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Tariq Ramadan.com

Un univers de complexité
Tariq Ramadan

Lundi 23 avril 2007

On n’a jamais autant parlé de l’islam et des musulmans. Jamais les médias et les journalistes n’ont couvert et présenté « le monde musulman » ou « les musulmans en Occident » avec autant de reportages, d’interviews et autres comptes-rendus. Jamais pourtant la connaissance de l’islam, des musulmans et des situations géographiques, politiques et géostratégiques n’a paru autant superficielle, partielle et souvent confuse dans le grand public et souvent d’ailleurs parmi les journalistes eux-mêmes et jusqu’à dans les cercles universitaires. La confusion est générale et la suspicion domine. Les termes sont rarement définis, les nuances souvent peu élaborées et les champs d’investigation quasiment jamais circonscrits. Trop souvent, certains intellectuels ou journalistes introduisent une recherche ou une émission de télévision ou de radio en affirmant qu’ils différencieront clairement les radicaux des conservateurs ou des musulmans dans leur ensemble et l’on finit par s’apercevoir au fil desdites recherches ou émissions que rien n’est clair ni clarifié et que la confusion régnante ne peut que produire la suspicion et la peur.

Il faut commencer par dire que le monde de l’islam est aussi complexe que les univers bouddhiste, juif, chrétien du point de vue des tendances et des courants spirituels et religieux. Il importe donc de ne pas commencer par catégoriser les musulmans sur le mode trop connu des époques coloniales : il existerait les « bons » et les « mauvais » musulmans ; les « modérés » et les « fondamentalistes ». Les premiers seraient ceux qui partagent « nos » valeurs et tous les autres seraient dangereux ou « potentiellement » dangereux. Cette catégorisation, avec quelques sophistications légères, est pourtant la plus répandue chez un nombre incalculable de politiciens, d’intellectuels et de journalistes. Elle est scientifiquement fausse, intellectuellement superficielle et politiquement tout à fait dangereuse : elle est l’objet d’une projection tantôt basée sur l’ignorance (ce qui est grave) ou sur la construction idéologique du nouvel ennemi islamique (qui est plus grave encore).

Il faut exiger des intellectuels et des journalistes qu’ils fassent un réel effort de décentrage par rapport à leur propre univers de référence et qu’ils appréhendent les dynamiques islamiques à partir de leurs propres terminologies, catégories et intelligences. Il s’agit, au moment même d’entrer dans un autre univers de référence, de savoir distinguer ce qui fait l’unité de cet univers et ce qui explique et organise sa diversité. Sur le plan général, il existe « un » seul islam qui se définit par l’unité du credo (al-‘aqîda) des six piliers de la foi et de l’unité de la pratique (al-‘ibadât) des cinq piliers de l’islam. Dans toutes les traditions, sunnites comme chiites, cette unité est reconnue et est basée sur la reconnaissance commune des deux corps de textes fondateurs (le Coran et la Sunna). Même s’il peut exister des désaccords sur l’authenticité de tel ou tel texte, la reconnaissance des sources scripturaires de références et de l’unité de la foi et de la pratique impose la reconnaissance d’une référence unitaire de l’islam. A ce niveau l’islam est un et les musulmans du monde se reconnaissent dans cet ordre supérieur de leur unité.

