêts stratégiques en
Birmanie (pipelines et base militaire de renseignement
électronique). Dès lors, l’important est de mettre en scène la
réalité. Des images prises par des téléphones portables
apparaissent sur YouTube. Elles sont anonymes, invérifiables et
hors contexte. Précisément, leur apparente spontanéité leur
donne autorité. La Maison-Blanche peut imposer son
interprétation des vidéos.
Plus récemment, en 2008, des manifestations estudiantines
paralysent la Grèce à la suite du meurtre d’un jeune homme de 15
ans par un policier. Rapidement des casseurs font leur
apparition. Ils ont été recrutés au Kosovo voisin et acheminés
par autobus. Les centre-villes sont saccagés. Washington cherche
à faire fuir les capitaux vers d’autres cieux et à se réserver
le monopole des investissements dans les terminaux gaziers en
construction. Une campagne de presse va donc faire passer le
poussif gouvernement Karamanlis pour celui des colonels.
Facebook et Twittter sont utilisés pour mobiliser la diaspora
grecque. Les manifestations s’étendent à Istanbul, Nicosie,
Dublin, Londres, Amsterdam, La Haye, Copenhague, Francfort,
Paris, Rome, Madrid, Barcelone, etc.
La révolution verte
L’opération conduite en 2009 en Iran s’inscrit dans cette
longue liste de pseudos révolutions. En premier lieu, le Congrès
vote en 2007 une enveloppe de 400 millions de dollars pour
« changer le régime » en Iran. Celle-ci s’ajoute aux budgets ad
hoc de la NED, de l’USAID, de la CIA et tutti quanti. On ignore
comment cet argent est utilisé, mais trois groupes principaux en
sont destinataires : la famille Rafsandjani, la famille Pahlevi,
et les Moudjahidines du peuple.
L’administration Bush prend la décision de commanditer une
« révolution colorée » en Iran après avoir confirmé la décision
de l’état-major de ne pas attaquer militairement ce pays. Ce
choix est validé par l’administration Obama. Par défaut, on
rouvre donc le dossier de « révolution colorée », préparé en
2002 avec Israël au sein de l’American Enterprise Institute. À
l’époque j’avais publié un article sur ce dispositif [14].
Il suffit de s’y reporter pour identifier les protagonistes
actuels : il a été peu modifié. Une partie libanaise a été
ajoutée prévoyant un soulèvement à Beyrouth en cas de victoire
de la coalition patriotique (Hezbollah, Aoun) aux élections
législatives, mais elle a été annulée.
Le scénario prévoyait un soutien massif au candidat choisi
par l’ayatollah Rafsandjani, la contestation des résultats de
l’élection présidentielle, des attentats tous azimuts, le
renversement du président Ahmadinejad et du guide suprême
l’ayatollah Khamenei, l’installation d’un gouvernement de
transition dirigé par Mousavi, puis la restauration de la
monarchie et l’installation d’un gouvernement dirigé par Sohrab
Shobani.
Comme imaginé en 2002, l’opération a été supervisée par
Morris Amitay et Michael Ledeen. Elle a mobilisé en Iran les
réseaux de l’Irangate.
Ici un petit rappel historique est nécessaire. L’Irangate est
une vente d’armes illicite : la Maison-Blanche souhaitait
approvisionner en armes les Contras nicaraguayens (pour lutter
contre les sandinistes) d’une part et l’Iran d’autre part (pour
faire durer jusqu’à épuisement la guerre Iran-Irak), mais en
était interdit par le Congrès. Les Israéliens proposèrent alors
de sous-traiter les deux opérations à la fois. Ledeen, qui est
double national États-unien/Israélien sert d’agent de liaison à
Washington, tandis que Mahmoud Rafsandjani (le frère de
l’ayatollah) est son correspondant à Téhéran. Le tout sur fond
de corruption généralisée. Lorsque le scandale éclate aux
États-Unis, une commission d’enquête indépendante est dirigée
par le sénateur Tower et le général Brent Scowcroft (le mentor
de Robert Gates).
Michael Ledeen est un vieux briscard des opérations secrètes. On
le trouve à Rome lors de l’assassinat d’Aldo Moro, on le
retrouve dans l’invention de la piste bulgare lors de
l’assassinat de Jean-Paul II, ou plus récemment dans l’invention
de l’approvisionnement de Saddam Hussein en uranium nigérian. Il
travaille aujourd’hui à l’American Enterprise Institute [15]
(aux côtés de Richard Perle et Paul Wolfowitz) et à la
Foundation for the Defense of Democracies [16].
