Réseau Voltaire
La
« solution à deux États » sera bien celle de
l’apartheid
Thierry Meyssan 13
janvier 2008 Le sort des
Palestiniens est devenu un enjeu de plus dans le conflit qui fait
rage à Washington entre le clan Bush-Cheney et la mouvance
Baker-Hamilton. Le groupe de généraux qui a coupé court au
projet de guerre contre l’Iran a cru pouvoir résoudre le
conflit israélo-palestinien en poussant la « solution à
deux États ». Mais George W. Bush a dénaturé cet
engagement pour promouvoir un strict système d’apartheid dans
lequel l’État palestinien ne sera qu’un bantoustan.
Comment pourrait-on bouder son
plaisir en apprenant que, après de longues années de désintérêt,
le président Bush a relancé le « processus de paix en
Palestine » en convoquant une conférence à Annapolis (27
novembre 2007) ; qu’il y a pris l’engagement d’édifier
l’État palestinien avant la fin de son mandat présidentiel ;
que cette bonne résolution a été immédiatement suivie d’une
Conférence internationale de donateurs à Paris au cours de
laquelle la communauté internationale prise d’un irrésistible
élan de générosité a fait don de bien plus de milliards que
les Palestiniens n’en espéraient (17 décembre 2007) ; et
qu’il s’est lui-même rendu en Palestine mettre la main à la
pâte (9-11 janvier 2008) ? Tout est si beau dans le monde de
la communication.
Cependant, à moins de croire aux
bonnes fées se penchant sur le berceau de l’État palestinien
souverain, cette version médiatique est bien surprenante pour qui
se souvient que cela fait 60 ans que l’on promet aux
Palestiniens leur État qui ressemble à l’Arlésienne, ce
personnage de théâtre dont on annonce toujours la venue et que
l’on ne voit jamais.
Annapolis
La Conférence d’Annapolis marque
la reprise en main par Washington de la situation en Palestine, laissée
depuis sept ans à la discrétion des gouvernements israéliens
successifs. C’est une réaffirmation de la primauté des États-Unis
sur Israël, donc une défaite du mouvement sioniste qui prétend
que les intérêts de Washington et de Tel-Aviv se confondent, mais
une défaite de courte durée.
Le fait que George W. Bush en ait
été le maître de cérémonie et qu’il ait pu poser pour quelques
photographies destinées à la postérité lui a permis de conserver
la tête haute. Mais cela ne change en rien le fait qu’à cette
conférence, les 48 délégations étrangères ont pris acte que le
pouvoir avait changé de mains à Washington, ainsi que je l’ai
expliqué une semaine plus tard dans ces colonnes [1].
Le clan Bush-Cheney, adossé aux multinationales
de l’armement, du pétrole et de la pharmacie, a été mis au pas
par les anciens membres de l’état-major militaire du président
Bush père (Robert Gates, William Fallon, Michael Hayden, Mike
McConnell, etc.), soutenus par la mouvance Baker-Hamilton [2].
Ceux-ci ont imposé à la Maison-Blanche l’arrêt immédiat du projet
de « remodelage du Grand Moyen-Orient » et le passage
à un « impérialisme intelligent » (Smart
Imperialism) dans lequel les conflits seront gérés en « basse
intensité » et le devant de la scène occupé par de séduisantes
opérations de communication.
Et, pour consolider ce changement, les militaires ont rendu public
le 3 décembre le rapport des agences de renseignement attestant qu’il
n’y avait pas pour les États-Unis de motif de guerre contre l’Iran [3].
Ehud Olmert s’est rendu à Annapolis
en traînant les pieds et son ministre de la Défense, Ehud Barak,
a tenté de saboter la réunion en présentant une exigence nouvelle :
la communauté internationale devrait reconnaître « Israël
comme patrie du peuple juif et la Palestine comme patrie du peuple
palestinien ». En d’autres termes, non seulement la communauté
internationale aurait dû bafouer le droit inaliénable des réfugiés
palestiniens à retourner dans leur pays, mais elle aurait dû aussi
imposer à l’État palestinien de recevoir les arabes israéliens
qui n’auraient plus leur place dans l’État des seuls juifs.
Cette exigence ahurissante a été écartée d’un revers de main
par les nouveaux maîtres de Washington, et —pour la première fois—
la délégation israélienne a été priée d’abandonner sa sempiternelle
condition préalable de ne négocier la paix qu’une fois les milices
palestiniennes désarmées (c’est-à-dire une fois la Résistance
palestinienne vaincue). Pour une raison encore inconnue, elle s’est
soumise au diktat de Washington et, abandonnant « la mère de
tous les oxymores », elle a plié le genou en terre devant son
suzerain.