Il existe néanmoins un premier niveau de diversité qui est aussi ancien que l’âge de l’islam lui-même. Dès l’origine, notamment entre deux compagnons comme Abd Allah ibn Umar et Abd Allah ibn Mas’ûd, il a existé des différences de lectures et d’interprétations des textes. Très vite on a vu apparaître - et la réalité demeure jusqu’à nos jours - des lectures littéralistes, traditionalistes, réformistes, rationalistes, mystiques ou strictement politiques des sources scripturaires. Ainsi, non seulement l’histoire de l’islam va voir la naissance de plus de dix-huit écoles de droit (et près d’une trentaine en comptant la tradition chiite) mais des tendances vont apparaître quant au mode de lecture des textes. Des courants de pensées vont se développer au cours des siècles pour donner la prééminence au courant tantôt littéraliste tantôt traditionaliste tantôt soufi tantôt réformiste, etc. Des confrontations intellectuelles et parfois politiques ont accompagné et façonné la coexistence de ces différentes tendances. Nous sommes loin, on le voit, de la catégorisation binaire des « bons » et des « mauvais » musulmans et il faut noter par ailleurs que le positionnement religieux ne dit encore rien sur la posture politique : ainsi un rationaliste ou un libéral sur le plan religieux ne correspondant pas forcément à un démocrate sur le plan politique, de même qu’un conservateur n’est pas par définition un partisan de la dictature. Les journalistes occidentaux ont souvent été trompés - et ont par conséquent trompé leur public - en opérant des réductions de cet ordre (qu’on ne se permettrait d’ailleurs jamais dans les univers de référence juif ou chrétien car on connaît mieux les nuances des positionnements politiques).

A ce premier ordre de diversité, il faut encore ajouter la multiplicité des cultures qui habillent aujourd’hui les appartenances à l’islam. Avec le socle commun fondé sur le même credo et les mêmes pratiques, les musulmans du monde s’inscrivent naturellement dans des environnements culturels multiples et très différents. De l’Afrique occidentale à l’Afrique du Nord, de l’Asie aux Etats-Unis ou à l’Europe, il existe une diversité de cultures qui, en permettant aux individus de respecter les principes de l’islam, leur offrent des modes de vie, des goûts, des expressions artistiques et des sensations qui appartiennent très spécifiquement à la culture en question. Les musulmans arabes, africains, asiatiques, américains ou européens partagent la même religion mais sont de cultures différentes et cela a une influence déterminante sur le façonnement de leurs identités, de leurs appartenances et de leurs visions de certains des enjeux contemporains.

Beaucoup d’observateurs n’auront aucune peine à reconnaître l’existence de ces premiers niveaux de diversité vis-à-vis de l’islam au sens large mais ils s’empresseront d’opérer une réduction d’un autre type, elle aussi malheureusement inopérante et dangereuse. D’un côté, ils placeront l’islam - avec toute la diversité dont nous avons parlé - et de l’autre « l’islamisme », objet de tous les rejets et de toutes les diabolisations. Guère plus sophistiquée que la première réduction dont nous parlions plus haut, celle-ci déplace la perspective mais s’établit sur le même mode de la binarité simpliste : il y a donc les « bons » - les musulmans - et tous les « méchants » - les islamistes-. La définition de « l’islamisme » est souvent vague et à géométrie variable selon les journalistes, les intellectuels et les études proposées. Tantôt il s’agit de « l’islam politique » au sens large, tantôt il s’agit des « salafistes » ou des « wahhabites », tantôt il est question de « l’islam radical » ou encore d’al-Qaïda. Les lignes de démarcation entre les différents courants ne sont que rarement précisées et tout porterait à croire que « l’islam politique » est un et dangereux et que les distinctions seraient soit, au mieux, insignifiantes soit, au pire, le fruit de la manipulation des acteurs islamistes qui aimeraient faire croire qu’il existe un « islamisme modéré » pour mieux tromper l’Occident.

Ces types d’analyses sont légion en Europe et les « experts » ou les journalistes ont multiplié les études et les reportages sur cet univers apparemment monolithique de « l’islam politique ». N’importe quelle recherche qui oserait de telles réductions dans l’univers de référence chrétien, juif ou bouddhiste serait pourtant immédiatement disqualifiée eu égard à la superficialité de l’approche et au caractère non scientifique des conclusions. En effet, serait-il possible de réduire l’engagement politique des chrétiens se référant au christianisme (le christianisme politique) à la seule tendance intégriste et fondamentaliste ? Or, il existe des théologiens de la libération qui se sont engagés en politique en se situant clairement à gauche de l’éventail politique et qui refusent la lecture dogmatique des sources scripturaires bibliques. Plus au centre, parfois sensiblement à droite, parfois sensiblement à gauche, on trouve les démocrates chrétiens qui s’engagent en politique au nom de leurs convictions chrétiennes. Qui pourrait justifier- en termes d’analyses référant aux sciences politiques - de mettre tous ces chrétiens dans la même catégorie du « christianisme politique intégriste », voire « radical » ? Ou d’affirmer que les plus « modérés » ne sont que les alliés objectifs et déguisés des « intégristes » ; que Léonardo Boff, le théologien de la libération, n’est que la face enjolivée de Mgr Marcel Lefebvre ? On sourirait de ces approches fantaisistes dans l’univers chrétien mais on semble s’en accommoder - encore une fois par ignorance ou par intérêt idéologique - quand il s’agit de « l’islam politique ».