Morris Amitay est ancien directeur de l’American Israel Public
Affairs Committee (AIPAC). Il est aujourd’hui vice-président du
Jewish Institute for National Security Affairs (JINSA) et
directeur d’un cabinet conseil pour de grandes firmes
d’armement.
Le 27 avril dernier, Morris et Ledeen organisaient un
séminaire sur l’Iran à l’American Enterprise Institute à propos
des élections iraniennes, autour du sénateur Joseph Lieberman.
Le 15 mai dernier, nouveau séminaire. La partie publique
consistait en une table ronde animée par l’ambassadeur John
Bolton à propos du « grand marchandage » : Moscou accepterait-il
de laisser tomber Téhéran en échange du renoncement de
Washington au bouclier anti-missile en Europe centrale ?
L’expert français Bernard Hourcade participait à ces échanges.
Simultanément, l’Institut lançait un site internet destiné à la
presse dans la crise à venir :
IranTracker.org. Le site inclut une rubrique sur les
élections libanaises.
En Iran, il appartenait à l’ayatollah Rafsandjani de
renverser son vieux rival, l’ayatollah Khamenei. Issu d’une
famille d’agriculteurs, Hachemi Rafsandjani a fait fortune dans
la spéculation immobilière sous le Chah. Il est devenu le
principal grossiste en pistaches du pays et a arrondi sa fortune
durant l’Irangate. Ses avoirs sont évalués à plusieurs milliards
de dollars. Devenu l’homme le plus riche d’Iran, il a été
successivement président du parlement, président de la
République et aujourd’hui président du Conseil de discernement
(instance d’arbitrage entre le parlement et le Conseil des
gardiens de la constitution). Il représente les intérêts du
bazar, c’est-à-dire des commerçants de Téhéran.
Durant la campagne électorale, Rafsandjani avait fait promettre
à son ex-adversaire devenu son poulain, Mirhossein Mousavi, de
privatiser le secteur pétrolier.
Sans connexion aucune avec Rafsandjani, Washington a fait
appel aux Moudjahidines du peuple [17].
Cette organisation protégée par le Pentagone est considérée
comme terroriste par le département d’État et l’a été par
l’Union européenne. Elle a effectivement mené de terribles
opérations dans les années 80, dont un méga-attentat qui coûta
la vie à l’ayatollah Behechti ainsi qu’à quatre ministre, six
ministres adjoints et le quart du groupe parlementaire du Parti
de la république islamique. L’organisation est commandée par
Massoud Rajavi, qui épouse en première noces la fille du
président Bani Sadr, puis la cruelle Myriam en seconde noces.
Son siège est installé en région parisienne et ses bases
militaires en Irak, d’abord sous la protection de Saddam Husein,
puis aujourd’hui sous celle du département de la Défense. Ce
sont les Moudjahidines qui ont assuré la logistique des
attentats à la bombe durant la campagne électorale [18].
C’est à eux qu’il revenait de provoquer des accrochages entre
militants pro et anti-Ahmadinejad, ce qu’ils ont probablement
fait.
Dans le cas où le chaos se serait installé, le Guide suprême
aurait pu être renversé. Un gouvernement de transition, dirigé
par Mirhussein Mousavi aurait privatisé le secteur pétrolier et
rétabli la monarchie. Le fils de l’ancien Shah, Reza Cyrus
Pahlavi, serait remonté sur le trône et aurait désigné Sohrab
Sobhani comme Premier ministre.
Dans cette perspective, Reza Pahlavi a publié en février un
livre d’entretiens avec le journaliste français Michel Taubmann.
Celui-ci est directeur du bureau d’information parisien d’Arte
et préside le Cercle de l’Observatoire, le club des
néo-conservateurs français.
On se souvient que Washington avait prévu identiquement le
rétablissement de la monarchie en Afghanistan. Mohammed Zaher
Shah devait reprendre son trône à Kaboul et Hamid Karzai devait
être son Premier ministre. Malheureusement, à 88 ans, le
prétendant était devenu sénile. Karzai devint donc président de
la République. Comme Karzai, Sobhani est double national
états-unien. Comme lui, il travaille dans le secteur pétrolier
de la Caspienne.
Côté propagande, le dispositif initial était confié au
cabinet Benador Associates. Mais il a évolué sous l’influence de
l’assistante du secrétaire d’État pour l’Éducation et la
Culture, Goli Ameri. Cette iranienne-états-unienne est une
ancienne collaboratrice de John Bolton. Spécialiste des nouveaux
médias, elle a mis en place des programmes d’équipement et de
formation à l’internet pour les amis de Rafsandjani. Elle a
aussi développé des radios et télévisions en langue farsi pour
la propagande du département d’État et en coordination avec la
BBC britannique.