D’une manière quelque peu
originale, la Conférence ne s’est pas conclue par une déclaration
commune, mais elle a commencé par la lecture du document final ! [4]
En le lisant devant les caméras, le président Bush s’est affirmé
comme l’arbitre du conflit. Mais aux yeux des diplomates présents,
il montrait que le pouvoir lui avait été retiré et qu’il n’avait
pas la capacité de négocier quoi que ce soit durant la conférence.
De fait, il ne s’agissait plus d’une conférence diplomatique,
mais d’un show, et il n’y avait donc plus d’obstacle à ce que
toute la journée soit retransmise en direct par les chaînes de télévision.
Ce document « final »
est extrêmement laconique. Outre la reconnaissance de la primauté
des États-Unis par les deux parties au conflit, il comprend l’annonce
d’un calendrier de négociations qui s’achèvera avant la fin
du mandat présidentiel par la reconnaissance d’un État
palestinien, et une mention de la « Feuille
de route » de manière à préciser ce que l’on doit entendre
par « État ».
C’est en effet, un sujet de quiproquo. Pour les Nations Unies, le
terme d’État fait référence au plan
de partage de la Palestine de 1947. C’est également dans ce
sens que l’interprètent la Russie et l’Union européenne, autres
auteurs de la « Feuille de route ». Dans ce cas, il s’agit
d’un État au sens plein du terme. Au contraire, pour le mouvement
sioniste, « État palestinien » fait référence au modèle
mis en œuvre dans l’Afrique du Sud de l’apartheid et dans le
Guatemala d’Efraim Rios Montt. Dans ce cas, il s’agirait d’une
ou de plusieurs réserves de Palestiniens n’ayant aucun des attributs
régaliens, mais permettant à Israël de se défausser de ses responsabilités
d’occupant [5].
Les militaires US ont imposé que la supervision du calendrier d’Annapolis
soit assurée par le général James L. Jones, qui joua un rôle dans
la campagne contre le clan Bush-Cheney en rendant un rapport sévère
sur le désastre irakien [6]
Les bonnes nouvelles s’arrêtent
là. Certes, George W. Bush a avalé une grosse couleuvre, mais il
n’a pas cédé ce qui paraît essentiel au mouvement sioniste et
qu’il s’était engagé par
écrit à faire respecter, le 14 avril 2004 : si État palestinien
il doit y avoir, en premier lieu il devra tenir compte des
« nouvelle réalité sur le terrain » et ne peut donc
espérer exister sur le territoire que les grandes puissances lui
ont attribué en 1947, secondement il sera dirigé par des
fantoches.
En outre, les objectifs que le général Brent Scowcroft (ancien conseiller
national de sécurité) avait publiquement fixé à l’administration
Bush n’ont pas été atteints [7].
Si l’on peut se féliciter que la Syrie ait —enfin— été
invitée, comme le préconisait la Commission Baker-Hamilton, la conférence
était dépourvue de crédibilité car elle ne s’est pas accompagnée
du gel de la colonisation.
Surtout, la Conférence aurait dû
être suivie du vote d’une résolution du Conseil de sécurité
de l’ONU donnant force de loi à la déclaration d’Annapolis.
Mais, au dernier moment, George W. Bush la fit retirer de l’ordre
du jour du Conseil, tandis qu’Ehud Olmert déclarait que le calendrier
d’Annapolis n’avait pas de valeur contraignante pour Israël.
Le rapport de force à Washington entre sionistes et américanistes
restait instable. De Tel-Aviv, on annonçait que le président des
États-Unis était attendu début janvier en Israël, ce que la Maison-Blanche
confirmait.
Paris
Selon la version médiatique, la Conférence
internationale des donateurs pour l’État palestinien a été décidée
à Annapolis. Mais, fait étrange, le haut-fonctionnaire français
chargé de la préparer —Pierre Duquesne, ancien conseiller financier
de Lionel Jospin et fils du directeur de presse Jacques Duquesne—
a été désigné, cinq semaines auparavant, le 17 octobre, lors d’une
réunion à Paris à laquelle participaient Tony Blair (envoyé spécial
du Quartet) et Jonas Gahr Støre (ministre norvégien des Affaires
étrangères). Il semble que le choix de Pierre Duquesne s’explique
par les bonnes relations qu’il entretient avec Salam Fayyad, Premier
ministre de l’Autorité palestinienne, depuis que l’un et l’autre
représentaient leurs pays respectifs au Fonds monétaire
international.