Or l’étude de l’islamisme, de « l’islam politique », révèle des complexités aussi importantes que l’étude de l’islam dont nous parlions plus haut. Entre les positions des promoteurs réformistes de la libération politique par l’islam que furent al-Afghani et Abduh hier et les positionnements extrêmes des leaders d’al-Qaïda aujourd’hui, il existe des océans de différences dans l’ordre de la compréhension de l’islam et de l’engagement politique. Cela est aussi vrai sur une séquence d’étude historique que dans l’étude comparée des discours et des actions des mouvements contemporains s’engageant en politique au nom de l’islam. Impossible de réduire l’expérience turque avec Erdogan, ou les vingt années du pouvoir iranien, ou encore les quatre-vingt années d’actions des Frères Musulmans d’Egypte à la même lecture des sources et au même positionnement politique que celui du maître à penser d’al-Qaïda, Ayman az-Zawahri, qui n’hésite d’ailleurs pas à traiter ses prédécesseurs ou ses contemporains de traîtres à la cause, à l’intérieur même du champ de l’islam politique. Qu’on soit d’accord ou pas avec les thèses de ces mouvements, l’étude scientifique, et la compréhension sérieuse, des tendances de l’islam politique nécessitent une triple approche : une étude des positionnements théologiques et légaux des acteurs des mouvements en question (littéralistes, réformistes, soufis ou autres) ; une connaissance de la profondeur historique des phénomènes (de nombreux mouvements et/ou acteurs ont clairement changé au cours des années de leur engagement à l’instar d’Erdogan en Turquie ou de Ghannouschi en Tunisie) et enfin l’étude circonstanciée des réalités nationales qui opèrent sur l’évolution et le positionnement des mouvements islamistes. Cette triple approche est seule à même de nous donner une meilleure compréhension du phénomène de l’islam politique loin des réductions ignorantes ou de l’instrumentalisation idéologique de « ces islamistes qui nous menacent. » Il ne s’agit pas d’être d’accord avec des thèses politico-religieuses, il est question de s’imposer un rapport scientifique et objectif à l’objet d’étude.

Les intellectuels, le public et les journalistes n’ont parfois plus le temps... et c’est pourtant de temps, d’études, d’efforts et d’humilité intellectuelle dont nous avons besoin pour comprendre la réalité de l’islam et des musulmans aujourd’hui aussi bien que des diverses appartenances et revendications dans l’ordre de l’islam politique. Nos simplifications intellectuelles nous rassurent sur nos connaissances mais nous entraînent à avoir peur du monde. Se réconcilier avec la complexité du monde musulman aura paradoxalement l’effet inverse : au-delà de la diabolisation de l’autre dont les extrémistes occupent quotidiennement les médias, il existe une multitude de tendances, des millions et des millions de musulmans qui dans leur diversité religieuse et politique refusent la violence, veulent la démocratie et la liberté, et refusent l’extrémisme. Il faut que les uns et les autres nous fassions acte d’humilité, que nous appréhendions la complexité qui nécessite des études approfondies et la suspension des jugements trop hâtifs et forcément dangereux. La première marque de notre respect vis-à-vis d’autrui est de lui reconnaître la même complexité que la nôtre. La seconde consiste à lui reconnaître une soif identique de dignité humaine et de comprendre qu’il exige, comme nous, qu’elle soit respectée.



Source : Tariq Ramadan
http://www.tariqramadan.com/...


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