La déstabilisation de l’Iran a échoué parce que le principal
ressort des « révolutions colorées » n’a pas été correctement
activé. MirHussein Mousavi n’est pas parvenu à cristalliser les
mécontentements sur la personne de Mahmoud Ahmadinejad. Le
Peuple iranien ne s’est pas trompé, il n’a pas rendu le
président sortant responsables des conséquences des sanctions
économiques états-uniennes sur le pays. Dès lors, la
contestation s’est limitée à la bourgeoisie des quartiers nord
de Téhéran. Le pouvoir s’est abstenu d’opposer des
manifestations les unes contre les autres et a laissé les
comploteurs se découvrir.
Cependant, il faut admettre que l’intoxication des médias
occidentaux a fonctionné. L’opinion publique étrangère a
réellement cru que deux millions d’Iraniens étaient descendus
dans la rue, lorsque le chiffre réel est au moins dix fois
inférieur. Le maintien en résidence des correspondants de presse
a facilité ces exagérations en les dispensant de fournir les
preuves de leurs imputations.
Ayant renoncé à la guerre et échoué à renverser le régime,
quelle carte reste-t-il dans les mains de Barack Obama ?
Thierry Meyssan, analyste
politique, fondateur du Réseau Voltaire. Dernier ouvrage paru :
L’Effroyable imposture 2 (le remodelage du
Proche-Orient et la guerre israélienne contre le Liban).
[1]
Les multiples rapports et documents publiés par ces commissions
sont disponibles en ligne sur le site
The
Assassination Archives and Research Center. Les principaux
extraits des rapports ont été traduits en français sous le titre
Les Complots de la CIA, manipulations et assassinats,
Stock, 1976, 608 pp.
[2]
« Les
New York Intellectuals et l’invention du néo-conservatisme »,
par Denis Boneau, Réseau Voltaire, 26 novembre 2004.
[3]
« La
NED, nébuleuse de l’ingérence démocratique », par Thierry
Meyssan, Réseau Voltaire, 22 janvier 2004.
[4]
« L’Albert
Einstein Institution : la non-violence version CIA », par
Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 4 janvier 2005.
[5]
« Tienanmen,
20 ans après », par le professeur Domenico Losurdo,
Réseau Voltaire, 9 juin 2009.
[6]
À l’époque, la NED s’appuie en Europe orientale sur la Free
Congress Foundation (FCF), animée par des républicains. Par la
suite, cette organisation disparaît et cède la place à la Soros
Foundation, animée par des démocrates, avec laquelle la NED
fomente de nouveaux « changements de régime ».
[7]
Soucieux d’apaiser les relations franco-US après la crise
irakienne, le président Jacques Chirac tente de se rapprocher de
l’administration bush sur le dos des Géorgiens, d’autant que la
France a des intérêts économiques en Géorgie. Salomé
Zourabichvili, n°2 des services secrets français, est nommée
ambassadrice à Tbilissi, puis change de nationalité et devient
ministre des Affaires étrangères de la « révolution des roses ».
[8]
« Les
dessous du coup d’État en Géorgie », par Paul Labarique,
Réseau Voltaire, 7 janvier 2004.
[9]
« Géorgie :
Saakachvili jette son opposition en prison » et « Manifestations
à Tbilissi contre la dictature des roses », Réseau
Voltaire, 12 septembre 2006 et 30 septembre 2007.
[10]
L’administration Bush espérait que ce conflit ferait diversion.
Les bombardiers israéliens devaient simultanément décoller de
Géorgie pour frapper l’Iran voisin. Mais, avant même d’attaquer
les installations militaires géorgiennes, la Russie bombarde les
aéroports loués à Israël et cloue ses avions au sol.
[11]
« Opération
manquée au Venezuela », par Thierry Meyssan, Réseau
Voltaire, 18 mai 2002.
[12]
Llaguno Bridge. Keys to a Massacre. Documentaire d’Angel
Palacios, Panafilms 2005.
[13]
« Birmanie :
la sollicitude intéressée des États-Unis », par Thierry
Meyssan, Réseau Voltaire, 5 novembre 2007.
[14]
« Les
bonnes raisons d’intervenir en Iran », par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire, 12 février 2004.
[15]
« L’Institut
américain de l’entreprise à la Maison-Blanche », Réseau
Voltaire, 21 juin 2004.
[16]
« Les
trucages de la Foundation for the Defense of Democracies »,
Réseau Voltaire, 2 février 2005.
[17]
« Les
Moudjahidin perdus », par Paul Labarique, Réseau Voltaire,
17 février 2004.
[18]
« Le
Jundallah revendique des actions armées aux côtés des
Moudjahidines du Peuple », Réseau Voltaire, 13 juin
2009.
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