Quoi qu’il en soit, cette conférence
a en réalité été préparée par Brent Scowcroft en même temps
que celle d’Annapolis. Il s’agissait initialement de financer
la création d’un État palestinien souverain avant la fin 2008
selon les modalités du plan du roi Abdallah d’Arabie saoudite
adopté par la Ligue arabe (c’est-à-dire avec retour aux frontières
de 1967 et reconnaissance des droit des réfugiés). Le Groupe
stratégique de l’Institut Aspen [8]
avait servi de cadre à l’élaboration du compromis d’autant
plus facilement que Condoleezza Rice en avait jadis assumé le
secrétariat. Une commission ad hoc avait été
constituée sous le nom de « Groupe stratégique
Moyen-Orient », elle avait été présentée à la presse le
3 décembre 2007, mais le bruit fait par la publication du rapport
des agences de renseignement sur l’Iran avait recouvert cette
annonce, de sorte que personne n’y avait prêté garde.
Lors du discours prononcé ce jour-là au bureau washingtonien de
l’Aspen Institute, la secrétaire d’État indiqua que pour
financer l’Autorité palestinienne les États-Unis lui
donneraient 400 millions de dollars à l’occasion de la conférence
de Paris auxquels s’ajouteraient des « contributions privées ».
Toute l’astuce est là : l’usage de la donation de Paris
sera contrôlée par le Quartet, tandis que les « contributions
privées » ne seront contrôlées par personne.
Mais l’administration Bush ayant
saboté la résolution de l’ONU post-Annapolis allait
s’employer à détourner la Conférence de Paris vers un autre
objectif. Et ce n’est pas son homologue français, Nicolas
Sarkozy, qui allait s’y opposer.
À en croire les déclarations
dithyrambiques de fin de conférence, le Père Noël s’était déplacé
en avance pour donner à l’Autorité palestinienne plus encore
que ce qu’elle espérait dans ses rêves les plus fous :
7,4 milliards de dollars !
Curieuse philanthropie : les dons précédents ont été pour
la plupart réduits en poussières par les missiles de l’État hébreu
(destruction du port et de l’aéroport de Gaza fraîchement
reconstruits, entre autres), tandis que 10 % en moyenne des sommes
allouées ont été systématiquement détournées par des
ministres de l’Autorité palestinienne pour leur enrichissement
personnel.
Surtout, pour faire la quête, l’Autorité palestinienne avait rédigé
un dossier présentant toutes sortes de projets à financer :
bâtir une ville nouvelle entre Naplouse et Jénine, construire
des milliers de logements sociaux, établir un système de sécurité
sociale à l’occidentale, par exemple. Mais, même en cumulant
sur le papier les idées les moins réalisables, il n’était pas
parvenu à trouver comment dépenser plus de 5,6 milliards.
Alors comment interpréter cette pluie de dollars ? Il
s’agit surtout de soutenir l’Autorité palestinienne contre le
Hamas, au point qu’une partie des fonds sera officiellement
utilisée à verser des salaires aux fonctionnaires de Gaza qui
resteront chez eux et refuseront de servir le Hamas. Ainsi, la
Conférence internationale des donateurs pour l’État
palestinien se résume à une vaste entreprise de corruption.
Dans cet état d’esprit, David de Rothschild —dans le rôle du
protecteur de l’État d’Israël— était intervenu
personnellement auprès des donateurs pour les inciter à la générosité.
Et l’un de ses ex-associés, François Pérol, devenu secrétaire-général
adjoint de l’Élysée, veillait au grain. Reste à savoir
comment des États ont pu être convaincus de verser de fortes
sommes pour engraisser les Collaborateurs de l’occupation israélienne
sans que cela satisfasse leurs intérêts nationaux.
Mais à peine les flashs des
photographes avaient cessé de crépiter à Paris que Tsahal
assassinait à Gaza le chef des brigades d’al-Qods (la branche
armée du Jihad islamique en Palestine) et son adjoint. Une manière
cruelle d’exprimer que, vu de Tel-Aviv, le « processus de
paix » n’est qu’une manière de gagner du temps.
Jérusalem
En sept ans de mandat présidentiel,
George W. Bush ne s’était jamais rendu en Israël. Son grand-père
avait été un collaborateur des nazis, son père avait été
ferme avec l’État hébreu et avait durement payé d’avoir
organisé la conférence de Madrid, tandis que lui-même était
devenu la figure de proue des sionistes chrétiens. Sa lettre de
2004 reconnaissant les annexions de territoire par Israël [9]
est considérée par le Congrés juif mondial comme plus
importante que la Déclaration Balfour de 1917
annonçant la création du « foyer national juif ».
Dans la presse internationale, la
visite de George W. Bush en Israël (9 au 11 janvier 2008) a été
annoncée comme un investissement personnel du président des États-Unis
pour faire aboutir le « processus d’Annapolis »
avant de quitter la Maison-Blanche et pour entrer dans
l’Histoire comme le père de l’État palestinien. C’est
recopier sans réfléchir les notes des attachés de
communication. D’ailleurs la même presse internationale a
rapporté le voyage avec une tonalité différente. Elle évoqua
aussi le désarroi de Tel-Aviv face au changement brutal de la
politique iranienne de Washington et les mièvreries du tourisme
religieux dans la basilique de la Navité ou au lac de Tibériade.
En fait, George W. Bush était venu à la fois soutenir ses hôtes
et leur demander de l’aide.
Le 10 janvier 2008, le président
des États-Unis déclarait à l’hôtel King David de Jérusalem :
« l’occupation qui a commencé en 1967 doit s’achever.
L’accord [de paix] doit établir la Palestine comme patrie du
peuple palestinien, de même qu’Israël est la terre du peuple
juif » [10].
Il apportait ainsi son soutien à un système d’apartheid dans
lequel l’État palestinien ne serait qu’un bantoustan, et il réduisait
à néant tout espoir de paix globale au Proche-Orient.
Dans la foulée, il a évoqué la
nécessité d’un mecanisme d’indemnisation pour les réfugiés
palestiniens qui seraient privés de leurs droits. C’est une idée
qui fait son chemin depuis quelques années et a déjà donné
lieu à de savants calculs par un groupe d’universitaires israélo-palestino-européens
se réunissant à l’université d’Aix-en-Provence. Avec une étonnante
candeur, ce Groupe d’Aix a imaginé de créer une Agence
internationale dotée de fonds astronomiques pour racheter le
droit au retour —pourtant inaliénable selon les traités
internationaux— des 9 millions de Palestiniens.
George W. Bush poursuivait en
versant des larmes indécentes au mémorial Yad Vashem et en
exprimant ses regrets que l’US Air Force n’ait pas stoppé en
son temps « la solution finale de la question juive »
en bombardant Auschwitz. L’émotion qu’il manifestait devant
les caméras de télévision ne l’a pas pour autant conduit à
restituer aux familles des victimes les 1,5 millions de dollars de
la Consolidated Silesian Steel Company dont il a hérité au début
des années 80 [11].
Cet héritage (qu’il avait accepté alors que son père
l’avait refusé) provenait du travail forcé des détenus
d’Auschwitz II-Birkenau. Mais ses hôtes, trop heureux de ses déclarations,
ne lui firent pas griefs de cette hypocrisie.
Prenant la parole quelques jours
plus tard lors d’un meeting à Gaza, Ismael Haniyeh, Premier
ministre du gouvernement non-reconnu du Hamas, déclara :
« Nous rejetons la vision de Bush d’un État croupion
(…) Nous rejetons son déni au droit au retour des réfugiés,
sa position sur Jérusalem. Nous n’acceptons pas que les 11 000
prisonniers restent en prison et que des colonies puissent être
maintenues en territoire palestinien ».
Qu’attendait le président des
États-Unis en retour de son grand show ? Qu’Israël prenne
une initiative qui renforce le pouvoir du clan Bush-Cheney à
Washington et place la mouvance Baker-Hamilton dans une situation
où elle ne puisse plus faire obstruction. Des réunions ont eu
lieu avec les responsables des services de sécurité dont pour le
moment rien n’a filtré.
À Washington, comme dans de
nombreuses chancelleries, on se demande avec inquiètude quelle
sera la surprise.
Thierry
Meyssan
Journaliste et écrivain, président du Réseau
Voltaire
[1]
« Washington
décrète un an de trêve globale », par Thierry
Meyssan, Réseau Voltaire, 3 décembre 2007.
[2]
« Pourquoi
McConnell a-t-il publié le rapport sur l’Iran ? »,
Horizons et débats, 17 décembre 2007.
[3]
« Iran :
intentions et possibilités nucléaires », extraits du
NIE, Horizons et débats, 17 décembre 2007.
[4]
« Discours
de George W. Bush à l’ouverture de la conférence d’Annapolis
sur le Proche-Orient », Réseau Voltaire,
27 novembre 2007.
[5]
Sur Israël et le modèle de l’apartheid, voir L’Effroyable
imposture 2, par Thierry Meyssan, Jean-Paul Bertrand éd.,
2007.
[6]
Le général Jones est aussi en charge de la campagne visant à
obtenir par la propagande ce que les États-Unis ne sont pas
parvenus à obtenir par la force : la limitation volontaire
par les autres États de leurs dépenses en pétrole au nom de la
lutte contre le réchauffement climatique.
[7]
« Un
échec, à Annapolis, aurait des conséquences désastreuses »,
17 décembre 2007.
[8]
« L’Institut
Aspen élève les requins du business », Réseau
Voltaire, 2 septembre 2004.
[9]
« Lettre
de George W. Bush à Ariel Sharon », Réseau
Voltaire, 14 avril 2004.
[10]
« Déclaration
de George W. Bush affirmant qu’Israël est la terre du peuple
juif », Réseau Voltaire, 10 janvier
2008.
[11]
« Les
Bush et Auschwitz, une longue histoire », Réseau
Voltaire, 3 juin 2003.
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